M. Philipp Hildebrand était président de la Direction générale de la Banque nationale suisse (BNS). Il avait donc en charge la gestion du franc suisse, soumis à des spéculations dans le contexte de la crise de l’euro. Il vient de démissionner avec effet immédiat.
En septembre 2011, alors que la valeur du franc suisse frôlait la parité avec l’euro et que le dollar était au plus bas, la BNS a décidé d’agir sur la valeur de la monnaie helvétique par des achats massifs d’euros et de dollars. Elle a ainsi dépensé des sommes considérables tout en annonçant qu’elle ne laisserait plus l’euro descendre en-dessous d’une valeur plancher fixée à 1,20 francs suisses. Il s’agissait de protéger l’industrie d’exportation.
Ce qu’il est désormais indiqué d’appeler « l’affaire Hildebrand » est lié au fait que la propre épouse du président de la BNS, trois semaines auparavant, avait acheté très opportunément un demi-million de dollars ; et que le couple en avait bien sûr tiré plus tard une belle plus-value, au moins équivalente à la moyenne d’un salaire annuel en Suisse. Or, pouvait-elle sérieusement l’avoir fait sans avoir jamais rien su ni entendu des intentions à venir de la BNS ? L’hypothèse d’un délit d’initiée a ainsi été immédiatement formulée dans les médias. Et la thèse de la faute morale sans délit formel a rapidement émergé, laissant entendre que rien n’avait été fait d’illégal. Cela dit, le plus important dans cette affaire n’était pas de savoir si les dispositions légales et réglementaires en vigueur avaient été ou non respectées à la lettre, surtout si l’on sait combien elles se sont révélées peu contraignantes au sein de la BNS ; non, pour les simples citoyens, pour les salariés inquiets de leur emploi et de leurs revenus et retraites rognés par la gestion néo-libérale menée par les autorités sous l’effet de la spéculation financière, l’essentiel était sans doute ailleurs ; c’était une question d’équité, de légitimité et de crédibilité de la BNS et de son président ; dont la démission était donc inéluctable.
Mais comment en est-on arrivé là ? Un employé de la Banque Sarasin choqué par les opérations de Mme Hildebrand aurait informé des personnalités de l’UDC, le parti d’extrême-droite de M. Christoph Blocher. Et c’est bien lui, M. Christoph Blocher, qui est allé remettre des documents au Conseil fédéral. Mais la presse populiste proche de l’UDC a aussi été avertie. L’employé en question a été licencié et paraît irrémédiablement promis à des poursuites pour violation du secret bancaire. Quant aux milieux dominants helvétiques, ceux en tout cas qui sont proches des milieux d’affaire et du gouvernement, ils ont accusé d’une seule voix M. Christoph Blocher d’avoir voulu affaiblir les institutions et ils se seraient sans doute contentés, non sans soulagement, des quelques mesures de précaution réglementaire que la BNS avait annoncées en catastrophe pour éviter qu’une telle affaire se reproduise.
La dynamique de cette affaire est des plus perverses puisqu’elle permet au tribun zurichois d’extrême-droite d’apparaître en quelque sorte comme la seule personnalité politique suisse capable d’attaquer des agissements aussi problématiques sur le plan moral. Par un tour de passe-passe qui mériterait une analyse approfondie, c’est ainsi le national-populisme de M. Christoph Blocher qui prétend s’arroger la palme de l’honnêteté, de l’éthique et de la critique des spéculateurs. C’est vraiment le monde à l’envers. C’est surtout une vaste supercherie de la part d’un défenseur acharné du secret bancaire et des abus qu’il implique.
Comment une telle tromperie a-t-elle été possible ? Comment se fait-il qu’un scandale aussi révélateur de l’arrogance des élites ne donne pas lieu à une véritable critique sociale et qu’il ne semble rien remettre en question ? Pourquoi aucun mouvement social ne parvient-il à émerger d’une si lamentable crise ?
Il vaut la peine, à ce propos, de relire Pierre Bourdieu dont des conférences au Collège de France sont publiées ces jours-ci. Reproduite dans Le Monde Diplomatique de janvier 2012 (en pages 1 et 16-17), l’une d’elles évoque la manière dont « le groupe dominant coopte des membres sur des indices minimes de comportement qui sont l’art de respecter la règle du jeu jusque dans les transgressions réglées de la règle du jeu : la bienséance, le maintien. […] Plus on s’élève dans la hiérarchie des excellences, plus on peut jouer avec la règle du jeu, mais ex officio, à partir d’une position qui est telle qu’il n’y a pas de doute. L’humour anticlérical de cardinal est suprêmement clérical ».
C’est ainsi que « la vérité des dominants devient celle de tous », souligne encore Pierre Bourdieu. Il cite à cet effet la déclaration d’un député britannique, Alexander Mackinnon, en 1828, qui affirmait que l’opinion publique « est ce sentiment sur n’importe quel sujet qui est entretenu, produit par les personnes les mieux informées, les plus intelligentes et les plus morales dans la communauté. Cette opinion est graduellement répandue et adoptée par toutes les personnes de quelque éducation et de sentiment convenable à un État civilisé ».
Qu’en est-il alors dans cette affaire Hildebrand ? La vérité des dominants va-t-elle devenir celle de tous ? Ou au moins celle du plus grand nombre ?
Apparemment, si le déni avait fonctionné, si le soutien au président de la BNS s’était confirmé, et si ses explications saugrenues avaient été avalisées au prix d’une simple remontrance, on se serait retrouvé en plein dans ce scénario.
Mais c’est le cas contraire qui a prévalu, le président de la BNS ayant dû démissionner. Du coup, M. Christoph Blocher pourrait en tirer profit en faisant mine de ne pas être lui-même partie prenante du système qui vient de montrer son vrai visage. Or, son attaque à la BNS était celle d’un ultra-libéral qui ne voulait pas de son intervention sur les marchés. La réalité de cette dynamique blochérienne n’était donc pas celle d’une quelconque exigence éthique à l’égard du monde de la finance et de la BNS, mais celle d’un refus du principe même de la régulation économique.
Ultra-libéralisme, isolationnisme… C’est finalement un scénario semblable qui se vérifie, une autre vérité de dominants qui devient celle de tous, en fonction d’autres acteurs, sous une autre forme, et pour une autre cause. Mais où les valeurs démocratiques et de responsabilité sociale sont-elles passées ? Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Charles Heimberg, Genève