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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 8 décembre 2012

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Nous n’avons pas entendu les cloches de Bâle

Les 24 et 25 novembre derniers, le centenaire de la conférence socialiste internationale qui s’était déroulée cent ans plus tôt jour pour jour dans la ville suisse de Bâle est passé plutôt inaperçu dans le monde francophone.

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Les 24 et 25 novembre derniers, le centenaire de la conférence socialiste internationale qui s’était déroulée cent ans plus tôt jour pour jour dans la ville suisse de Bâle est passé plutôt inaperçu dans le monde francophone.

À Bâle même, un colloque universitaire a marqué ce centenaire (http://www.basel1912-2012.ch/fr.html), de même qu’une publication (Bernard Degen & al., Gegen den Krieg. Der Basler Friedenskongress 1912 und seine Aktualität, Bâle, Christoph Merian Verlag, 2012), mais l’un et l’autre ont ignoré les historiens francophones, ce qui est quand même un peu paradoxal s’agissant de l’évocation d’un congrès international qui luttait contre la guerre.

Dans l'espace francophone, ce centenaire a par ailleurs eu assez peu d’écho (même si l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier a organisé à Genève une conférence de l’historien Alain Boscus sur le pacifisme et l’internationalisme de Jean Jaurès). Cette relative discrétion est d’autant plus à souligner qu’il est de notoriété publique que des manifestions nombreuses et de grande ampleur se préparent pour 2014 et ses commémorations. Ce silence reflète probablement une tendance à sous-estimer l’engagement internationaliste du mouvement socialiste et ouvrier de cette époque. Ce qui découle peut-être des renoncements en cascade que donnent à voir les dirigeants contemporains de la social-démocratie dans tous les pays européens. Mais cette discrétion est aussi, à bien des égards, le prix d’une posture téléologique qui tend à effacer ces gestes antérieurs contre la guerre alors que chacun sait aujourd’hui que cette dernière a finalement eu lieu sans que personne ne l’ait arrêté.

Ceux qui sont attachés à la nécessité, et à la possibilité, de la transmission d'une intelligibilité du passé ne sauraient pourtant se contenter de tels raccourcis.

Cette conférence internationale socialiste extraordinaire de Bâle, avec son défilé solennel contre la guerre et sa cérémonie dans la cathédrale, s’est tenue au moment même où une crise balkanique venait d’exploser. Le spectre d’un conflit généralisé et de grande ampleur était ainsi dans tous les esprits de l’époque.

En relisant les déclarations des délégués à la conférence (dont les textes sont disponibles dans le volume X-XI, tome 22, de l’Histoire de la IIe Internationale, Genève, Minkoff Reprint, 1980), des formules aux effets rhétoriques qui n’engageaient à rien, ou à pas grand-chose, et des propos plus circonstanciés dans le contexte d’une menace aussi préoccupante sont à distinguer.

Dans la première catégorie, un membre du gouvernement cantonal bâlois, le conseiller d’État socialiste Eugen Wullschleger, déclara ainsi, par exemple, que « le sens de la réalité et la foi en l’avenir se sont fondus en un tout indissoluble dans la classe ouvrière réunie sous la bannière du socialisme national et international. Et l’idéal qui, à l’époque de la vieille Internationale, n’enflammait que quelques milliers d’hommes, est devenu au temps de la nouvelle Internationale le bien commun de millions d’adeptes ». Pour conclure, il prononça encore ces paroles sans doute très efficaces pour obtenir des applaudissements nourris de la salle : « Guerre à ceux que pousse l’avidité au profit et la soif de puissance, guerre aux massacres humains ! Vive la lutte en faveur de la liberté des peuples et du bonheur de l’humanité ! Que ces mots soient notre devise. »

Lors de la cérémonie dans la cathédrale, Jean Jaurès, qui n’était pas moins enflammé, se montra plus analytique en se proposant d’agir au cœur des contradictions de la classe dirigeante : « La vérité, déclara-t-il par exemple, est que l’insécurité et la confusion règnent partout ; la vérité est que la classe capitaliste est elle-même divisée et séparée en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à gagner ou à perdre d’un choc général ; la vérité est que tous les gouvernements, de crainte de conséquences immenses, ne peuvent arriver à prendre une résolution. » L’idée du tribun était donc de se mobiliser sans concession et d’exercer une pression aussi efficace que possible pour peser sur les pouvoirs bourgeois et empêcher ainsi l’irréparable…

« Un jour, écrivit Louis Aragon dans Les cloches de Bâle (Paris, Denoël, 1934), avec beaucoup (trop) d’optimisme, les manuels d’histoire raconteront les nobles discours et les grandes pensées qui retentirent au congrès de Bâle ». Il ajouta un peu plus loin, non sans céder lui aussi à la posture téléologique susmentionnée : « Je ne ris pas de cet immense peuple rassemblé dans Bâle, de cet immense espoir qui sera frustré. Il n’y a pas parmi ces gens-là que des traîtres, il y a aussi des hommes marqués d’un doigt sanglant. […] Ils suivent des yeux avec confiance les gestes de l’orateur, les frémissements rouges des drapeaux. Cet immense troupeau est venu ici comme à une fête. J’ai peur de regarder en face son destin ».

Dans l’espace francophone, nous n’avons guère entendu les cloches de Bâle cent ans jour pour jour après cette assemblée socialiste internationale. Mais il serait pour le moins indiqué que nous examinions sérieusement cette lutte contre la guerre sans nous laisser emporter par quelque fatalisme que ce soit au vu ce que nous connaissons de son issue tragique, en particulier pour Jaurès. Ainsi devrions-nous nous intéresser sérieusement aux acteurs sociaux, à leurs succès et à leurs échecs. Notamment pour cette période qui a précédé la Grande Guerre. C’est à ce prix, en effet, que l’étude du passé prend tout son sens, y compris pour le présent !

Charles Heimberg (Genève)

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