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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 25 juillet 2024

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Funeste juillet 2024 et clair-obscur de la Pastasciutta antifasciste

Digues s'affaissant face à l'extrême-droite, clair-obscur d'un moment de répit. Juillet 2024: une figure d'extrême droite a pris une présidence tournante dans l'UE. L'extrême droite française a failli parvenir au pouvoir. La survivante d'Auschwitz Liliana Segre s'est demandé si elle allait être à nouveau chassée de son pays, l'Italie. Et le 25 juillet, voilà la Pastasciutta antifasciste!

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En ce funeste mois de juillet 2024, les digues continuent de s'affaisser. Le dirigeant d'extrême droite Viktor Orbán a pris la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne pour six mois et a cherché d'emblée à en profiter abusivement. L'extrême droite française a failli parvenir au pouvoir après avoir obtenu un tiers des suffrages au premier tour d'élections législatives précipitées et lunaires. La survivante d'Auschwitz Liliana Segre, après avoir vu ce qu'étaient les loisirs de jeunes néofascistes soutiens de la présidente du Conseil italienne d'extrême droite, s'est demandé très sérieusement si elle n'allait pas de nouveau se faire expulser de son pays. Et le 25 juillet, date de la première chute de Mussolini en 1943, de nombreuses communes d'Italie reproduisent l'action de la Pastasciutta antifasciste qui avait été spontanément organisée à l'initiative de la famille Cervi à Campegine (Reggio Emilia): un repas collectif avec les moyens du bord pour se réapproprier fièrement l'espace public.

Les résultats effrayants des élections françaises nous rappellent d'emblée combien le travail d'histoire et de mémoire devrait se pencher tout particulièrement en amont sur ce qui a rendu possible les prises de pouvoir de forces d'extrême droite ou fascistes. Il peut s'agir par exemple de coups d'état militaires, ou de désignations en dernier recours dans et par un régime politique en crise. Mais nous n'en sommes pas là. En 2022 en Italie, et peut-être en France un jour, il est question de victoire par une élection régulière, ou au moins par ce que ses mécanismes rendent possibles (obtenir par exemple une majorité parlementaire à partir d'un tiers des voix).

Fort heureusement, au grand soulagement de tous les antifascistes et démocrates en Europe, la notion de front démocratique a de nouveau prévalu pour cette fois. Un front démocratique dénommé front républicain en France alors même que cet adjectif est galvaudé, le parti de la droite conservatrice qui se l'est approprié indûment étant précisément de ceux qui se sont opposés à ce front contre l'extrême droite et aux désistements qu'il a impliqué.

Malheureusement, le refus macroniste de tirer les conséquences de la défaite et de prendre toute la mesure de la persistance du péril de l'extrême droite n'a pas seulement pour effet de voir suspendre les mécanismes de la démocratie par la seule décision autoritaire d'un président jupitérien. Un président qui refuse de confier un mandat, même exploratoire, pour former un gouvernement à Lucie Castets, la personne désignée par celui des trois blocs clairement coalisés qui a obtenu le plus de voix, celui de la gauche du Front populaire. Dans la mesure où les macronistes orientent plutôt leurs regards vers la droite, et de fait vers l'extrême droite, ce refus d'entendre la demande sociale et de services publics du pays pourrait avoir surtout pour effet de mener à de nouvelle frustrations et à de nouvelles colères dont le Front Rassemblement national, toujours sans rien faire, pourrait encore profiter le moment venu.

Malgré ce sursaut de second tour en France, nous vivons en Europe dans un contexte général de banalisation systématique de l'extrême droite et du danger croissant qu'elle représente. En Italie, c'est carrément le terme même d'extrême droite qui est banni à l'intérieur d'un pays où s'impose la fable d'une coalition dite de centre-droit pour désigner les forces iniques qui gouvernent le pays aujourd'hui, soit une droite berlusconienne et non pas une, mais deux extrêmes droites.

Une vidéo réalisée par une journaliste du site italien Fanpage, disponible en français sur Mediapart, a toutefois fait grand bruit récemment. Elle montre la réalité de la sociabilité néofasciste, les hymnes à Mussolini, les "Sieg Heil" et les multiples célébrations du fascisme par la Gioventù nazionale, le mouvement de jeunesse de Fratelli d'Italia, le parti d'extrême droite le plus important de la coalition qui est au pouvoir.

Après avoir visionné cette vidéo, la sénatrice à vie Liliana Segre, qui a survécu à la déportation à Auschwitz et qui représente l'une des dernières grandes figures mémorielles des crimes de masse du nazifacisme, s'est exprimée ainsi dans un entretien télévisé:

J'ai vu dans différentes émissions cette séquence, appelons-la comme ça, où l'on proclamait aussi le "Sieg Heil", c'est-à-dire ces formules nazies dont je me souviens malheureusement directement et non pas par ouï-dire. Vais-je donc devoir revoir cela à mon âge ? Vais-je donc devoir être chassée de mon pays, comme je l'ai déjà été une fois ?

Elle a aussi ajouté ce qui suit avec une certaine inquiétude qui ne manquait pas de lucidité:

Je crois maintenant que la plupart de ces jeunes, si différents de ceux que j'ai connus jusqu'à 3 ou 4 ans en arrière, sont pour la plupart très ignorants de l'histoire. En partie parce qu'elle n'est pas enseignée, en partie à cause de la vie. Aujourd'hui, un jeune ne sait rien de ce qui s'est passé hier et ne peut même pas s'inquiéter de ce qui se passera demain. Il s'occupe de ce qu'il va faire dans l'instant. Cela me fait très peur, car l'avenir doit être projeté dans un horizon, et tout le monde doit avoir une confiance en soi que ces jeunes n'ont manifestement pas.

Arrive alors la date du 25 juillet et la belle pratique, devenue la belle tradition, de la Pastasciutta antifasciste, de ces banquets populaires qui s'observent depuis quelques années dans toute une série de localités italiennes à l'initiative des associations antifascistes.

Illustration 1
Tiré du site web de la CGIL, Modène: https://www.cgilmodena.it/il-25-luglio-pastasciutta-antifascista-a-carpi-soliera-e-novi-di-modena/

De quoi s'agit-il et de quel événement est-il question de se souvenir? Le site web de l'Institut Alcide Cervi, et du Musée Casa Cervi, nous en donne l'explication:

L'origine de la Pastasciutta antifasciste

Le 25 juillet 1943, à l'issue d'une réunion du Grand Conseil du fascisme, Mussolini est démis de ses fonctions et arrêté. Après 21 ans, le gouvernement du parti fasciste prend fin. Le roi nomme le maréchal Pietro Badoglio comme nouveau chef du gouvernement.

Malgré la chute du fascisme, la guerre se poursuit du côté des Allemands : dans les jours qui suivent l'arrestation, de nombreux soulèvements populaires ont lieu ; le 28 juillet, à Reggio Emilia, des soldats tirent sur les ouvriers des Officine Reggiane, faisant 9 morts.

Les Cervi n'ont pas entendu immédiatement la nouvelle de la chute de Mussolini parce qu'ils étaient occupés dans les champs, mais c'est sur le chemin du retour qu'ils ont rencontré de nombreuses personnes en fête.

Bien que sachant que la guerre n'était pas vraiment terminée, ils ont décidé de fêter quand même l'événement, ce moment de paix après 21 ans de dictature fasciste. Ils se sont procurés de la farine, ils ont pris du beurre et du fromage à crédit à la laiterie et ont préparé des kilos et des kilos de pâtes.

Une fois les pâtes prêtes, ils ont chargé la charrette et l'ont emmenée sur la place de Campegine pour les distribuer aux habitants. Cela a été une fête qui a battu son plein, un jour de joie au milieu des soucis de la guerre qui se poursuivait : même un garçon portant encore une chemise noire (peut-être était-ce la dernière restante ?) a été invité par Aldo [l'un des sept frères Cervi] à participer et à manger son assiette de pâtes.

Source: https://www.istitutocervi.it/2020/06/25/lorigine-della-pastasciutta-antifascista/ [trad.]

Illustration 2
https://www.bolognaestate.it/calendario-bolognaestate-2024/pastasciutta-antifascista

En réalité, la spontanéité et la prise d'initiative de la famille Cervi, le père, ses sept fils, la mère et les deux sœurs, vont lui coûter très cher. Malheureusement, nous qui connaissons l'évolution ultérieure des événements, nous savons que ce soulagement du 25 juillet ne devait être que provisoire et déboucher sur deux ans très meurtriers de guerre civile et antifasciste. Avec en premier lieu l'exécution par les "nazifascistes" des sept frères Cervi et de l'un de leurs compagnons le 28 décembre 1943.

Illustration 3
https://www.istitutocervi.it/2014/09/16/la-storia-dei-cervi/

Ainsi, il nous faut bien le souligner, la lutte pour les droits humains est toujours fragile et certains de ses moments de soulagement ou de conquête ont pu et peuvent relever rétrospectivement d'un clair-obscur. Cela a manifestement été le cas de ce 25 juillet 1943, sans rien effacer pour autant de cette expérience collective de récupération de ses espérances et de son territoire de vie par la population. Et cela risque bien, dans un tout autre contexte, d'être aussi le cas de cet immense soulagement du 7 juillet 2024 en France, et au-delà, si le monde social ne parvient pas à empêcher le déni manifeste qui s'annonce du côté des droites briseuses de digues s'obstinant à faire encore et toujours le jeu de l'extrême droite.

Charles Heimberg, Genève

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