En Suisse, alors que des promoteurs d’identité s’efforcent dans l’indifférence générale de produire un nouvel hymne national, une majorité de députés genevois de droite et d’extrême droite veulent imposer à tous les élèves de l’école primaire l’apprentissage de l’hymne actuel, le Cantique suisse, dont le texte suranné n’est vraiment pas digne d’une société laïque du XXIe siècle.
La Société suisse d’utilité publique, gardienne du conservatisme helvétique, a récemment lancé un concours pour le choix d’un nouvel hymne national tellement l’actuel paraissait en effet poussiéreux et peu adapté. Six propositions sont actuellement en consultation, soumises au choix de celles et ceux que cela intéresse (voir ici). La moitié de ces projets prévoient le même air et tous ont dû être inscrits dans l’esprit du préambule de la nouvelle Constitution fédérale suisse de 1999 dont la teneur est la suivante : « Au nom de Dieu Tout-Puissant ! / Le peuple et les cantons suisses, / Conscients de leur responsabilité envers la Création, / Résolus à renouveler leur alliance pour renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde, / Déterminés à vivre leurs diversités dans le respect de l’autre et l’équité, / Conscients des acquis communs et de leur devoir d’assumer leurs responsabilités envers les générations actuelles et futures, / Sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres… » Ainsi, il n’y a pas lieu de s’étonner de retrouver quelques références à Dieu dans certaines de ces propositions. Comme il pouvait être attendu d’y lire des allusions à un souci d’harmonie entre les différentes composantes du pays. En revanche, dans ces projets peu novateurs, il n’est pas vraiment question de « démocratie », de « solidarité » ou « d’ouverture au monde », et encore moins de droits humains. Dès lors, la question se pose de savoir si ce n’est pas d’abord la nature même du genre « hymne national » qui produit tant de conservatisme, et rapidement tant de poussière.
Le Cantique suisse, l’actuel hymne national adopté comme tel en 1981 seulement, a été composé au milieu du XIXe siècle, avant même la création de la Suisse moderne en 1848. Son texte (que l’on trouve ici) se présente comme particulièrement religieux et tourné vers le passé. Ses quatre strophes se terminent par les mises en rimes des termes « pieux » et « cieux » et comprennent sept fois le mot « Dieu », qui est même une fois le « Dieu fort ». Et la quatrième de ces strophes constitue une véritable apothéose : « Des grands monts vient le secours / Suisse, espère en Dieu toujours ! / Garde la foi des aïeux, Vis comme eux ! / Sur l'autel de la patrie / Mets tes biens, ton coeur, ta vie ! / C'est le trésor précieux / C'est le trésor précieux / Que Dieu bénira des cieux, / Que Dieu bénira du haut des cieux. »
« Garde la foi des aïeux, Vis comme eux ! » Cette seule formule suffit largement pour remettre en question un tel texte et en rejeter tout usage contemporain. Comment pourrait-elle en effet avoir la moindre justification dans des sociétés multiculturelles comme les sociétés européennes du XXIe siècle ? Une telle expression d’un renfermement sur soi rappelle la pertinence de ce qu’écrivait le grand historien Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, son texte publié à titre posthume après sa disparition en 1944 comme martyr de la Résistance : « Le proverbe arabe l’a dit avant nous :‘‘Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères.’’ Faute d’avoir médité cette sagesse orientale, l’étude du passé s’est parfois discréditée » (Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, p. 873). On n’en dira pas moins des idéologies identitaires du présent.
Dès lors, il est particulièrement préoccupant qu’une majorité du Grand Conseil genevois, fruit d’une alliance tout aussi préoccupante entre un parti de la droite traditionnelle (libérale-radicale) et deux formations d’extrême-droite rongées par des obsessions identitaires (celles des Suisses contre tous les autres pour la mal-nommée Union démocratique du centre, celles des Genevois contre les travailleurs frontaliers pour le Mouvement citoyen genevois), ait fait passer une motion, déposée par l’Union démocratique du centre, demandant de faire apprendre le Cantique suisse aux élèves. En 2009, le même scénario s’était présenté, à l’initiative cette fois du Mouvement citoyen genevois, et l’écrasante majorité du Grand Conseil, gauche et droite traditionnelle confondues, avait fort justement balayé cette proposition loufoque (voir ici). Or, six ans plus tard, cette même proposition a été relancée, cette fois par ladite Union démocratique du centre, au nom d’arguments spécieux qui confondaient notamment l’intégration des étrangers et leur assimilation (« À Genève tout particulièrement, où le pourcentage d’élèves issus de l’immigration est élevé, l’apprentissage de l’hymne national faciliterait leur intégration en développant le sentiment d’appartenance à une communauté nationale. », dixit les auteurs de la motion). Et à la suite d’un débat particulièrement déconcertant (les 30 premières minutes ici), c’est une option anachronique et déplorable qui a été prise.
Des manifestations de crispation autour de l’hymne national s’observent bien sûr aussi ailleurs, un peu partout en Europe, dans un air du temps inquiétant qui, pour Jean-Claude Kaufmann, fait précisément de l’identité une bombe à retardement. Qu’il s’agisse d’hymnes conservateurs, nationalistes ou républicains, leurs usages sont régulièrement empêtrés dans une logique dénoncée par Jacques Rancière qui souligne combien même « les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris ». En outre, dans la plupart des cas, les textes de ces hymnes sont loin de promouvoir la paix et l’ouverture aux autres.
À côté de tous ces hymnes sanguinaires, identitaires et conservateurs, il y a une chanson qui évoque simplement l’image d’un partisan ayant sacrifié sa vie pour la liberté des autres, un partisan engagé pour des valeurs universelles et dont la tombe fleurie incite au souvenir. Cette chanson de résistance, cette chanson de la Résistance, c’est Bella Ciao, qui se conclut par une fleur qui est la fleur du partisan mort pour la liberté. Une chanson qui, elle, n’a rien perdu de son sens au fil du temps écoulé. Une chanson qui paraît d’autant plus actuelle face à ce que le même Jacques Rancière désigne comme « la droitisation galopante des élites gouvernementales et de la classe intellectuelle ».
Bella Ciao (Banda Roncati, Marzabotto)
Bella Ciao (Giorgio Gaber)
Bella Ciao (Gianmaria Testa)
Bella Ciao (Manu Chao, en espagnol)
Bella Ciao (Giovanni Mirabassi, au piano)
Una mattina mi sono alzato,
O bella ciao, bella ciao,
Bella ciao, ciao, ciao,
Una mattina mi sono alzato,
E ho trovato l'invasor.
O partigiano portami via,
O bella ciao, bella ciao,
Bella ciao, ciao, ciao,
O partigiano portami via,
Qui mi sento di morir.
E so io muoio da partigiano,
O bella ciao, bella ciao,
Bella ciao, ciao, ciao,
E so io muoio da partigiano,
Tu mi devi seppellir.
Mi seppellirai lassù in montagna
O bella ciao, bella ciao,
Bella ciao, ciao, ciao,
Mi seppellirai lassù in montagna
Sotto l'ombra di un bel fior.
E le genti che passeranno
O bella ciao, bella ciao,
Bella ciao, ciao, ciao,
E le genti che passeranno
Mi diranno "che bel fior".
E questo è il fiore del partigiano
O bella ciao, bella ciao,
Bella ciao, ciao, ciao,
E questo è il fiore del partigiano
Morto per la liberta.
Charles Heimberg (Genève)