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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 8 décembre 2023

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La sidération par les images, pour quel discernement, pour quoi faire ?

Le 1er décembre dernier, les élu-es genevois-es, et des journalistes, ont été convié-es par l'Association Suisse-Israël à une projection privée sans débat au Club suisse de la Presse d'un montage d'environ 45 minutes, produit par les autorités israéliennes, d'images des massacres commis par le Hamas le 7 octobre. Et cela pose bien des questions.

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"L'association Suisse-Israël invite les élues et élus genevois à visionner des images de l'attaque du Hamas. Organisée au Club suisse de la Presse vendredi, la projection du film produit par les autorités israéliennes s'est déjà tenue en France et en Belgique, notamment."

Cette introduction d'un billet de la RTS, Radio Télévision Suisse nous indique que les destinataires de cette invitation ont dû choisir, toutes et tous, individuellement ou collectivement, d'assister ou pas à cette séance à caractère privé, destinée exclusivement à des décideurs et décideuses politiques, et à des journalistes, en vue d'un visionnement brut, et sans débat, d'images particulièrement dures et éprouvantes. L'initiative de l'Association Suisse-Israël était pourtant accueillie par le Club suisse de la Presse qui devrait pour le moins avoir le sens de la nécessité de la mise en perspective et du débat. Mais nous vivons une époque un peu folle.

L'émission Forum de la RTS a rendu compte de cette initiative et des questions qu'elle pose en invitant la veille sur ses ondes une députée cantonale de droite, Mme Joëlle Fiss, qui allait se rendre à cette séance, et une conseillère municipale de gauche, Mme Paule Mangeat, qui allait décliner cette invitation.

Rappelons tout d'abord ce que nous savons de ces images. Il s'agit d'un montage d'extraits d'images concernant les massacres du Hamas le 7 octobre déjà décrit dans la presse française au moment de sa projection à l'Assemblée nationale :

"Réunissant des images, incarnées ou sans point de vue, de différente nature – issues des GoPro accrochées aux tueurs, des caméras de surveillance, ou produites par des soldats israéliens, voire des victimes – ce montage d’une quarantaine de minutes donne à voir l’atrocité qui s’est déployée dans ces crimes de masse."

Ces extraits se déroulant sans commentaires particuliers font valoir une construction narrative subjective. La question de la "réalité", de l'authenticité, de chacun de ces extraits se pose forcément, tout comme celle de les soumettre à une expertise indépendante. Mais la question de la "vérité" de ces images concerne aussi plus directement le nécessaire décryptage de ce montage, l'analyse des intentions propres à la source de chaque prise de vue et la contextualisation d'ensemble de ce document.

Dans l'émission Forum de la RTS, Mme Joëlle Fiss a fait notamment valoir les éléments suivants:

"Je vais pour constater des faits réels, pour rectifier, pour lutter contre tout révisionnisme, et je trouve qu'apprendre la réalité, apprendre les faits, et témoigner simplement, ce n'est pas prendre parti".

"Il faut se rappeler que les événements du 7 octobre ont été l'élément déclencheur de cette guerre. Le 6 octobre, il n'y avait aucune guerre."

"Apprendre la réalité"? Nous reviendrons ci-après sur cet enjeu. Quant à affirmer qu'il n'y avait aucune guerre le 6 octobre dernier, même si c'était avant le 7 octobre et ses conséquences, cela peut laisser songeur.

Mme Paule Mangeat a pour sa part expliqué d'une manière tout à fait claire ses réticences à l'égard de cette invitation:

"On tente de faire de moi évidemment un témoin de l'horreur, alors que je n'ai pas assisté à cette horreur, donc je serais alors un témoin d'images qui n'auront pas été vérifiées par la presse suisse qui reçoit cette projection. Sans contexte, en aucun cas les images ne sont la réalité. Dans aucune guerre les images n'ont été la réalité. Les images deviennent la réalité quand on les repose dans un contexte, quand des journalistes et des écrivains font le travail de faire émerger la réalité des images. [...] Je suis de profession secrétaire médicale. En aucun cas je ne peux contextualiser ces images moi-même. Je compte sur la presse pour le faire. Je compte sur les historiens par la suite pour le faire."

La directrice du Club suisse de la Presse Isabelle Falconnier s'est exprimée le lendemain dans les médias après cette projection qui n'a finalement réuni que trois élu-es sur les 200 invité-es (!), ainsi qu'un petit groupe de journalistes. Elle a défendu l'accueil de cet événement en spécifiant qu'il n'avait donné lieu à aucune désinformation, propagation de fausses nouvelles ou tentative de manipulation. Elle a rappelé aussi la posture "neutre, apolitique et surtout contre toute forme de censure" du Club suisse de la Presse. Alors que la séance avait été prévue pour les élu-es genevois-es, les explications de la directrice n'ont toutefois évoqué que les journalistes, faisant valoir à leur égard la présence de l'ambassadrice d'Israël comme une sorte de caution improbable:

"C'était tout à fait intéressant, parce qu'aujourd'hui, se documenter sur le conflit en cours, c'est avoir accès aux différentes images, aux différents textes, aux différents narratifs, et ensuite pouvoir échanger, et le fait que l'ambassadrice d'Israël en Suisse ait été disponible pour des entretiens était effectivement essentiel."

Mais où était dans ce cas cette diversité d'images, de textes, de narratifs? Et qu'en a-t-il été de la vérification et du croisement des sources? Qu'en a-t-il été de la mise en perspective et de la contextualisation de ces documents ainsi essentialisés?

Ifat Reshef, l'ambassadrice d’Israël en Suisse, a précisé pour sa part dans la presse quel était pour elle le sens de sa présence au Club suisse de la Presse.

"Nous ne sommes pas ici pour des raisons politiques, mais pour montrer la réalité."

La "réalité" par les images? Vraiment? Que faut-il en penser?

Comment prétendre en particulier qu'un montage d'images et une opération ainsi organisée par un pays en guerre ne relèveraient en aucune manière d'une quelconque forme de propagande, d'agenda ou de subjectivité politiques? Comment négliger à ce point la nécessité d'une contextualisation générale et d'une analyse critique de ces images et du sens de leur diffusion?

Ces extraits d'images ne disent pas tout et sont forcément lacunaires. Qu'en est-il du hors champ? Qu'en est-il des longues heures d'attentes de survivant-es avant d'être secouru-es? Et qu'en est-il aussi du sens de celles de ces images qui ont été sciemment prises par les exécuteurs des massacres au service de leur projet?

La vérité des faits du 7 octobre est bien plus complexe que ce dont un montage d'images dures et éprouvantes peut rendre compte. Il faudra des enquêtes judiciaires, politiques et historiennes pour documenter l'ensemble de ces faits, avec tous les témoignages possibles, et avec aussi l'examen critique de l'échec de la défense du territoire israélien ce jour-là.

Ajoutons que l'idée même qu'une insistance sur des images dures et éprouvantes de crimes de masse serait le moyen le plus efficace de les faire connaître et de prévenir leur répétition, voire leur euphémisation ou leur négation, est une affirmation elle-même très discutable pour qui travaille sur l'histoire, la mémoire et leur transmission.

Un compte rendu de la séance de visionnement, avec une narration descriptive des images dénuée de tout questionnement, a rapidement été publié dans la presse genevoise, sous le titre "Ce que montre le film des attaques du Hamas". Il y est encore une fois question de "regarder la réalité en face", l'introduction et les deux dernières phrases parlant d'elles-mêmes:

"Quarante-trois minutes insoutenables, mais nécessaires." [Introduction]

"Il n’y aura ni questions ni débat. L’heure est à l’effroi et à la sidération." [Conclusion]

La diffusion de ces images dans de telles conditions et dans un tel contexte interroge d'autant plus qu'elle entend en effet mobiliser le même sentiment de sidération que cette funeste journée du 7 octobre avait provoqué dans la société israélienne; un sentiment de sidération bien compréhensible en considérant le caractère inédit, l'ampleur et la gravité des faits, mais un sentiment que la riposte ultérieure de l'armée israélienne dans la bande de Gaza a placé depuis lors dans une tout autre perspective tragique.

La prise en compte et la condamnation des massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre, y compris dans leur dimension de genre et de féminicides, sont tout à fait nécessaires. Mais elles ne dispensent pas d'une vision d'ensemble et d'une contextualisation.

L'usage d'images essentialisées et exclusives, sans attention aux images de souffrances de l'autre camp, est probablement inévitable dans le contexte immédiat d'un tel conflit d'une telle violence. Mais pourquoi le serait-il en Suisse? Pourquoi au Club suisse de la Presse?

Le fait est que cette projection genevoise s'est déroulée le 1er décembre, le jour même où, après une trêve trop brève et des libérations d'otages encore partielles, une guerre de haute intensité a repris à Gaza, plongeant à nouveau sa population, ses enfants, les soignants et les humanitaires dans un véritable cauchemar face au déferlement d'une vengeance disproportionnée, face à un déni d'humanité.

Or, les principes d'humanité valent pour toutes les populations civiles victimes de la guerre. Ils ne sauraient être sélectifs. Ils sont indivisibles.

Un commentaire critique du journaliste Benito Perez sur cette séance de projection du 1er décembre à Genève est paru depuis lors dans Le Courrier. Les médias, comme les lieux d'éducation, et d'apprentissage en sciences sociales, lorsqu'ils évoquent des guerres ou des tragédies humaines, leur déroulement, leurs enjeux, leurs contextes, leur histoire ou leurs mémoires, ont la responsabilité de faire valoir les faits sans les essentialiser, de rendre compte de leur complexité en croisant les sources et les perspectives, de s'en tenir en permanence à ces principes d'humanité indivisibles.

Charles Heimberg (Genève), 8 décembre 2023

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