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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 2 juillet 2015

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Mémoires dans la durée : le cas des saisonniers en Suisse

Après le centenaire du génocide arménien du 24 avril dernier, après les 70 ans de la Libération en Italie le lendemain, après les commémorations du 8 mai, la question se pose encore et toujours de savoir comment les mémoires sont appelées à évoluer et, si possible lorsqu’elles charrient des souffrances mal reconnues, à perdurer sous l’effet de l’écoulement du temps.

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Après le centenaire du génocide arménien du 24 avril dernier, après les 70 ans de la Libération en Italie le lendemain, après les commémorations du 8 mai, la question se pose encore et toujours de savoir comment les mémoires sont appelées à évoluer et, si possible lorsqu’elles charrient des souffrances mal reconnues, à perdurer sous l’effet de l’écoulement du temps.

Le procès intenté fort tardivement à un nonagénaire compromis dans la criminalité nazie a aussi suscité des débats sur le sens de telles poursuites, non sans négliger quelque peu au passage celui de la notion d’imprescriptibilité qui est associée aux crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou crimes de génocide.

Les enjeux de mémoire qui s’observent dans la société présentent un caractère d’instabilité potentielle qui font courir le risque de deux écueils tout à fait contradictoires : d’une part, une occultation, ou une banalisation, de faits criminels et traumatiques du passé qui mène irrémédiablement à un déficit de reconnaissance que les victimes, ou leurs descendants, vivent et dénoncent comme un nouveau traumatisme ;  d’autre part, une sacralisation du narratif mémoriel amplifiée, et figée encore davantage, par une crispation identitaire.

C’est bien parce que ces deux écueils existent l’un et l’autre qu’il est vain de vouloir déprécier toute expression du mémoriel au profit d’une prétendue objectivité de la science historienne qui impliquerait de défendre envers et contre tout sa « liberté », comme si elle se déployait hors-sol [1]. L’analyse critique des usages publics du passé n’empêche pas, bien au contraire, de défendre une histoire attentive à tous les acteurs, une histoire plurielle, croisée, sensible à la complexité des situations et des expériences. Aussi est-il préférable, au lieu de les opposer, de mettre en valeur les interactions entre histoire et mémoires ;  de faire en sorte que les mémoires demeurent toujours suffisamment nourries par les méthodes de recherche de l’histoire, par leurs mises à distance, voire par des postures de dialogue autour de points de vue contradictoires.     

Le travail de mémoire est notamment rendu nécessaire lorsque des aspects précis du passé, défavorables à l’image positive qu’une société ou qu’un pouvoir dominant voudraient donner d’eux-mêmes, des pages noires dont l’occultation est par ailleurs mal vécue par ceux qui en ont souffert, ne trouvent pas la place qui serait pertinente dans la conscience collective et la transmission du passé au cœur de l’espace social. Or, loin de toute forme de dénigrement de soi, la prise en compte de l’existence de ces pages noires permet alors de dépasser les effets de rancœur et les sentiments d’exclusion entraînés par les occultations mémorielles. Elle constitue ainsi un facteur démocratique d’ouverture à toutes les composantes de la société, à sa pluralité, à sa complexité.

Le cas des travailleurs saisonniers en Suisse

En Suisse, l’une de ces pages noires occultées concerne paradoxalement une période qui a été marquée par un important développement économique et l’accès à une forme de prospérité, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et dans la seconde moitié du XXe siècle. En effet, l’organisation d’une importante immigration en limitant cyniquement ses coûts pour le pays recruteur a non seulement été fondamentale pour rendre possible cette modernisation du pays, mais elle a été caractérisée par un statut inique, le statut de saisonnier, porteur de discriminations, d’une grande précarité et du principe de la séparation forcée d’avec les siens en dehors de toute possibilité de regroupement familial. Ce statut, qui contraignait les migrants à assumer des saisons de neuf mois par année en Suisse, a aussi fini par créer de la clandestinité, avec des « enfants du placard » [2] cachés à la maison parce que privés de statut légal [3].

"Le scandale, pour les émigrés, dit l'un de leurs représentants, ce n’est pas Schwarzenbach [4], c’est le statut d’ouvrier saisonnier, et la condition qui nous est réservée en général, en Suisse comme en France, que l’on soit saisonnier ou non.

La tranquillité avec laquelle ils peuvent nous renvoyer dans notre pays.

La possibilité d’organiser une économie avec nous et une vie civile sans nous." [5]

Loin de ces réalités sociales, cette année 2015 est marquée en Suisse par un foisonnement de commémorations historiques éminemment idéologiques et conservatrices (1315, la bataille de Morgarten, pour insister sur la mythologie nationale relative à une prétendue fondation médiévale et héroïque du pays ; 1515, la bataille de Marignan, pour faire croire qu’elle aurait débouché sur le principe de la neutralité des Suisses ; 1815, pour exalter, du point de vue des élites, le soulagement post-révolutionnaire et la douce tranquillité de la Restauration pour une Confédération désormais établie sur le territoire du futur État moderne de 1848). Pourtant, nul ne peut comprendre ce pays et ce qu’il est devenu aujourd’hui sans intégrer à son histoire et à ses mémoires une tragédie qui doit aussi être commémorée cette année, celle du barrage de Mattmark, en Valais, qui a vu 88 travailleurs, dont 56 Italiens, être ensevelis le 30 août 1965 par l’effondrement d’un glacier sur le chantier de l’ouvrage en question [6]. Ce drame oublié, qui tient en deux petites lignes, et même avec une erreur de date, dans l’imposant Dictionnaire historique de la Suisse dont la publication vient tout juste de s’achever [7], constitue ainsi tout un symbole des processus d’occultation mémorielle qui prévalent en Suisse (même si l’on peut espérer que la commémoration qui s’annonce, quel que soit son écho, permettra au moins un éphémère rappel des faits au sein de la population).

Une motion pour faire connaître et reconnaître le drame des saisonniers. Mais dans quelle durée ?

En Ville de Genève, le Conseil municipal a récemment adopté une motion socialiste intitulée « Parce qu’ils ont construit la Suisse et Genève : rendons hommage aux saisonniers » qui avait été déposée en 2009 (sic) [8]. Elle affirme que « nous avons un devoir de mémoire, de reconnaissance et de considération pour ces travailleuses et travailleurs italiens, espagnols, portugais, ex-yougoslaves et d’autres nationalités qui ont œuvré à construire la richesse de notre canton et de notre cité » ; et elle invite par conséquent les autorités exécutives à « organiser, en collaboration avec les associations communautaires de ces pays et le Canton, une exposition publique sur cette thématique » et « à rendre hommage à tous ces hommes et femmes au travers d’une œuvre d’art qui sera posée en un lieu public et qui permettra de rappeler aux générations futures cette partie de notre histoire ».

L’intention est ici parfaitement louable et il y a lieu de se réjouir que de telles initiatives émanent du monde politique genevois. Toutefois, il n’est pas sûr que les deux mesures envisagées, une exposition publique temporaire, c’est-à-dire éphémère, et la pose d’une œuvre d’art en guise d’hommage, puissent suffire à un vrai travail d'histoire et de mémoires inscrit dans la durée. Certes, les œuvres monumentales donnent un signe clair d’une volonté de rendre hommage et de ne pas laisser occulter. Mais leur impact n’est de loin pas garanti, leur existence même pouvant être oubliée, ou réduite à des usages publics inscrits dans le présent et ses nécessités immédiates. Les actuels deux monuments genevois relatifs à la fusillade du 9 novembre 1932 (quand l’armée suisse tira dans une manifestation antifasciste faisant 13 morts et 65 blessés) et aux engagés volontaires de Genève en Espagne (Brigades internationales) pour combattre le putsch franquiste sont sans doute importants par la reconnaissance qu’ils permettent. Mais il faut bien admettre aussi qu’ils ne font vraiment avancer ni la connaissance du passé, ni sa transmission auxdites générations futures. L’idée d’une exposition est sans doute pertinente, mais il faudrait alors penser sérieusement à prévoir des traces ultérieures substantielles qui puissent être utilisées en tout temps, notamment par les enseignants. Cela dit, en réalité, sur ce thème comme sur celui des réfugiés admis ou refoulés à la frontière genevoise pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est avant tout un centre d’interprétation historique et mémoriel qui devrait être envisagé. Un lieu qui soit aussi susceptible de susciter des rencontres avec des témoins, d’accueillir des conférences et des expositions, de proposer des activités culturelles en lien direct avec ces enjeux d’intelligibilité du passé. La mémoire, en effet, se conjugue mal avec l’éphémère. Pour être durable, elle a régulièrement besoin d’histoire. Les monuments mémoriels, pour ce qui les concerne, ont besoin d’être expliqués, interrogés. Et les expositions éphémères sont vite oubliées.

Préserver, entretenir la mémoire du statut de saisonnier, c’est aussi d’une certaine manière parler de l’après-guerre, du projet européen et de ses difficultés actuelles, de l’affirmation des droits humains contrecarrée par celle des pouvoirs financiers globalisés. C’est en fin de compte promouvoir un travail d’histoire sur la période la plus contemporaine pour mieux comprendre le temps présent. C’est un projet qui mérite sans doute bien plus qu’une exposition et un monument. C'est un projet qui nécessite une volonté politique.

Car rien n’indique, au regard des droits humains et de ce qui les menace, dans le monde tel qu’il est, dans la société helvétique et genevois telle qu’elle est, que nous pourrions nous en passer.

Charles Heimberg (Genève)


[1] Une critique qui peut être adressée à l’appel Liberté pour l’histoire, lancé en 2005, puis en 2008, à l’initiative notamment de Pierre Nora : http://www.lph-asso.fr/.

[2] Tel est le titre d’un reportage de la Télévision suisse romande réalisé en 2009 par Raphaël Engel : http://www.rts.ch/emissions/temps-present/immigration/1255199-les-enfants-du-placard.html.

[3] Charles Heimberg, « L’histoire oubliée de ces enfants de saisonniers cachés à la maison », Terra cognita, Revue suisse de l’intégration et de la migration, Berne, Commission fédérale de la migration, n° 16, 2010, http://www.terra-cognita.ch/fileadmin/user_upload/terracognita/documents/terra_cognita_16.pdf, pp. 58-61.

[4] James Schwarzenbach (1911-1994), homme politique suisse de l’extrême-droite xénophobe à l’origine notamment de deux initiatives contre une prétendue surpopulation étrangère qui échoueront l’une et l’autre en 1970 et 1974.

[5] Citation de Leonardo Zanier, président honoraire de la FCLIS (Fédération des Colonies libres italiennes en Suisse), tirée de la 4e de couverture de l’ouvrage de Toni Ricciardi, Associazionismo ed emigrazione. Storia delle colonie libere e degli italiani in Svizzera, Rome, Laterza, 2013.

[6] Voir Toni Ricciardi, Morire a Mattmark. L’ultima tragedia dell’emigrazione italiana, Rome, Donzelli, 2015. Des études du même auteur, et de Sandro Cattacin, en français et allemand, doivent encore être publiées cette année. 

[7] Voir http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F8388.php.

[8] Voir https://www.ville-geneve.ch/conseil-municipal/objets-interventions/detail-rapport-reponse/rapport-reponse-cm/891-167e/.

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