Les jeux sont faits. Toute la presse européenne annonce ce lundi le virage très à droite de la Suisse après les élections fédérales qui ont vu la mal-nommée (en français) Union démocratique du centre gagner 11 nouveaux sièges, pour un total de 65 sur 200 au Conseil national, avec 29,4% des suffrages exprimés (+2,8%). Et en effet, il y a de quoi avoir une vraie gueule de bois.
La situation n’est pourtant pas si inédite qu’il n’y paraît dans la mesure où l’UDC ne dépasse que de trois sièges et 0,5% des suffrages le résultat qu’elle avait déjà obtenu en 2007, et qui n’avait pas été confirmé en 2011 (voir une synthèse des résultats ici). Toutefois, si on ajoute les scores des forces populistes locales au Tessin (2 sièges à la Lega) et à Genève (1 siège au Mouvement citoyen genevois), les 30% des suffrages sont dépassés. Pire encore, la presse évoque le scénario d’une courte majorité conservatrice de 101 sièges avec le Parti libéral-radical, qui ne fonctionnera sans doute pas sur tous les sujets, mais qui pourrait accentuer encore davantage, comme c’est aussi le cas ailleurs, la dynamique pernicieuse de porosité entre la droite et l’extrême-droite.
La presse mentionne également le caractère moins clivant qu’auparavant de la campagne de l’UDC. Certes, il n’y a pas eu d’affiches avec des moutons noirs porteurs de stigmatisation, mais seulement un stupide chien-mascotte. Certes, il y a eu des clips d’autodérision, imprésentables en dehors de la Suisse alémanique, mais en réalité, rien n’a changé. Ou plutôt, le pire demeure, mais il s’est niché dans le subliminal. Ainsi, ce clip électoral qui débute sur la pelouse de M. Christoph Blocher et dans lequel, fait troublant, une danseuse porte un t-shirt avec le chiffre 88, un symbole néo-nazi. Ainsi, ce dépliant électoral qui fait mine d’annoncer une prépondérance d’étrangers en Suisse en 2030, en laissant croire à tort qu’il s’agirait d’un document de l’Office fédéral de statistiques, mais surtout en en manipulant la présentation et en inventant une catégorie intermédiaires de citoyens, ni Suisses, ni étrangers, à savoir les « naturalisés depuis 1980 ».
Mais surtout, l’UDC est en train de faire signer une initiative populaire totalement inacceptable pour imposer la primauté du droit suisse sur le droit international, au nom d’un prétendu refus des juges étrangers qui mobilise les mythes fondateurs nationaux, puisque c’est là l’essentiel du contenu d’un Pacte médiéval utilisé depuis la fin du XIXe siècle comme incarnation d’une non moins prétendue naissance de la Suisse à la fin du XIIIe siècle.
Voici les principes qui fondent cette initiative :
« L'initiative pour l'autodétermination "Le droit suisse au lieu de juges étrangers" pose les principes suivants :
- la sécurité du droit et la stabilité en clarifiant les rapports entre le droit national et le droit international ;
- l'autodétermination des Suissesses et des Suisses, pour conserver une démocratie directe unique au monde ;
- le droit suisse est notre source suprême de droit ;
- le peuple et les cantons définissent le droit et non pas des fonctionnaires et des professeurs ;
- le droit suisse doit être formulé sur une base démocratique, donc par le peuple et les cantons ou par le parlement et non pas par des fonctionnaires et des juges d'organisations internationales et de tribunaux étrangers ;
- les décisions du peuple sont appliquées sans discussion et indépendamment du fait qu'elles plaisent ou ne plaisent pas aux "élites" de la Berne fédérale ;
- la Suisse protège de manière autonome les droits de l'homme et les droits fondamentaux ;
- l'adhésion insidieuse à l'UE et l'abandon de la souveraineté au profit de l'UE doivent être empêchés ;
- la reprise automatique ("dynamique") de droit UE et de droit international doit être empêchée ;
- l'indépendance doit être sauvegardée pour garantir la liberté et la prospérité ;
- le succès économique, les investissements et la sécurité de l'emploi se fondent sur la liberté, l'indépendance et l'autodétermination. »
Si le corps électoral suisse approuvait cette initiative populaire, cela signifierait potentiellement que la Suisse doive rompre avec ses engagements internationaux, notamment la Convention européenne des droits de l’homme. Un principe de protection des droits humains fondamentaux qui a émergé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au cœur d’un continent en ruines, serait ainsi balayé par un esprit de clocher totalement déconnecté des réalités du monde contemporain. Ce serait vraiment inacceptable. Ce serait extrêmement grave.
Dans un article du Temps consacré à l’extrême-droite en Autriche (le Fpö), le journaliste Frédéric Koller rapporte ces propos d’une élue socialiste de la ville de Vienne, Tanja Wehsely, qui voit dans le FPÖ un vrai danger : « C’est un parti fascistoïde aligné derrière son chef, il faut créer un cordon sanitaire pour l’empêcher de rentrer au gouvernement. Il en va de même en Europe, nous devons empêcher les partis d’extrême-droite de participer à des coalitions car cela les renforce. »
Il n’est pas sûr que le terme « fascistoïde » soit vraiment pertinent. L’histoire, même quand elle bégaye, ne se répète jamais de la même manière. Et chaque situation doit être examinée pour elle-même. Toutefois, même dans la quête des différences qui caractérise le travail historien, des éléments de continuité ou de répétition peuvent s’observer. La complaisance à l’égard des outrances de l’extrême-droite et la porosité entre cette extrême-droite qui met en péril les droits démocratiques et une partie de la droite conservatrice traditionnelle en font probablement partie. Mussolini puis Hitler n’ont jamais remporté la majorité des voix dans des élections libres. Mais ils ont été l’un et l’autre installés au pouvoir, dans des circonstances différentes, par une mouvance conservatrice pour qui le danger était ailleurs. Et ainsi, c’est bien une forme de complaisance à l’égard de leur violence et de leur idéologie qui a rendu possibles les horreurs que l’on sait.
Aujourd’hui, en Suisse, la banalisation du mal dont profite l’UDC est inquiétante. Un discours de repli et de haine peut être euphémisé, noyé dans l’autodérision et le mauvais goût, c’est toujours un discours de repli et de haine. La grande question qui est débattue dans les médias consiste à se demander s’il faut élire un ou deux représentants de cette formation d’extrême-droite dans le gouvernement fédéral. Or, c’est bien plutôt le principe du cordon sanitaire qui devrait prévaloir. Pour que ce parti dangereux du point de vue des droits humains de tous et de chacun n’aille pas au-delà des 30% de suffrages qu’il a obtenus jusque-là. Parce qu’il ne devrait pas être envisageable de gouverner avec des gens qui s’en prennent au droit international et à la Convention européenne des droits de l’homme sous l’effet de leurs obsessions identitaires.
Dans son discours du 22 novembre 1990 adressé à Václav Havel, l’écrivain Friedrich Dürrenmatt a considéré qu’à « votre grotesque tragique, on peut comparer aussi le grotesque suisse : il s’agit d’une prison, assez différente évidemment de celles où l’on vous a jeté, cher Havel, une prison où les Suisses se sont réfugiés ». Il a aussi précisé que «l’administration de la prison [avait]ouvert un dossier sur tous ceux dont elle supposait qu’ils se sentaient prisonniers et pas libres » (extrait repris ici). Si la complaisance actuelle à l’égard de l’UDC se poursuit, c’est cette prison qui se refermera à double tour pour celles et ceux qui ne partagent pas ce délire identitaire, qui ne veulent pas y être enfermés et qui vivent dans le monde tel qu’il est.
Charles Heimberg (Genève)