La Journée du 27 janvier est celle de la mémoire de la Shoah et de la prévention des crimes contre l'humanité. Elle concerne chaque pays à travers la dimension universelle de cette nécessité du travail de mémoire, mais aussi en fonction des aspects spécifiques qui relient chaque pays à cette histoire tragique. Ainsi, en Suisse, le refoulement de réfugiés juifs à la frontière, alors que d'autres ont été accueillis, constitue sans doute, avec l'initiative suisse qui a mené, en 1938, à ce que les autorités allemandes marquent d'un tampon "J" les passeports de leurs ressortissants juifs, la faute majeure qu'il ne faut pas occulter et qui peut nous faire réfléchir quant au présent et à l'avenir.
Vingt ans après la publication des travaux de la Commission Indépendante d’Experts Suisse – Seconde Guerre Mondiale (CIE), la société helvétique n'est apparemment plus aussi réceptive à ce travail d'histoire et de mémoire et connaît une sorte de retour d'amnésie. La Suisse, comme d'autres pays, a été récemment marquée par le spectacle indigne de protestations qui associaient les mesures sanitaires prises contre la pandémie de Covid-19 aux crimes de masse perpétrés par Hitler et les nazis. Alors que les derniers témoins sont en train de disparaître, la mémoire de la répression, de la déportation et de la lutte contre les fascismes est fragile et change de nature. Mais jamais, sans doute, ce travail d'histoire et de mémoire sur les effets de la criminalité nazie et fasciste n'a été aussi indispensable.
En ce qui concerne la Suisse, ses autorités et ses élites économiques, le Rapport Bergier susmentionné (page 499) a abouti en 2002 aux constats synthétiques suivants:
"Il ne s’agit pas ici d’opposer naïvement une perception «réaliste» à une vision «idéaliste» des événements, mais d’être à la hauteur des principes moraux qu’un Etat s’est donnés et auxquels il a d’autant moins de motifs de déroger lorsque sa situation devient critique et menacé. Le tampon «J» de 1938; le refoulement de réfugiés en danger de mort; le refus d’accorder une protection diplomatique à ses propres citoyens; les crédits considérables de la Confédération consentis à l’Axe dans le cadre des accords de clearing; la trop longue tolérance d’un transit énorme et suspect à travers les Alpes; les livraisons d’armes à l’Allemagne; les facilités financières accordées aux Italiens comme aux Allemands; les polices d’assurance versées à l’Etat nazi et non à leurs détenteurs légitimes; les trafics douteux d’or et de biens volés; l’emploi de quelque 11 000 travailleurs forcés par des filiales d’entreprises suisses; la mauvaise volonté et les négligences manifestes en matière de restitution; l’asile accordé au lendemain de la guerre à des dignitaires du régime déchu qualifiés d’«honorables Allemands»: tout cela n’a pas été seulement autant d’infractions au droit formel et à la notion d’ordre public si souvent invoqués. Ce furent autant de manquements au sens de la responsabilité – parfois dénoncés, mais en vain, au cours du dernier demi-siècle – qui retombent aujourd’hui sur la Suisse: elle doit l’assumer."
La sénatrice à vie italienne Liliana Segre, qui vient de rappeler l'importance que le prochain Président "se préoccupe des valeurs de l'antifascisme" dans le contexte de l'élection en cours, a été refoulée à la frontière italo-suisse le 8 décembre 1943, avant d'être déportée à Auschwitz d'où elle reviendra sans son père.

En 2018, elle était venue témoigner au Tessin, et voici comment elle a raconté ce refoulement:
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Extrait d’un témoignage de Liliana Segre. Récit de son refoulement à la frontière italo-suisse
Mon père, tout heureux de cette autorisation du préfet de police de Côme est venu me chercher à Castellanza et m’a dit : Toi et moi, nous fuyons, nous allons en Suisse.
Aaaahhhh, c’était le plus grand des bonheurs. Fais ta valise, fais une petite valise, et je me souviens de nos hôtes, les merveilleux Civelli, qui me mirent dans la valise tout ce qu’ils avaient de mieux, des chaussures qui m’allaient aussi à moi, un collier tout neuf, toutes sortes de choses, et mon père avait aussi sa petite valise, et nous avons commencé à aller vers Saltrio, vers Viggiù, de nuit, et je commençais à me sentir comme une héroïne, un personnage de film, de ces petits films que j’avais vus avec mes yeux d’enfant, qui allait escalader la montagne, qui était une clandestine avec de faux papiers, même si nous avions aussi caché nos vrais papiers, parce qu’en Suisse, on ne pouvait pas entrer avec de faux papiers, il fallait avoir nos vrais documents pour démontrer que nous étions des juifs en fuite. Et ces contrebandiers italiens sans scrupules, pour une somme énorme, nous ont laissé une nuit sur la montagne dans une cabane, et le matin, à l’aube, là derrière Saltrio, avec deux vieux cousins qui nous avaient rejoints au dernier moment, il pleuvinait, et moi, je donnais la main à mon papa et nous courions, courions, avec les contrebandiers qui criaient derrière nous, courez, courez, parce que sinon la patrouille va arriver et vous tirer dessus, nous tirer dessus. Et à ce moment, je ne sais pas comment dire, peut-être que je n’avais même pas peur, j’étais tellement prise par cette idée que j’étais une clandestine sur la montagne, et de là, la liberté.
Mais ça ne s’est pas passé comme ça, parce que les contrebandiers ont jeté nos valises dans une carrière de pierres dont je sais qu’elle existe encore, derrière Saltrio, derrière Viggiù, et là, avec une grande difficulté, au milieu de pierres glissantes parce qu’il pleuvinait, avec mon père qui portait à tour de rôle les vieux cousins sur ses épaules, nous nous sommes retrouvés en haut, fatigués, déjà fatigués à l’aube, mais tellement contents qu’il nous manque juste ce bout de zone frontière avant de pouvoir être libres. Mais cela ne s’est pas passé ainsi. Entrés dans un petit bois, je vis au loin, et je le dis à mon père, des soldats qui avaient des uniformes qui ressemblaient beaucoup à ceux des Allemands. Et lui dit - non, non, non, non, sois tranquille, ce sont des Suisses. Et ces deux soldats nous prirent sans un mot, vraiment, ils savaient déjà sûrement comment nous allions finir, parce sans rien dire à ce quarteron de personnes heureuses, qui pleuraient de toute leur émotion pour être arrivées à la liberté. Nous fûmes accompagnés, nous avons traversé Arzo. Je me souviens, c’était tôt le matin, parce que nous avions dû nous lever très tôt pour ce passage de frontière, très dangereux naturellement, et les femmes qui allaient chercher le lait, des personnes qui passaient, ne nous regardaient pas. J’ai tout de suite pensé que c’était étrange, ces quatre personnes qui ne faisaient pas partie du village d’Arzo, qui passent le matin, et personne ne les regarde. C’était comme une manière d’éviter ces gens sans vouloir le dire.
Et ils nous emmenèrent tout de suite au commandement. Et là, ils nous firent attendre dans un corridor. Et j’ai raconté tellement de fois qu’au cours de ces heures d’attente, quand nous avons attendu, attendu, attendu, il y avait une série de tableaux avec des papillons des montagnes suisses, et tous les papillons avaient une épingle pour les faire tenir. Et je me souviens que j’ai eu une pensée fugace. Comme déjà l’idée du papillon avec son épingle ne me plaisait pas du tout, que je n’aurais jamais eu le goût de le faire, je me suis demandé si je n’étais pas moi-même un papillon tenu par une épingle. Et je me souviens d’avoir écarté cette idée, parce que nous étions heureux d’être là. Puis quand nous avons été reçus, ce fut terrible. Parce que cet officier, suisse allemand, qui nous avait fait attendre des heures, sans un verre d’eau, sans nous demander si nous voulions quelque chose, de l’eau chaude, je ne sais pas. C’était l’hiver, c’était décembre, il ne faisait pas un temps à aller à la mer. Et quand mon père commença à parler, à dire : -Écoutez, nous sommes ici, avec ma fille qui a 13 ans, pour échapper à ce qui nous attendrait en Italie, lui, lui répondit : Vous, vous êtes un imposteur, vous êtes un imposteur qui veut échapper aux devoirs militaires, sans savoir, l’ignorant, que les officiers, comme mon père et mon oncle, qui avaient été officiers pendant la Première Guerre mondiale, avaient reçu à leur retour leur carte d’officier en congé parce que les juifs n’avaient pas le droit d’appartenir à l’armée, même s’ils avaient été décorés à la guerre précédente. Et donc, mon père n’aurait en aucun cas pu être rappelé. Et donc il lui dit : Excusez-moi, en lui expliquant que de toute façon il n’aurait pas pu, mais vous pensez vraiment que si cela avait été l’idée j’aurais emmené comme ça dans les montagnes ma fille de treize ans, qui est le bien de ma vie? Il lui répondit que non, que c’était une fille idiote, que comme en Italie il y a la guerre, et qu’il n’y a pas la guerre ici, eh bien, elle venait ici en villégiature. Et pour les deux anciens, les Ravenna, - qui moururent juste après, l’un s’est suicidé à la prison de San Vittore quand nous avons été appelés pour la déportation, et l’autre est mort de détresse, au camp de Fossoli, pour maladie, pour dénutrition -, mon père dit : Mais ces deux vieux messieurs auraient passé la montagne en plein hiver pour venir ici parce que… Non, eux, ce ne sont que des gens qui nous posent seulement des problèmes, de vieilles personnes à soigner… Et eux, les deux Ravenna, montrèrent qu’ils avaient tous les moyens, ce qui est démontré dans le procès-verbal de l’arrestation en Italie, qu’un historien qui s’appelle Giannantoni, qui est un de mes amis, m’a donné : le procès-verbal original de notre arrestation une fois arrivés en Italie. L’argent qu’avaient les Ravenna, celui que nous avions nous, cela fit dire à mon père à cet officier :
Regardez, nous avons les moyens de vivre, je peux faire vivre moi et ma fille.
Ha, vous venez ici mener la grande vie. Mais nous, nous avons besoin de gens qui travaillent.
Mais, nous, nous pouvons travailler.
Il nous méprisa, il nous maltraita. Moi, quand je compris que toute la peur, tous les efforts, toute la douleur d’avoir quitté la maison étaient inutiles, moi qui ne suis pas capable de faire ce genre de scènes, qui suis quelqu’un qui ne fait jamais de scène dans la vie, je me suis jetée par terre comme une désespérée, je lui ai pris les jambes en lui disant : je vous en prie, je vous en supplie, j’y tiens, ne nous renvoyez pas en arrière, ils vont nous tuer. Et il me rejeta comme l’on fait avec des petits chiots qui viennent contre soi, une fois, deux fois, et la troisième, on dit : va-t-en, tu me casses les pieds. Et cet homme nous a envoyé balader par tous les moyens. Il m’a chassé de ses jambes. Je l’ennuyais. Il nous a fait raccompagner par les gardes avec la baïonnette au cou et de vieux fusils, je m’en souviens. Deux gardes narquois nous ont ramenés plus ou moins là où nous étions passés le matin, et là, sur le chemin, nous avons été arrêtés par la Garde des Finances italienne en chemise noire. Et moi, à 13 ans, je suis entrée seule dans la prison de Varèse.
Pourquoi ? Pourquoi ? Comment quelqu’un qui n’a rien fait, qui a seulement la culpabilité d’être né, peut-il y entrer ?
Liliana Segre
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Source
Le 3 décembre 2018, Liliana Segre a donné la conférence dont ces propos sont extraits à l'Université de la Suisse italienne pour les jeunes du Tessin. Elle a alors raconté son expérience. La RSI - Radiotélévisione suisse de langue italienne - a filmé l'intégralité de son témoignage.
L'extrait transcrit et traduit qui porte sur son refoulement se trouve ici, et ici, entre 16’ 25’’ et 25’ 50’’.
Ce jour-là, le conseiller d'État tessinois Manuele Bertoli, directeur du Département de l'éducation, de la culture et du sport, a présenté des excuses en sa présence pour ce qui est arrivé durant la Seconde Guerre mondiale et le fait que Liliana Segre et son père aient été refoulés à la frontière, à Arzo, par un officier suisse qui ne voulut rien savoir. "Vous avez été victime de lois erronées, les lois italiennes, mais aussi celles de notre pays", a-t-il ajouté.
À lire et entendre ici.
Charles Heimberg (Genève)