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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 19 décembre 2011

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Dix ans après, qu’a-t-il été fait en Suisse du Rapport Bergier?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a dix ans jour pour jour, le rapport de la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale était remis au Conseil fédéral. Le gouvernement helvétique avait dû créer cette Commission d’historiens quelques années plus tôt, lui octroyer des moyens financiers et lui faire mettre à disposition des sources privées face à une crise internationale consécutive aux accusations du Congrès juif mondial à l’égard des autorités, des banques et des milieux financiers helvétiques : des fonds dits en déshérence, placés en Suisse par des victimes juives du national-socialisme, n’avaient en effet toujours pas été restitués à leurs ayant-droit un demi-siècle après la guerre...

Les conclusions des travaux des historiens de la Commission présidée par Jean-François Bergier évoquaient une importante collaboration économique avec l’Allemagne national-socialiste et quelques faits graves comme les trop nombreux refoulements de réfugiés juifs, un problème moral qui revient régulièrement sur le devant de la scène, le recyclage de l’or nazi, des livraisons d’armes, l’emploi de travailleurs forcés dans les filières d’entreprises suisses en Allemagne et bien sûr les fonds en déshérence. C’en était apparemment fini de la légende qui avait prévalu durant toute la guerre froide, celle d’une Suisse résistante qui serait parvenue à empêcher l’invasion de son territoire par la mobilisation de ses soldats de milice et la stratégie dite du Réduit national qui aurait vu ses forces vives se cacher dans des lieux secrets et fortifiés au cœur des Alpes. Le Rapport Bergier se concluait donc en ces termes à la fin d’une triste énumération: « Ce furent autant de manquements au sens de la responsabilité - parfois dénoncés, mais en vain, au cours du dernier siècle - qui retombent aujourd’hui sur la Suisse ; elle doit l’assumer » [Rapport de la Commission indépendante d’experts, Zurich, Pendo Verlag, 2002, p. 499].

La publication de ce Rapport a été entachée en son temps par une décision consternante des autorités politiques qui ont forcé les chercheurs de la Commission à rendre jusqu’aux photocopies des documents qui leur avaient été mis à disposition. Belle manière, alors que la pression internationale et une certaine volonté de savoir ce qu'il en avait été étaient désormais retombées, d’empêcher toute vérification ultérieure des affirmations de la Commission par les historiens à venir; belle manière, à vrai dire, de préparer d’emblée des régressions du sens critique à l’égard de cette attitude des élites helvétiques face au national-socialisme…

Nous avons rendu hommage à Jean-François Bergier au moment de sa disparition en 2009 [<blogs.mediapart.fr/edition/usages-et-mesusages-de-lhistoire/article/091209/en-suisse-le-rapport-bergier-t-il-ete-p>]. Déjà, nous nous inquiétions de ce qu'il advenait et de ce qui allait advenir des travaux de la Commission qu'il avait présidée.

Qu’a-t-il été fait, en effet, du Rapport Bergier ? Les autorités fédérales ont créé un fonds de lutte contre le racisme et intégré une task force internationale pour la transmission de l’histoire de la destruction des juifs d’Europe. Ce sont des mesures positives, mais elles ne sont pas suffisantes pour autant. En effet, en dix ans, la montée des mouvements populistes, les campagnes politiques haineuses et racistes d’un parti gouvernemental et un certain nombre de crimes à caractère raciste l’ont bien montré. En Suisse, la vie démocratique est empoisonnée par une atmosphère de haine identitaire et de repli sur soi qui a pris des proportions inquiétantes. Dès sa publication, l’Union démocratique du centre (UDC) avait souhaité que le Rapport soit soigneusement rangé dans une bibliothèque. Depuis lors, ce parti d'extrême-droite entend imposer que dans toutes les écoles du pays, un enseignement de propagande unilatéralement positif sur la Suisse remplace les cours d’histoire, la dimension critique et la complexité qu’ils donnent à voir.

Nous vivons par ailleurs en ce moment une période de régression intellectuelle, de reflux du sens critique, qui fait la part belle à ceux qui veulent balayer le "mauvais souvenir" de l’époque de la Commission Bergier. Des ouvrages de vulgarisation de l‘histoire nationale ont ainsi été publiés ces dernières années qui, dans certains cas, évoquent rapidement cette affaire en citant de manière privilégiée les travaux des historiens les plus conservateurs; et qui, dans le pire des cas, l’occultent de manière délibérée. Il n'en est plus guère question non plus dans les universités.

Du côté des littéraires, l’heure n’est pas davantage à la fonction critique et aux propos salutaires d’un Max Frisch ou d’un Friedrich Dürrenmatt. Certes, un Jacques Chessex a publié un très beau texte pour dénoncer un crime antisémite de sa Payerne natale [Un juif pour l’exemple, Paris, Grasset, 2009], mais cela lui a valu de très violentes réactions. Mais un autre auteur suisse-romand, Jean-Michel Olivier, lauréat du Prix Interallié 2010 pour L’amour nègre, avait par exemple rendu un drôle d’hommage à Jean-François Bergier, le 30 octobre 2009, en dénonçant toute l’œuvre de sa Commission comme une sorte de voix officielle dont les conclusions semblaient « dictées par l’idéologie bien pensante du moment ». En d’autres termes, ajoutait-il, « inutile de rappeler que le rapport Bergier a reçu un écho favorable à l'étranger, surtout à Washington, qui l'a pour ainsi dire dicté » [jmolivier.blog.tdg.ch/archive/2009/10/30/bergier-et-la-mauvaise-conscience-helvetique.html].Tant pis pour la pensée critique et tant pis pour la rigueur intellectuelle, nul besoin de les examiner puisque tout cela ne serait que la voix de l’étranger…

Cerise sur le gâteau, un récent jeu-sondage de la Télévision suisse-romande a carrément abouti, début décembre 2011, à l’élection du Général Guisan comme le Suisse-romand du XXe siècle. Ici, celui qui incarne le mythe du Réduit national et l’illusion d’une Suisse qui n’aurait dû son salut qu’à son esprit de résistance l’emportent largement sur les faits historiques en tant que tels et sur la réalité tout court. Il semble donc bien vrai, malheureusement, que le déni helvétique bien pensant reprenne du poil de la bête. Les passeurs d’histoire, d’une histoire honnête et rigoureuse, ont décidément encore bien du travail !!!

Charles Heimberg, Genève

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