Parmi les éminentes personnalités que l'Université de Lausanne a célébrées par la remise d'un doctorat honoris causa figure une grave erreur de casting, un odieux criminel qui a fait sombrer son pays dans l'ignominie et qui a participé aux côtés des nazis aux terribles crimes de masse des fascismes avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

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Une affiche officielle reproduisant le diplôme scélérat, un fac-similé sans signatures, ayant été exposée dans le Musée d'histoire local à l'occasion d'une exposition sur l'immigration italienne, l'affaire est revenue sur la place publique comme elle l'avait déjà été dans les années 1980. La tribune de presse d'un visiteur, lui-même petit-fils d'immigré italien, s'étonne ainsi du texte de cette affiche décernant "le grade de docteur ès sciences sociales et politiques – doctorat honoris causa – à Benito Mussolini, ancien étudiant à la Faculté de droit, pour avoir conçu et réalisé dans sa patrie une organisation sociale qui a enrichi la science sociologique et qui laissera dans l’histoire une trace profonde."
Sur le moment, en 1937, le projet avait fuité dans la presse socialiste et des protestations s'exprimèrent. D'ailleurs, le dictateur fit mine de s'en offusquer avant de bien vouloir, dans un second temps, se faire apporter à Rome son titre honorifique. Cette décision inique ne récompensait pas encore le criminel de masse du nazifascisme et des lois raciales en Italie, mais déjà le dictateur violent de la répression du mouvement social, de l'assassinat du député socialiste Matteotti, des lois fascistissimes, de l'Axe Rome-Berlin, des conquêtes et des massacres coloniaux...

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En 1987, l'Université de Lausanne, qui fêtait son 450e anniversaire, a déjà dû faire face à des contestations, dont celles plus anciennes et constamment réitérées de l'historien autodidacte Claude Cantini. Celui qui a montré par ailleurs que les séjours en Suisse de Mussolini n'avaient été que très marginalement universitaires a publié alors une petite brochure (Lausanne, Cedips, 1987, rééd. in "Pour une histoire sociale et antifasciste", Lausanne, En bas/AÉHMO, pp. 158-170) dont la conclusion est sans équivoque: "je reste convaincu que si une «gaffe» pareille a pu être commise de la part des autorités vaudoises, à tous les niveaux, nonobstant leur prudence traditionnelle, c’est que les notables du canton, la bourgeoisie locale, se sont trouvés piégés par une admiration excessive autant que naturelle pour un régime qui avait débarrassé l’Italie, et de la façon radicale que l’on sait, de la «peste rouge»."
La brève discussion qui n'a pas pu être évitée en 1987, et qui a rapidement conclu à ne pas retirer cette récompense inique, a surtout abouti à la publication de toutes les pièces du dossier de 1937 que l'on peut consulter ici (Livre blanc) et ici (Matériaux).
Aujourd'hui, 35 ans plus tard, la révocation de ce doctorat honoris causa a de nouveau été revendiquée par une pétition et un postulat parlementaire. L'Université de Lausanne a donc constitué un Groupe de travail interne qui a remis un rapport au Rectorat.
La conclusion de ce rapport, qui considère "que l’octroi du doctorat honoris causa à Benito Mussolini a constitué une faute grave commise par les instances universitaires et politiques d’alors", ouvre des perspectives de réflexion en proposant par exemple de nommer explicitement un lieu universitaire du nom d'une personnalité symbolique (deux noms sont notamment évoqués, celui de Jean Wintsch, professeur qui s'était opposé à ce doctorat à l'époque [et qui avait aussi été l'ancien initiateur d'une petite École Ferrer libertaire au tout début du siècle...] et celui de Ruth Roduner-Grüninger, la fille de Paul Grüninger, ancienne étudiante qui avait dû interrompre ses études suite au licenciement de son père, Paul Grüninger [le commandant de police saint-gallois déchu pour avoir sauvé des centaines d'exilé-es juifs]. Il suggère aussi la tenue d'un colloque pluridisciplinaire, la mise sur pied d'un enseignement interdisciplinaire, la réalisation d'un matériel pédagogique pérenne, la création d'un prix, d'une bourse, etc.
Cependant, "pour les membres du Groupe de travail, il est apparu comme une nécessité de ne pas se laisser enfermer dans une polarité réductrice du pour ou contre le retrait du d.h.c., mais bien de mettre en exergue les enjeux historiques, juridiques, éthiques et politiques de ce passé. Cette manière de faire (s’inspirant de méthodologie d’éthique délibérative) a permis au Groupe de travail de proposer une politique mémorielle pour l’Université de Lausanne dans laquelle, il l’espère, la diversité des membres qui la compose pourra non seulement se reconnaître, mais surtout s’en saisir."
Dès lors, cette conclusion, qui certes condamne sans ambiguïté la décision de 1937, peut et doit quand même laisser perplexe quand on voit ce qui en ressort dans l'espace public, et notamment dans les titres de la presse.

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Souhaitant s'assurer de l'existence d'un fondement juridique quant à ses décisions, le Groupe de travail fait notamment valoir à propos d'une éventuelle révocation que "la difficulté majeure d'une telle démarche tient au retrait à titre posthume. On peut considérer que le titre attribué à Mussolini s'est éteint avec son décès et que la décision n'a plus d'effets durables, donc n'est plus susceptible d'être révoquée."
Or, c'est précisément sur cette question des effets, durables ou non, de l'existence de cette récompense officielle au dictateur que se pose un véritable problème de mémoire, de convenance et de pertinence.
Non pas l'effacer, le révoquer, mais le désactiver, le neutraliser
Dans le fond, il n'y a évidemment pas lieu d'effacer ce diplôme, ni de notre mémoire, ni des archives du Canton de Vaud et de son université. Le plus important dans cette affaire serait sans doute de promouvoir une histoire critique du philofascisme bourgeois de cette période en Suisse romande, de cet antifascisme libéral introuvable, et de faire en sorte de diffuser ces sombres réalités factuelles du passé dans la population et dans les écoles.
Mais pour quoi faire? Sans doute pour prévenir les crimes contre l'humanité pour le présent et l'avenir.
Parce qu'en effet, sommes-nous bien sûrs que le libre accès aux droits fondamentaux et sociaux soit durablement et solidement assuré à toutes et tous dans notre monde contemporain? Sommes-nous bien sûrs que ces droits soient suffisamment consistants et solides pur ne pas risquer d'être remis en question?
La montée contemporaine de l'extrême-droite et de ses idées mortifères dans l'opinion publique et les parlements nous dit exactement le contraire.
C'est la raison pour laquelle nous devrions savoir comment désactiver un tel diplôme scélérat pour éviter qu'il puisse être utilisé par celles et ceux qui persistent aujourd'hui à vénérer cette odieuse figure et qui s'efforcent de réamorcer tout ou partie de ses mythes et de son image au service d'une nouvelle version de l'obscurantisme et du nihilisme qui caractérisaient la criminalité fasciste.
Dès lors, la vraie question est bien celle-là. Savoir comment désactiver effectivement cette décision funeste de 1937 et la dynamique qu'elle engendre dans le présent et pour l'avenir. Savoir comment empêcher que quiconque puisse se réclamer aujourd'hui ou demain de cette marque de reconnaissance académique envers l'inacceptable.
Et, malheureusement, en ce temps de relativisme où il n'est pas bon de laisser côte à côte tout et son contraire, c'est précisément à cette question que le Groupe de travail de l'Université de Lausanne, même avec ses propositions bienvenues, n'a pas vraiment répondu.
Charles Heimberg (Genève)
Mise à jour du 19 août 2024
Les liens avec les documents de 1987 et 2022 sur le site de l'Université de Lausanne, qui n'étaient plus valables, ont été réactualisés.
Un colloque organisé par l'Université de Lausanne est annoncé les 7 et 8 novembre 2024.