Peut-être connaissez-vous Roberto Calderoli. C’est l’un des dirigeant de la Lega Nord en Italie, un grossier personnage qui est très fier d’avoir été l’auteur du Porcellum, une loi scélérate qui rend l’Italie ingouvernable en protégeant la droite ; cette figure détestable a maintenant comparé une ministre noire de l’intégration à un orang-outan. Ni plus, ni moins.
Le problème, malheureusement, c’est que ce délinquant de la non-pensée n’est pas le premier venu. Il n’est rien moins que vice-président du Sénat italien. Ce qui signifie que nombreux, forcément nombreux, ont été les sénateurs qui lui ont accordé leur confiance pour assumer une aussi haute charge au sein des institutions républicaines italiennes.
Cécile Kyenge est italienne. Elle est peut-être noire et d’origine congolaise, mais il ne doit faire aucun doute, quoi qu’il en soit, qu’elle est italienne. Elle est ministre de l’intégration au sein d’un gouvernement de coalition. Ce gouvernement n’aurait jamais dû exister, et c’est bien la loi scélérate de Calderoli qui l’a en quelque sorte imposé en rendant très difficile une issue gouvernementale progressiste. Mais Cécile Kyenge n’y peut rien et c’est de toute manière une tout autre histoire.
Au sein de ce gouvernement de coalition, le vice-président du Conseil Angelino Alfano, qui est ministre de l’Intérieur, mais qui est aussi le dauphin d’un certain Silvio Berlusconi, devrait démissionner sur le champ après la révélation d’un scandale et d’une violation incroyable des droits humains. Sans doute pour répondre à des intérêts financiers et économiques, liés notamment au pétrole, la femme et la petite fille de six ans d’un opposant au dictateur du Kazakstan ont été expulsées manu militari d’Italie et renvoyées de force dans leur pays malgré le fait qu’elles disposaient de passeports en règle. Ce scandale a eu lieu fin mai, mais son caractère totalement illégal vient seulement d’être révélé. Le président du Conseil Enrico Letta, le ministre de l’intérieur et vice-président du Conseil Angelino Alfano, la ministre des affaires étrangères Emma Bonino qui se targue pourtant d'avoir défendu les droits humains dans le monde entier, personne n’était prétendument au courant. Quant à Alma Shalabayeva et sa petite fille, elles sont maintenant dans les griffes de Nazarbayev.
Au sein de ce gouvernement italien de coalition qui a déjà perdu une ministre qui ne payait pas ses taxes immobilières, l’une des seules qui soit apparemment à la hauteur de ses responsabilités s’appelle Cécile Kyenge. Elle est ministre de l’intégration et elle a déclaré avec bon sens que naître en Italie devrait permettre d’être italien. Elle représente ainsi symboliquement l’avenir de son pays et celui de l’Europe, car sans l’immigration, et sans une véritable politique d’intégration de cette immigration, il n’y a pas d’avenir économique et pas d’avenir moral en Europe.
Or, voilà que confondant les institutions politiques et les stades de football, des ténors de l’extrême-droite et de la droite italiennes s’en donnent à cœur joie. Après qu’une sinistre représentante locale de la Lega de la ville de Padoue ait souhaité que cette ministre se fasse violer pour comprendre ce que cela signifiait, après que le député européen de la Lega Mario Borghezio lui ait affirmé qu’elle n’était qu’une ressortissante du Congo, voilà maintenant que le vice-président du Sénat la compare à un orang-outan. Le monde est-il devenu fou ?
On peut certes espérer que le nommé Calderoli ait désormais la décence de démissionner et de se faire oublier. Ou en tout cas qu’une ferme réaction populaire l’oblige à s’y résoudre. Mais cela ne suffira pas. Ces excès barbares ne surviennent pas par hasard. Dans un très beau livre qui n’en est pas moins inquiétant, l’historien Gabriele Turi nous explique comment la théorie gramscienne de l’hégémonie culturelle a été confisquée à la gauche démocratique par une droite plurielle et désormais sans complexe (La cultura delle destre. Alla ricerca dell’egemonia culturale in Italia, Turin, Bollati Boringhieri, 2013). L’Italie est ainsi devenue un pays raciste dans ses stades et dans ses médias. Mais elle est surtout marquée par « un engagement teocon (théoconservateur), centré sur des objectifs et des choix politiques du centre-droit, dans lesquels la relecture de toute l’histoire d’Italie dans un sens révisionniste se conjugue toujours davantage à un catholicisme « intransigeant » qui envahit l’espace public en laissant à la marge les références trop ouvertes au fascisme et en utilisant l’anticommunisme comme principal instrument de restauration d’un ordre ultralibéral » (p. 163).
De ce point de vue, les marques de solidarité du centre-droit à l’égard de la ministre Cécile Kyenge ne doivent pas faire illusion. C’est bien une déplorable transformation politique et culturelle profonde de l’Italie qui a rendu possible l’insupportable déclaration raciste de Roberto Calderoli. Et c’est bien cette crise morale profonde qu’il s’agit d’affronter, en Italie comme ailleurs.
Charles Heimberg (Genève)