Marignan, 1515 : c’était il y a exactement 500 ans. Mais de quoi s’agit-il ? Et qu’est-ce que cela signifie pour le présent ? Des mythifications s'observent de part et d'autre. De même, à Morges, à propos d'une exposition hagiographique sur le rapport du général Guisan au Grutli le 25 juillet 1940, et sur le mythe du Réduit national: elle nous montre combien la mythologie militariste et les mésusages du passé se conjuguent mal avec la rigueur de l’histoire critique. C’est l’art de tordre l’histoire dans tous les sens pour en tirer un bien discutable profit immédiat.
Prenons d’abord l’exemple de Marignan. C’est une bataille qui a fait en deux jours des dizaines de milliers de morts. C’est une défaite majeure pour les mercenaires des premiers cantons de ce qui allait devenir la Suisse beaucoup plus tard, au XIXe siècle. Or, cet événement, qui symbolise pourtant l’histoire scolaire traditionnelle passant par le fétichisme des dates (1515 !), est manipulé dans tous les sens par des mésusages historico-mémoriels et idéologiques.
Du coté des vainqueurs, en France, on magnifie ce triomphe pour construire l’image positive d’un François 1er qui ne connaîtra pas toujours de tels succès. Oubliant en passant l’apport décisif des Vénitiens pour l’issue de la bataille. C’est la une véritable mythification, souligne l’historien Didier Le Fur.
Du côté des vaincus, où l’on ne manque pas d’imagination, l’extrême-droite populiste helvétique (soit l’UDC de Christoph Blocher) ne cesse de proclamer que la célébration de Marignan est tout à fait nécessaire parce que ce serait un moment clé au cours duquel les Suisses auraient renoncé à tout expansionnisme et auraient affirmé leur neutralité. Ces contre-vérités historiques n’ont aucun fondement et servent surtout, dans notre présent, à nourrir un refus de toute collaboration de la Suisse actuelle avec les institutions européennes. Sans parler du militarisme profond qui se trouve aussi au cœur de toute cette opération.
La commémoration en question est heureusement restée discrète, sans trop d'officialité et d'engagement public de l'État. Même si on peut quand même se demander ce qu’une conseillère fédérale et présidente de la Confédération socialiste, Simonetta Sommaruga, est allée y faire…
Dès 2014, des voix critiques avaient déjà surgi à ce propos (dont celle-là).
Mais en Suisse, les mésusages du passé ont connu cet été une autre expression au service d'une vision militariste du présent. En effet, dans un musée militaire, mais de service public, de Morges, une exposition fort complaisante présente l’hagiographie du général Guisan, le chef de l’Armée suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, et notamment l’histoire d’un rapport présenté à ses commandants de troupes et prononcé sur la prairie mythique du Grutli le 25 juillet 1940. Avec cet événement, c’est aussi de la politique de défense dite du Réduit national qu'il est question. Selon cette théorie à laquelle beaucoup ont cru pendant longtemps, s'il l'avait fallu, les élites helvétiques se seraient cachées dans des lieux imprenables creusés dans les Alpes suisses, laissant dans un premier temps la population à la merci de l’occupant. Mais une guerre d’usure serait venue à bout de cette menace.
Cette narration mythologique mériterait discussion et mise à distance. Elle ignore délibérément les réalités politiques, économiques et sociales de l’époque. Le rapport Bergier publié en 2002 et d'autres études critiques en ont pourtant bien montré l'importance. Et il est ainsi significatif de voir comment sont traités, par des récits faussés et occultant toute dimension sociale, la grève générale de novembre 1918 en Suisse (associée, comme l'avaient déjà fait d'emblée les milieux conservateurs de l'époque, à un projet révolutionnaire en réalité inexistant, sans mentionner par ailleurs la situation sociale provoquée par les années de guerre en Suisse) ou le massacre par l'armée suisse de 13 victimes dans une foule le 9 novembre 1932 au cours d'une manifestation antifasciste genevoise (rien n'étant dit des responsabilités manifestes des autorités de l'époque).
Décidément, l’Histoire, quand on ne la respecte pas, quand on ne veut en tout cas pas en faire un vecteur de réflexion, de lucidité et d’émancipation intellectuelle, on la (mal)use, on la tord, on la dessert… C'est du gâchis !
Charles Heimberg (Genève)