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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 27 janvier 2021

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Après le 27 janvier: les mots de la mémoire, et de l'histoire

La Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l'humanité survenait ce 27 janvier à la fois en pleine pandémie Covid-19, dans un temps de disparition des derniers témoins et alors que s'observent certaines formes de résurgence de barbarie. Elle a ainsi donné l'occasion d'exprimer une inquiétude dont il est utile d'interroger les termes.

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Chronique pour mémoires

Illustration 1
Hall d'entrée avec le "mur de l'indifférence". Mémorial de la Shoah de Milan. Tiré du site http://www.memorialeshoah.it/luogo/. © Copyright Fondazione Memoriale della Shoah.

"La montée continue de la suprématie blanche et de l'idéologie néonazie doit être considérée dans le contexte d'une attaque mondiale contre la vérité qui a réduit le rôle de la science et de l'analyse factuelle dans la vie publique, a déclaré à cette occasion le Secrétaire général de l’ONU, António Guterrez. "Ces attaques sont dangereuses et délibérées. Les dirigeants autocratiques et avides de pouvoir ont toujours sapé la vérité, de sorte qu'ils peuvent imposer leurs propres récits basés sur des mensonges, des demi-vérités et des insinuations", a-t-il poursuivi.

Mais comment est-il possible d'affronter et de combattre efficacement toutes ces manipulations, tous ces mensonges, tous ces discours de haine? comment parvenir à la fois à promouvoir une faculté de discernement et à prévenir les crimes contre l'humanité? Les usages publics de la mémoire s'inscrivent en principe dans de telles finalités, ou prétendent s'y inscrire. Mais sans doute est-il utile de se demander quels sont les processus qui sont mobilisés et quels sont les mots qui sont utilisés pour ce faire.

Prenons deux exemples d'il y a quelques semaines.

"Le 11 novembre tout comme le 8 mai prennent leur sens dans le devoir de mémoire pour tous les citoyens français et en particulier pour notre jeunesse. Nous devons à l’engagement de ces hommes et ces femmes notre liberté.

[…]

Le devoir de mémoire ou la mémoire du devoir permettent de construire la France et notre vivre ensemble."

Devoir de mémoire, mémoire du devoir, France et vivre-ensemble: c'est ainsi que s'est exprimée Sarah El Haïry, la secrétaire d’État française en charge de la Jeunesse et de l’engagement, dans une tribune du 10 novembre 2020 qui devait préparer les célébrations du 11 Novembre. Enfermée dans cette aire sémantique de l'obligation que Yasmina Reza a dénoncée à juste titre, cette rhétorique s'inscrit dans une perspective particulièrement figée, ne laissant guère de place à l'autonomie, à l'espace d'initiative, et pas davantage à la faculté de discernement, toutes ces notions qui devraient trouver une place centrale dans les finalités de toute action éducative, surtout dans ce domaine. Il n'est pas sûr non plus qu'elle relève d'intentions partagées, ou partageables, tant cette notion de "vivre ensemble" peut se révéler étroitement normative.

Le second exemple, bien moins désespérant, concerne la commémoration d'un meurtre néofasciste commis à Bari contre un jeune militant en 1977. Il est extrait d'un discours du maire de cette ville, Antonio Decaro, prononcé le 28 novembre 2020.

"Malgré les restrictions, nous avons voulu rendre hommage à la mémoire de Benedetto Petrone, parce que cultiver la mémoire signifie connaître l'histoire et apprendre à interpréter le présent. Si un seul jeune, à travers cette journée, notre présence ou les récits sur les réseaux sociaux, avait envie de lire l'histoire de Benny, alors non seulement nous aurions rendu hommage à son sacrifice, mais nous aurions aussi semé une graine d'espérance pour l'avenir."

Lorsqu'il définit ainsi la mémoire, l'insistance avec laquelle Decaro l'associe à la connaissance, à l'apprentissage et à l'interprétation du présent paraît tout à fait essentielle. Si elles ne doivent pas être confondues, l'histoire et la mémoire ont sans doute été beaucoup trop séparées et opposées au cours des dernières années par la pensée dominante. En effet, il n'y a pas d'histoire sans mémoire, parce qu'une histoire sociale critique est forcément attentive à la nécessité d'une diversité de points de vue incluant les subalternes et les sans-parole. Mais il n'y a pas non plus de mémoire sans histoire, c'est-à-dire sans une mise en relation critique des récits mémoriels avec d'autres sources et d'autres regards possibles. Les mémoires relèvent de singularités ou de cadres sociaux diversifiés. Pour sa part, l'histoire demeure en quête de vérité et de synthèse sur une pluralité d'échelles. Par ailleurs, comme l'a si bien souligné Pierre Laborie, "l’historien se trouve chargé de préserver ce qu’il doit par ailleurs décaper et démythifier. Il est et doit être, tout à la fois, un sauve-mémoire et un trouble-mémoire". C'est à cette condition sans doute que prend tout son sens un concept comme celui de "mémoire historique", actuellement développé en Espagne dans un contexte de "desmemoria", c'est-à-dire d'occultation manifeste des crimes d'une dictature de longue durée et des souffrances qu'elle a engendrées pendant et après la guerre civile qui en marque les débuts.

Comme nous le confirment malheureusement les 27 Janvier qui se succèdent, la manifestation d'une mémoire sans histoire peut mener à la vacuité de discours creux et convenus, loin de tous les enjeux mémoriels sensibles qui peuvent marquer un territoire dans son temps présent. Nous nous trouvons ainsi dans cette situation paradoxale qui fait coexister l'ampleur prise par des initiatives mémorielles ritualisées avec la montée apparemment inexorable des replis identitaires et des discours ou actes de haine, en particulier en matière de racisme ou d'antisémitisme.

Est-il alors nécessaire de remettre de l'histoire dans la mémoire? L'expérience de Silvia Foti nous le montre en tout cas de manière emblématique. Petite-fille d'un héros national lituanien, Jonas Noreika, qui était en réalité un collaborateur actif dans la persécution des juifs de son pays, elle a soumis la mémoire familiale qui avait marqué toute sa vie à une enquête qui l'a fait constater une réalité bien différente. Stéphanie Trouillard en avait parlé en 2019 dans un reportage et un livre de Silvia Foti devrait paraître cette année à ce propos avec ce titre évocateur: "Petite-fille de nazi. Comment j'ai appris que mon grand-père était un criminel de guerre". Ce cas illustre le fait que les mémoires peuvent être contrastées, et parfois inversées par rapport à la réalité qu'elles portent, ce qui nécessite évidemment qu'elles soient soumises à la critique historienne.

Cette remarque vaut d'ailleurs tout autant pour les témoignages et les témoins. "Être témoin est une condition nécessaire mais non suffisante, a écrit Ernesto Ferrero en évoquant la pensée de Primo Levi (ici, p. 33). Ce qui compte, c'est la qualité du témoignage et l'usage critique - je devrais dire historiographique - de la mémoire. Cette qualité ne repose pas sur la quantité de données rapportées, mais sur la capacité de les organiser dans un schéma interprétatif aussi rigoureux que possible."

Simonetta Della Seta, qui a dirigé le Musée national du Judaïsme italien et de la Shoah à Ferrare et travaille aujourd'hui pour Yad Vashem, fait partie de ces protagonistes du travail de mémoire qui en réinterrogent le sens et les conditions qui le rendent possible. Elle insiste elle aussi sur l'importance de la connaissance dans une interview récente. "C'est surtout l'étude de l'histoire et de ce qui s'est passé, déclare-t-elle, qui offre des outils extraordinaires pour pouvoir lutter contre d'autres maux aujourd'hui, car on ne peut pas seulement énoncer la Shoah comme un symbole abstrait, il faut vraiment comprendre ce qu'elle a été pour pouvoir raisonner sur d'autres horreurs et s'y opposer. Nous devons comprendre la Shoah et l'étudier en profondeur sans l'utiliser comme un symbole ayant des significations génériques. Jamais, comme en ce moment, la connaissance n'a été aussi nécessaire, et il est fondamental que les experts et les chercheurs restent indépendants de la politique, précisément pour maintenir une étude rigoureuse qui ne peut et ne doit pas être déformée et manipulée. C'est à cette condition que nous pourrons protéger à la fois ce que les témoins nous ont transmis et les documents dont nous disposons, qui sont nombreux. C'est le moment non seulement de raconter l'histoire des atrocités, mais aussi de documenter la vie. De montrer la force qu'il a fallu pour se sauver et sauver les autres. Il ne faut pas seulement faire peur aux enfants. Il faut leur donner des outils pour croire en la vie et en l'être humain, malgré tout".

Dans un article de 2019, l'historienne Laura Fontana avait souligné pour sa part quelques écueils qui caractérisent le travail de mémoire et l'enseignement de la Shoah, là encore quand ils ne sont pas suffisamment nourris par la connaissance de l'histoire. Elle faisait notamment valoir que "privilégier une didactique des bonnes intentions a plusieurs conséquences. Tout d'abord, cela mène à diffuser une histoire simplifiée: non seulement le récit du judaïsme est réduit à sa persécution, mais l'histoire de la Shoah est réduite à la dernière phase de la destruction (la période des déportations vers le lieu de la mort). Choisir d'enseigner une histoire centrée sur la fin de l'événement consiste à reléguer au second plan tout ce qui s'est passé avant, comme si c'était moins grave que l'aboutissement, et par conséquent à ne pas pouvoir comprendre d'où vient la trajectoire du mal." Elle insistait aussi sur le problème que poserait la présentation d'une "leçon d'Auschwitz" comme "un exemple de négation terrifiante des droits humains susceptible de sensibiliser les jeunes aux valeurs démocratiques par une sorte de réaction". Là encore, ce serait passer à côté de la complexité de la criminalité de masse du nazisme, ce serait écraser la spécificité de la destruction des juifs d'Europe, qui n'est pas seulement mais bien plus qu'une négation de leurs droits, mais aussi l'existence et la spécificité des autres catégories de déportés comme des autres crimes contre l'humanité dans l'univers des camps.

Cependant, si la connaissance de l'histoire est importante pour le travail de mémoire, elle ne trouve son sens qu'en relation avec le présent et l'avenir. "Pourquoi devrions-nous célébrer la Journée de la mémoire, s'est demandé Ascanio Celestini dans le cadre de cette édition 2021, si c'est pour le faire en regardant seulement le passé, seulement ce qui est arrivé et non pas ce qui advient? Aucun de ces millions de morts ne reviendra à la vie avec une couronne de fleurs, une minute de silence ou la lecture théâtrale d'une page du Journal d'Anne Frank." Il importe dès lors que "la mémoire du passé me serve pour le présent et l'avenir".

Le travail de mémoire est donc une activité complexe dont le sens relève de facteurs multiples, parmi lesquels se repèrent notamment les problèmes de définition et de comparaison des crimes de masse, les interactions entre histoire et mémoires, mais aussi les liens entre passé, présent et avenir. Avec la Journée de la mémoire, c'est déjà l'intitulé qui interroge puisqu'il s'agit, selon les pays, de la mémoire des génocides (en France), de la mémoire de l'Holocauste (un peu partout, par regrettable anglicisme) ou de la mémoire tout court (en Italie), le terme de Shoah étant évité pour ne pas confondre avec le jour de Yom HaShoah en avril. Or, la pertinence de l'usage du terme "Holocauste" pour désigner la destruction des juifs d'Europe est contestable et problématique, alors que celui de "génocide", qui ouvre au comparatisme, pose forcément la question, qui n'est pas complètement résolue, de savoir quels crimes contre l'humanité inscrire ou pas dans cette catégorie.

Quant aux finalités du travail de mémoire et aux mécanismes qui permettent de le poursuivre, il est intéressant, en ce temps de pandémie Covid-19, de constater l'usage de la métaphore du vaccin pour en rendre compte. En effet, dans son discours susmentionné, António Guterres a déclaré qu'il "n'existe pas de vaccin contre l'antisémitisme et la xénophobie. Mais notre meilleure arme reste la vérité." C'est là une autre manière de rappeler la nécessité de la connaissance de l'histoire dans le travail de mémoire. Beaucoup d'autres en Italie ont utilisé la formule consistant à présenter la mémoire comme un vaccin contre l'indifférence. Mais en réalité, cette expression est antérieure à la pandémie puisqu'elle a été utilisée au moment de sa nomination par la sénatrice à vie Liliana Segre, rescapée d'Auschwitz où elle avait été déportée avec son père après avoir été refoulée à la frontière italo-suisse. Elle déclarait en effet en 2018 que "sauver ces histoires de l'oubli, cultiver la mémoire, c'est encore aujourd'hui un précieux vaccin contre l'indifférence et cela nous aide, dans un monde si rempli d'injustices et de souffrances, à rappeler que chacun de nous a une conscience. Et peut en faire usage". Mais c'est surtout le terme d'indifférence qui compte ici, et qui a été mis en exergue dans le Mémorial de la Shoah de Milan où est présenté un "mur de l'indifférence" qui constitue un avertissement préalable au public précédant l'évocation ce qui a été possible et le demeure.

L'image du vaccin, si elle a un sens, devrait alors concerner sa version instable et saisonnière, à répéter régulièrement, pour rendre compte de la grande fragilité et du caractère toujours inaccompli de ce travail de mémoire qui devrait nécessairement durer et se renouveler de génération en génération. Sans effacer pour autant notre inquiétude vis-à-vis de l'indifférence.

Charles Heimberg (Genève)

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