La version 2015 de la fête nationale suisse du 1er Août n’a pas dérogé à la tradition. Il s’agit ici d’une tradition inventée de toutes pièces au XIXe siècle, tournée vers un passé idéalisé et dont les valeurs fondamentales sont le repli sur soi et le refus de l’étranger. C’est pourquoi cette fête nationale est à côté de la plaque.
Certes, il n’y a plus d’historiens sérieux pour soutenir l’exactitude du récit fondateur d’une Suisse qui serait née en 1291 sur la base d’un pacte médiéval, parmi d’autres, entre trois vallées alpines, et dont même la datation exacte prête à discussion.
Toutefois, le discours dominant consiste à affirmer que les récits nationaux et les mythes identitaires, ce que l’historien Jocelyn Létourneau appelle très joliment les « mythistoires », seraient nécessaires à tous les pays et utiles à toutes les identités. Sauf que cette affirmation générale, et un peu rapide, fait l’impasse sur toute réflexion, à développer de cas en cas, quant à la question de savoir à quoi servent ces récits et ces mythes et quelles valeurs ils promeuvent exactement. Il est en effet difficile de mettre sur le même plan toutes les fêtes nationales et toutes les commémorations. Par exemple, le 14 Juillet français et la Bastille, le 25 Avril et le 2 juin italiens de la Libération et de la fin de la monarchie, ce n’est pas tout à fait la même chose que le 4 Novembre italien à la gloire du militarisme et de la guerre (à l’image d’un communiqué de 1918 apposé un peu partout en Italie, voir ici, pp. 14-19) ou la fête de l’Hispanité impérialo-identitaire du 12 Octobre.
Les usages publics du passé et les pratiques commémoratives dans l’espace helvétique privilégient depuis belle lurette la notion d’indépendance plutôt que celle de démocratie. Comme c’est aussi le cas aux États-Unis. Des pratiques mémorielles cantonales comme la fête de la Restauration le 31 Décembre à Genève vont exactement dans le même sens. C’est assez déplorable dans un monde où les droits humains et démocratiques ne sont pas d’une grande solidité, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ce n’est vraiment pas nouveau tant cette tradition inventée est installée dans la durée et une forme d’immuabilité.
Ce qui est nouveau par contre en 2015, c’est le fait qu’une initiative populaire fédérale du parti d’extrême-droite UDC, le premier parti du pays, a été lancée et pourrait aboutir à un vote. Or, ce texte, intitulé Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination) (voir ici), est extrêmement dangereux. Reprenant à la lettre les termes ultraconservateurs du pacte mythique prétendument daté de 1291 et inscrit au cœur des commémorations du 1er Août, il stipule notamment et surtout que « La Constitution fédérale est la source suprême du droit de la Confédération suisse » et que « La Confédération et les cantons respectent le droit international. La Constitution fédérale est placée au-dessus du droit international et prime sur celui-ci, sous réserve des règles impératives du droit international. »
Le succès de cette intiative et sa mise en œuvre pourraient donc avoir pour conséquence que la Suisse doive renoncer à sa reconnaissance du droit européen et international, dont notamment la Convention européenne des droits de l’homme, afin de laisser l’UDC obtenir la pleine application de ses innombrables initiatives démagogiques, xénophobes, sécuritaires et irrespectueuses du droit international (à propos des enjeux liés à la reconnaissance et au respect de la CEDH par la Suisse, voir ici une récente brochure du Centre suisse de compétence pour les droits humains et de la Haute École pédagogique de Lucerne).
Dès lors, même si la grande banalité des discours de ce Premier Août 2015 n’a rien de nouveau, ni d’étonnant (voir par exemple ici pour les conseillers fédéraux cette année et ici pour les présidentes et présidents de la Confédération ces dernières années), même s’il n’est pas inattendu que chaque personnalité politique utilise ce contexte commémoratif pour défendre ses idées immédiates dans le présent, les pressions constantes de l’UDC et le danger que représente l’initiative susmentionnée mènent à un constat évident : cette fête nationale relève d’une logique conservatrice de repli sur soi, et par rapport aux enjeux du présent, relatifs aux droits humains à une échelle globale, elle est à côté de la plaque.
Charles Heimberg (Genève)