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Billet de blog 6 septembre 2024

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Faux chiffres et vraies fraudes sapent les droits politiques en Suisse

Un scandale a secoué la vie politique suisse avec une erreur colossale sur des chiffres officiels justifiant le prétendu déficit de l’AVS, premier pilier des pensions, et la « nécessité » d'élever l'âge de la retraite des femmes. Un autre scandale concerne des fraudes importantes dans la récolte de signatures par des officines privées pour obtenir le vote d'un référendum ou d'une initiative.

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La crédibilité du système politique suisse est sérieusement secouée. Un premier scandale a éclaté avec la révélation d'une erreur colossale dans les chiffres prévisionnels fournis par l'administration, l'Office fédéral des Assurances sociales (OFAS), et fortement utilisés dans une campagne de vote de 2022 pour faire voter les électrices et électeurs en faveur d'une réforme du premier pilier du système de retraite, l'Assurance-Vieillesse et Survivants (AVS), comprenant une hausse de l'âge de la retraite des femmes de 64 à 65 ans. Nul ne sait dans quelle mesure cette manipulation a été décisive pour faire passer cette régression sociale, mais elle est passée de justesse (50,6%).

Un autre scandale vient d'éclater avec cette fois la révélation de fausses signatures fournies par des officines privées pour faire valider des demandes de référendum ou des initiatives, ces deux piliers des droits politiques en Suisse. Ainsi, il s'avère que chacun peut être sollicité dans la rue pour une signature par quelqu'un qui va mentir sur la vraie nature de la demande dont il s'agit; que chacun peut aussi être victime d'une fausse signature déclarée à son insu pour tel référendum ou telle initiative qu'il ou elle désapprouve profondément.

De faux chiffres pour faire peur et infléchir

Pour le premier scandale, il vaut mieux être bien calé sur sa chaise avant de lire l'introduction du communiqué officiel faussement rassurant du gouvernement suisse:

Berne, 06.08.2024 - Lors d’un contrôle des perspectives financières de l’AVS, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a constaté que la projection des dépenses à long terme de l’AVS semblait anormalement élevée. Les causes de cette anomalie sont deux formules erronées dans un programme de calcul. En 2033, les dépenses liées à l’AVS devraient ainsi être d’environ 4 milliards de francs inférieures à ce qui avait été calculé (écart de 6 %). Le résultat de répartition négatif à partir de 2026, quant à lui, s’accentuera jusqu’en 2033 pour atteindre quelque 4 milliards de francs (au lieu de plus de 7 milliards, comme annoncé selon les précédentes projections). L’OFAS a immédiatement développé deux modèles alternatifs de calcul et chargé deux instituts de recherche de développer chacun son propre modèle autonome d’ici fin août. Leurs deux nouveaux modèles des instituts externes permettront de valider les nouvelles perspectives financières de l’OFAS et de les publier en septembre.

Et avant de lire plus loin cet aveu du bout des lèvres:

Jusqu’à présent, le programme de calcul des perspectives financières de l’AVS permettait d’établir des projections très détaillées, utilisées comme bases dans des décisions politiques. Avec les années, il s’est développé jusqu’à contenir 70 000 lignes de code de programmation. En raison de sa grande complexité, il faudra plusieurs mois pour le réviser et le rendre à nouveau opérationnel. Dans l’intervalle, les mesures adoptées par l’OFAS lui permettront de s’appuyer à nouveau sur de solides modèles de calcul des perspectives financières de l’AVS.

Le conseiller aux États (PS/VD) et président de l'Union syndicale suisse (USS) Pierre-Yves Maillard estime quant à lui qu'il y a des collaborateurs de l'OFAS "qui se font vraiment une habitude de surestimer les dépenses parce qu'ils espèrent ainsi peser sur le débat politique. Ce [qui] n'est pas acceptable".

Et, de fait, il faut bien constater qu'en matière d'assurances sociales, les projets récurrents de détricotage des droits des assuré·es actuels et à venir sont toujours mis en avant au nom de modèles statistiques prévisionnels qui annoncent des catastrophes à venir, alors que rien n'est jamais dit de l'état effectif des réserves accumulées par ces caisses.

Dans l'immédiat, une enquête est en cours. Quant à ce vote sur l'AVS de 2022, des recours ont été déposés par des socialistes et des écologistes. Et il faut vraiment espérer pour la crédibilité des droits démocratiques qu'il soit annulé. En effet, quel que soit le résultat d'une seconde consultation, comment défendre le principe de la participation à ces consultations si une telle bavure devait rester sans conséquence? En outre, il s'agit-là d'une question de première importance puisque les hommes ont majoritairement voté contre les femmes pour retarder l'âge de leur retraite [64% des hommes ont dit oui à AVS 21, contre à peine 38% des femmes], sans aucune compensation sérieuse par rapport aux inégalités qu'elles subissent, tout cela sous l'influence de cette menace à l'équilibre du système de l'AVS fondée sur ces chiffres erronés...

Une grande braderie de fausses signatures

En ce qui concerne le second scandale, il couvait depuis quelque temps, et les autorités fédérales avaient déjà repoussé des demandes d'interdiction de ces récoltes rémunérées de signatures. Malheureusement, en Suisse, tout ou presque est soumis à l'idéologie du marché, et tout ou presque peut être marchandisé. Comme l'a rappelé Le Courrier, et comme j'ai pu l'expérimenter personnellement dans mon quartier, "ces récoltes sont réalisées par des personnes précaires et exploitées. Elles sont payées à la signature et racontent souvent n’importe quelle faribole pour arracher un paraphe. Quitte à mentir, en prétendant vouloir défendre le contraire de ce que veut le texte. ­Le Courrier a évoqué ce biais à plusieurs reprises – un texte anti-avortement était présenté comme un texte étendant les droits des femmes, ou une initiative homophobe comme pro-gays."

L'affaire a toutefois pris des proportions inédites ces derniers jours (source: Swissinfo pour les deux premiers paragraphes, puis Tribune de Genève):

Une douzaine d’initiatives populaires pourraient avoir été soumises au vote grâce à des signatures falsifiées. La Chancellerie fédérale tient toutefois à rassurer, en indiquant qu’il n’y a pas assez d’indices pour dire que le peuple aurait voté sur un texte alors que le nombre de signatures n’aurait pas été suffisant. Mais peut-on se fier à cette tentative d’apaisement?

Une signature ou une identité sur trois sur les feuilles de collecte de paraphes s’avèrent être fausses lorsque la récolte est effectuée par des entreprises commerciales.

On sait depuis des années que certains comités n'obtiennent les 100'000 signatures nécessaires pour une initiative populaire qu'avec l'aide de ces organisations spécialisées dans la récolte de signatures contre rémunération. Aujourd'hui, il existe dans toute la Suisse au moins une dizaine de petites entreprises actives dans ce secteur. Plusieurs d’entre elles ont leur siège dans le canton de Vaud et à Genève.

Quelles sont les initiatives concernées et par quels milieux sont-elles portées? Difficile de le savoir, tant le manque de transparence prévaut au niveau fédéral, mais "le Canton de Vaud fournit une liste de la dizaine d'initiatives populaires pour lesquelles il a constaté le plus grand nombre de signatures falsifiées" (source: Tribune de Genève):

Dans le camp de la droite conservatrice, les initiatives suivantes sont concernées:

- L'initiative pronucléaire «Stop au blackout»

- L'initiative de l'UDC sur la neutralité

- L'initiative de l'UDC «Pas de Suisse à 10 millions!»

- L'initiative populaire pour la sécurité alimentaire

- Deux initiatives antiavortement (qui ont échoué au stade de la collecte)

Dans le camp écologiste, les projets d'initiative suivants sont concernés:

- L'initiative contre l'élevage intensif

- L'initiative «Oui à l’interdiction d’importer des produits à base de fourrure fabriqués dans des conditions de cruauté envers les animaux»

- L'initiative «Oui à l’interdiction d’importer du foie gras»

- L'initiative «Oui à l'interdiction de l'expérimentation animale»

À cela s'ajoutent deux initiatives qui ne sont pas clairement situées politiquement:

- L'initiative d'Adrian Gasser, qui voulait désigner les juges fédéraux par tirage au sort

- L'initiative de Service Citoyen.

L'une des principales initiatives pointées du doigt concerne les nucléaristes qui voudraient relancer l'énergie atomique. En outre, beaucoup de ces initiatives émanent de la mouvance de l'extrême droite UDC et de sa pression constante sur les institutions autour de ses thèmes privilégiés: racisme, xénophobie, isolationnisme, négation des droits des femmes, etc. .... Par ailleurs, pour les autres initiatives citées, il ne s'agit pas tant du camp écologiste en tant que tel, mais plutôt de celui de certains milieux animalistes; avec aussi des cas particuliers comme cette initiative loufoque et un tantinet militariste qui veut imposer un "service citoyen" à tout un chacun. C'est d'ailleurs de cette initiative que le scandale récent a été révélé à partir d'étrangetés observées, et dûment dénoncées, par ses responsables qui se sont apparemment fait flouer en achetant des signatures.

Ces récoltes rémunérées de signatures ne devraient pas exister et devraient être interdites. Tout ne peut pas être marchandisé. Quant aux initiatives qui sont visiblement concernées par ce scandale, leurs signatures déposées devraient être soumises à des vérifications sérieuses.

Des mensonges qui décrédibilisent les droits démocratiques

Ces deux affaires ne sont pas liées, mais elles ont un inquiétant point commun. L'image d'une Suisse rendue démocratique par ses droits politiques, et en particulier ses droits de référendum et d'initiative, est souvent idéalisée de l'extérieur comme de l'intérieur. Mais sa réalité n'en sort pas grandie.

Comment prendre au sérieux des objets de vote soumis aux électrices et électeurs sur la base de récoltes frauduleuses et marchandisées des signatures requises ? Comment accepter l'idée que les questions posées ne seraient en réalité déterminées que par des milieux plus ou moins honnêtes qui ont les moyens d'acheter ces signatures ? Comment et pourquoi se résoudre à des campagnes politiques qui seraient fondées sur des argumentaires construits à partir d'erreurs manifestes, voire de mensonges délibérés, de la part des autorités ou de leur administration ?

Ces affaires doivent être prises au sérieux parce qu'elles surviennent dans un contexte inquiétant: montée de l'influence de l'extrême droite (dont le premier parti de Suisse qui pèse quelque 28% des voix), du relativisme, du complotisme, des haines identitaires. La défense des droits humains, politiques, démocratiques est ainsi d'autant plus importante que les milieux qui souhaitent les annihiler ont malheureusement le vent en poupe. Or, cette défense passe aussi, et d'abord, par celle de la crédibilité des institutions politiques.

Charles Heimberg (Genève)

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