En Suisse, l’issue du vote du 9 février 2014 sur une initiative de l’extrême-droite intitulée « Contre l’immigration de masse » est certes une mauvaise surprise. Mais c’est surtout la triste manifestation de la profonde dégradation du débat politique qui s’observe depuis de nombreuses années.
L’initiative xénophobe de la mal-nommée (en français) Union démocratique du centre (UDC), la formation d’extrême-droite de M. Christoph Blocher, l’une des plus grandes fortunes du pays, représente une régression démocratique considérable. Les quotas d’immigration ainsi introduits rappellent en effet de très mauvais souvenirs à celles et ceux qui ont dû subir les excès du statut de saisonnier, victimes de multiples discriminations, dans l’attente souvent interminable d’un permis stabilisé. Cette mesure, par ailleurs, n’avait encore jamais été utilisée pour les travailleurs frontaliers qui ne font qu’exercer une activité professionnelle dans des bassins économiques de recrutement qui seraient naturels s’ils n’avaient pas été divisés par une frontière qu'il y a lieu de faire évoluer au XXIe siècle. Avec aussi une protection nécessaire des salariés assurée au-delà de ces divisions frontalières par des salaires minimaux conséquents et des protections fortes contre toutes les discriminations.
« Les étrangers, ça suffit. Les Suisses avec les Suisses.
Tu vois, qu’est-ce qu’on s’emm… »
Vauro, Il fatto quotidiano, 12 février 2014
L’initiative de l’UDC était intitulée « Contre l’immigration de masse » : une représentation, un fantasme, un mensonge. Combien sont-ils donc, parmi celles et ceux qui ont approuvé ce texte, qui ont surtout exprimé un sentiment à court terme, étroitement lié à ce slogan démagogique, à cette propagande nauséabonde ? Alors qu'ils se prononçaient sur tout autre chose.
Combien sont-ils celles et ceux qui étaient dûment informés de la complexité de la question qui leur était posée et de ses implications évidentes vis-à-vis des engagements contractuels de l'État helvétique à l’égard de l’Union européenne et de ses voisins ? Savaient-ils que cela remettrait en cause toutes sortes d’accords, de droits, dans toutes sortes de domaines ?
Au lieu d’aborder ces questions de fond, au lieu de rappeler le caractère fondamental du droit à la libre circulation inscrit au cœur du projet européen, l’un de ces principes qui s’est pourtant imposé au lendemain d’une guerre dévastatrice où il fallait en finir avec les frontières pour des raisons humanitaires, on a laissé la propagande national-populiste de l’UDC répandre son venin et nous faire croire que le mal, tout le mal, était dans le peuple, dans le migrant, dans l’étranger.
La campagne hautaine des milieux économiques, opposés à toute protection sociale des salariés contre le dumping salarial, a fait en partie le reste. Ce qu'ont encore parfois un peu amplifié, malheureusement, leurs contradicteurs, la gauche et les syndicats, dont certains représentants ont évoqué les accords bilatéraux comme une monnaie d’échange pour obtenir des garanties sociales, mais en négligeant quelque peu, sur le fond, le caractère fondamental, supérieur et essentiel de ce droit de libre circulation, surtout pour les plus démunis.
Quoi qu’il en soit, les faits sont là. Et même dans les régions qui ont refusé cette initiative affligeante, les médias n’ont guère eu de difficultés à faire exprimer une certaine xénophobie ambiante : http://www.rts.ch/video/info/journal-19h30/5598092-malgre-le-non-de-la-majorite-des-cantons-romands-certains-ne-cachent-pas-leur-satisfaction.html. Ce sont des sentiments que les plus influents de ces médias entretiennent sans interroger sérieusement ni leurs causes, ni les réalités qu'ils ne prennent pas en compte.
Le vote du 9 février est donc choquant. Il est d’autant plus grave que la moitié des électeurs n’en a pas voulu, et que si l’on considère que 77,3 % de la population résidente est suisse et a le droit de vote, que la participation au vote a été de 56,5 % (certes supérieure à la moyenne) et que les oui ont obtenu 50,3 %, ce n’est donc que 21,8 % de la population résidente qui impose aujourd’hui ce déplorable repli sur soi et cette régression démocratique à tous les autres. Compte tenu qui plus est d’une campagne affective où les fantasmes ont supplanté les faits, et de l’irresponsabilité d’une classe politique qui a laissé faire sans rien anticiper de ce qui allait se passer, il y a de quoi s’interroger de manière critique sur un tel système de démocratie semi-directe.
Seule nuance, et piètre consolation (car les effets de ce vote déplorable ne s’appliqueront qu’en Suisse), il est probable que la même question posée ailleurs aurait pu ou pourrait aboutir à un résultat semblable.
Cela s’explique sans doute par la faillite non pas de l’Europe, mais des institutions européennes et de leur politique économique d’austérité particulièrement aveugle.
Toutefois, cela ne justifie pas qu’on en arrive à une telle aberration.
D’ailleurs, les élites helvétiques semblent assez inquiètes et ne pas savoir comment mettre tout cela en application. Preuve en est la proposition invraisemblable d’un conseiller national du parti libéral-radical, Andrea Caroni, qui a carrément proposé, le 11 février 2014 à la radio suisse romande, de mettre aux enchères les quotas annuels de migrants entre les entreprises demandeuses. Le droit de circuler, de travailler et de faire fonctionner une société mis aux enchères? Il y a de quoi s'inquiéter!
Charles Heimberg (Genève)
P.S. Autre proposition étonnante ce matin, significative du désarroi général : appliquer le contingentement des étrangers davantage ou seulement là où l'initiative a été approuvée (http://www.tdg.ch/suisse/Levrat-propose-d-appliquer-linitiative-la-ou-elle-a-ete-acceptee/story/21172576). Mais à quelle échelle? Les régions linguistiques? Les cantons? Les communes dans un canton dont le chef-lieu a voté non et la campagne oui? Or, pas de chance, c'est justement là où il y a peu de travailleurs étrangers et de besoins qu'on a voté oui...