Le soir même où tous nos yeux étaient rivés à la Tunisie enfin débarrassée de Ben Ali, un dépouillement singulier se terminait à Turin, dans les usines de la Fiat du site de Mirafiori. Il s’agissait de savoir si quelques milliers de travailleurs avaient approuvé par référendum un accord forcé qui les privait gravement de droits. Il s’attaquait à leurs horaires, à leurs rythmes de travail, à leurs pauses, à leur vie familiale, à leurs possibilités de congés pour maladies, etc., en échange d’une promesse d’investissements permettant de sauver le site et de leur assurer un emploi pour l’avenir.
Un accord du même acabit avait déjà été approuvé à Pomigliano, en Campagnie. Mais celui de Turin était encore plus grave parce que la Fiat, désormais sortie de la Confindustria, la grande association patronale italienne, n’avait du coup plus aucun engagement contractuel national. L’entreprise allait ainsi pouvoir discuter directement avec les seuls syndicats signataires de l’accord, et non plus avec la FIOM, le syndicat non signataire ; et non plus avec des délégués du personnel régulièrement élus par tous les salariés.
Marco Revelli, historien et sociologue qui connaît bien les luttes des ouvriers de la Fiat, fustige ce retour pathétique à la servilité du travail et décrit la gravité du projet : « ainsi, écrit-il, le travail redevient séparé des droits du citoyen, de ces droits garantis par la loi, par la Constitution ou par la civilité juridique d’un pays ». Quant à l’entreprise, ajoute-t-il, elle « se définit dans une situation d’extraterritorialité, comme si elle vivait dans un autre espace que celui du pays, de l’État, de la législation, etc., et elle traite ainsi le travail comme une ressource qui est pleinement disponible, mais sans aucune reconnaissance de la personnalité, de la dignité des sujets qui travaillent » (http://temi.repubblica.it/micromega-online/mirafiori-peggio-di-pomigliano/).
Dans l’histoire du mouvement ouvrier italien, la Fiat de Turin, c’est tout un symbole : haut-lieu de l’expérience des conseils de fabrique et des occupations d’usines des années 1919-1921 ; haut-lieu, de tout temps, des résistances ouvrières à l’exploitation, à l’augmentation infernale des cadences, à l’aliénation engendrée par la rationalisation de la production et par l’explosion de la productivité ; mais aussi, durant les années soixante et soixante-dix, haut-lieu de la contestation par la gauche radicale des franges les plus modérées du mouvement social, politique et syndical.
Ce vote forcé constitue sans doute un tournant. Avec de tels accords forcés, déterritorialisés et déconventionnalisés, la Fiat et son administrateur délégué Sergio Marchionne innovent dans le mauvais sens et reviennent sur près de deux siècles de luttes contre les effets pernicieux de l’industrialisation subis par le monde du travail. Ils tournent le dos à ces conquêtes sociales qui sont issues des luttes ouvrières et qui ont été lentement construites à l’échelle nationale par des conventions collectives pour garantir les droits minimaux de tous.
Ce qui s’est passé à Turin est par conséquent de la plus haute importance pour l’histoire et l’actualité sociales, pour l’histoire du mouvement ouvrier. Une bonne partie des dirigeants du Parti démocratique, en particulier le maire de Turin et une autre personnalité locale, Piero Fassino, appelaient à voter en faveur de l’accord forcé. Ce qui est assez consternant de la part de personnalités d’une formation issue de la gauche historique italienne. Les travailleurs étaient en effet condamnés à choisir entre le renoncement à leur dignité et une promesse d’emploi qui suscite bien des interrogations. Ils étaient soumis à un véritable chantage, relancé par le chef du gouvernement Silvio Berlusconi qui approuvait ouvertement et sans vergogne l’idée même que la Fiat puisse investir ailleurs qu’à Turin si le non des travailleurs devait l’emporter. Tout a donc été mis en place pour arracher un oui. D’ailleurs, même s’ils ont été nombreux à déclarer voter oui par obligation tout en souhaitant que la résistance se poursuive, qui aurait pu jeter la pierre à des ouvriers qui ne pouvaient pas risquer de se voir privés d’emploi ?.... Tout le monde s’attendait ainsi à la répétition de l’issue de Pomigliano, c’est-à-dire à un petit oui dans les urnes…
L’affluence au référendum a été très forte. Il y a même eu un certain suspense. Mais les oui l’ont finalement emporté. Si l’on met de côté les employés, les cols blancs, appelés à voter sur des détériorations de conditions d’emploi qui ne les concernaient pas, le vote a été tellement serré que Sergio Marchionne ne peut même pas prétendre avoir obtenu les fameux 51% qu’il estimait nécessaires. Cela dit, pour reprendre les termes de Marco Revelli, c’est quand même bien un retour de la servilité dans les rapports de travail qui a ainsi été entériné. Ce qui n’est une bonne nouvelle ni pour les ouvriers de Mirafiori, ni pour le monde du travail en général.
Charles Heimberg, Genève