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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 27 janvier 2024

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Fragilité de la mémoire, fragilité de l'avenir

La transmission de l'histoire et de la mémoire des victimes du nazisme, déjà fragilisée par la disparition des témoins et la montée de l'extrême droite, l'est plus encore avec la guerre en cours, la tragédie humanitaire de Gaza et les instrumentalisations du passé.

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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les massacres du Hamas du 7 octobre dernier ont provoqué un énorme choc par leur ampleur inédite et leur mode opératoire, en semant la terreur et en s'attaquant à des civils, avec crimes sexuels, meurtres et prises d'otages. Injustifiables quelles que soient le contexte et les circonstances, le droit international aura à les qualifier. Le travail des historiennes et des historiens impliquera aussi de les inscrire dans la longue durée du conflit israélo-palestinien, de ses injustices et de la gestion calamiteuse du gouvernement de Netanyahu et de ses alliés d'extrême droite.

La sidération provoquée par les attaques du 7 octobre dans la société israélienne est bien légitime. Mais rien ne justifie pour autant les violences et les exactions de l'extrême droite et des colons à l'égard des Palestiniens de Cisjordanie. Quant à la violence disproportionnée d'Israël et de son armée à Gaza, avec ses dizaines de milliers de victimes civiles et la crise humanitaire qu'elle provoque, elle est d'une telle gravité que la Cour internationale de Justice, dans son Ordonnance du 26 janvier 2024, vient de considérer comme plausible la possibilité de la voir déboucher sur des crimes de génocide. La Cour s'est seulement déclarée compétente pour traiter cette question et n'a malheureusement pas décrété le cessez-le-feu immédiat qui aurait dû s'imposer et s'impose pour des raisons humanitaires évidentes. Toutefois, les mesures conservatoires qu'elle a fait valoir en termes de prévention de tout acte génocidaire, avec aussi la libération des otages israéliens par toutes les organisations qui les détiennent, et la fourniture de toute urgence de l'aide humanitaire et des services de base à la population de Gaza, ne paraissent guère compatibles avec la poursuite de la guerre. La nécessité d'un cessez-le feu immédiat est ainsi d'autant plus patente.

Le souvenir d'un incident critique

Dans une enquête effectuée il y a quelque temps avec la sociologue Monique Eckmann, nous nous demandions si des incidents critiques survenaient dans l'enseignement de l'histoire de la destruction des juifs d'Europe depuis la Suisse romande. Par incident critique, nous ne pensions pas à ces situations récurrentes dans lesquelles des élèves pouvaient souligner les exactions israéliennes à l'égard des Palestiniens ou leur intérêt pour d'autres génocides, mais des situations suffisamment déstabilisantes du point de vue de l'enseignante ou de l'enseignant pour que cela remette en cause la possibilité même d'aborder cette thématique avec des élèves.

Un tel cas d'incident critique, certes unique et isolé, était apparu dans nos entretiens. Il était d'autant plus significatif qu'il s'agissait d'un enseignant particulièrement expérimenté à propos d'une situation concernant un rescapé de la Shoah s'adressant à ses élèves:

«Son témoignage, la précision de ses souvenirs, les images, la progression du drame, bref, tout ça était vraiment magnifique, les élèves, pas un bruit, pas un mot, une captation, tu sens ça, en tant que prof […]. Donc, c’était phénoménal. Et à la fin, je ne sais plus pourquoi, je ne sais plus comment, je ne sais plus si c’est à la suite d’une question d’élève, de prof, si c’était spontané, ce monsieur s’est permis des propos que je qualifie de racistes à l’égard des Palestiniens […]. Ça m’a profondément choqué. Je me suis dit, dans le fond, on fait ça pourquoi?» (27)

Certes, la rencontre avec un témoin relève toujours d'interactions humaines et cette mise en relation implique chaque fois une certaine prise de risque. Dans ce cas, cependant, les tensions et les contradictions étaient allées trop loin pour cet enseignant:

«C’était la conjonction de ce témoin et de mon enseignement sur le conflit israélo-palestinien, qui est pour moi une autre spoliation. Pour moi, l’histoire de la Palestine, il y a un peuple qui a été spolié, c’est évident. Il y a des courants sionistes qui existent encore qui veulent les foutre dehors, les Arabes, c’est clair et net. Et ce monsieur, peut-être, je ne sais pas, mais en tout cas dans ses propos, on aurait pu imaginer qu’il en faisait partie. Donc le ‹plus jamais ça!› là-dedans, je ne m’y retrouve plus.» (29)

La gravité de la situation actuelle dans le conflit israélo-palestinien m'a rappelé cet extrait d'entretien publié en 2011, mais qui remonte à une quinzaine d'années. J'y ai repensé en tant qu'enseignant universitaire s'adressant à des étudiantes et étudiants se formant à l'enseignement de l'histoire. Non pas parce que je ressentais à mon tour cette situation comme un tel incident critique susceptible de me faire lâcher prise, mais parce que la secousse que produit cette actualité est très sérieuse tant elle fragilise encore davantage la transmission de cette histoire et de cette mémoire de la criminalité de masse du nazisme et des fascismes. En effet, tout cela survient dans le double contexte de la disparition en cours des derniers témoins de cette tragédie et de la montée effrayante de l'extrême droite.

Un 27 Janvier très particulier

La date du 27 janvier marque l'arrivée des troupes soviétiques à Auschwitz et incarne en quelque sorte l'horreur des crimes, et des camps, nazis. Elle a été instituée en 2001 par le Conseil de l'Europe en tant que Journée de la mémoire de la Shoah et de la prévention des crimes contre l'humanité. Cet intitulé permet de donner du sens pour le présent et l'avenir à ce nécessaire travail de mémoire. Et, bien entendu, il ouvre la voie à des comparaisons sensibles.

Mais ce 27 Janvier de 2024 est forcément différent des autres. Il arrive dans des circonstances complètement inédites, après plus de trois mois de relance du conflit israélo-palestinien, d'une tragédie humanitaire à Gaza et d'une foison d'usages problématiques de mots et de concepts dans les médias et l'espace public. Il survient dans une certaine confusion induite par des mésusages du passé et des comparaisons discutables. Mais aussi au lendemain de la décision de la Cour internationale de Justice se déclarant compétente relativement à la possibilité d'actes génocidaires à Gaza.

Un collectif de seize chercheurs d'universités américaines, parmi lesquels les historiens Omer Bartov et Christopher R. Browning, avait déjà dénoncé il y a quelque temps dans une tribune certains propos déshumanisants de figures des autorités israéliennes, ainsi qu'une inacceptable prétention à l'impunité en relation avec le traumatisme de la Shoah, ce qui n'aide pas à combattre l'antisémitisme:

«En appeler à la mémoire de la Shoah, c’est hypothéquer une juste compréhension de l’antisémitisme auquel les juifs font face aujourd’hui. Et c’est aussi donner un faux tableau, dangereux, des causes de la violence à l’œuvre en Israël et en Palestine.»

«Affirmer avec insistance que «les membres du Hamas sont les nouveaux nazis» tout en tenant les Palestiniens collectivement responsables des actions du Hamas, c’est attribuer des motivations antisémites invétérées à ceux qui défendent les droits des Palestiniens. C’est aussi mettre en opposition la protection du peuple juif et la défense des droits humains et du droit international, l’assaut actuellement mené sur Gaza relevant dès lors de la nécessité. Et invoquer la Shoah dans le but de décrédibiliser d’office les manifestants qui réclament une «Palestine libre», c’est encourager la répression des défenseurs des droits des Palestiniens et la confusion entre antisémitisme et critique d’Israël.»

Pour les auteurs de cette tribune, les comparaisons entre la crise israélo-palestinienne et le nazisme sont des «déroutes intellectuelles et morales». Et pourtant, il faut le souligner, la comparaison est une activité centrale pour le travail d'histoire, comme l'a notamment rappelé le chercheur Enzo Traverso:

«La première question à laquelle il faut prêter attention est donc celle du comparatisme, qui fait également partie intégrante de l'atelier des historiens. En principe, l'histoire ne peut être comprise sans comparaison et, sur le plan historiographique, le comparatisme sert à construire les bonnes analogies et surtout à identifier les différences. Dans le cas présent, ce sont surtout les différences qui ressortent clairement.» [trad.]

Ainsi, cet auteur réfute lui aussi à juste titre un comparatisme biaisé qui serait fondé sur des mésusages du passé, qui assimilerait par exemple les attaques du Hamas ou l'intervention israélienne à Gaza à des crimes nazis.

Tout cela plaide par ailleurs pour un travail critique de fond sur les mots en usage pour dire ce conflit. Par exemple, les notions de crimes de guerre, crime contre l'humanité ou génocide correspondent à des définitions juridiques bien précises. Leurs usages par les historiennes et les historiens sont parfois un peu différents, notamment parce qu'ils n'examinent pas seulement les crimes et leurs auteurs, mais mettent en perspective dans leurs contextes spécifiques les points de vue des victimes, des bourreaux et des témoins. Mais tout cela mériterait d'être mieux clarifié.

Dans un post-scriptum à un entretien récemment publié, l'historien Carlo Ginzburg s'est quant à lui posé des questions sur les événements en cours qui ne peuvent pas être ignorées:

«[Il] s’impose en effet de se demander dans quelle mesure les défaillances du Mossad et de l’armée israélienne auraient pu être conditionnées par la stratégie politique de Netanyahu? Comme Alon Altaras l’a rappelé dans un article paru le 11 octobre 2023 dans Il Fatto quotidiano, en mars 2019, Netanyahu déclarait: «Ceux qui ne désirent pas la naissance d’un état palestinien doivent renforcer le Hamas et affaiblir l’autorité palestinienne; ils doivent créer une attitude différente entre les territoires administrés par l’Autorité Palestinienne et la bande de Gaza». La sanglante défaite de la stratégie de Netanyahu l’a amené à renverser son approche, en identifiant le Hamas avec la population palestinienne. Les résultats sont sous nos yeux : une tragédie terrible qui continue. Est-ce que tout cela a des rapports avec la nouvelle vague d’antisémitisme qui a déferlé en Europe et aux États-Unis? La réponse est, à mon avis, évidente. J’espère que personne n’osera suggérer qu’en disant cela, je voudrais justifier l’antisémitisme qui demeure une attitude horrible persévérant depuis deux millénaires à tous niveaux et sous toutes ses formes. Mais est-ce que le massacre de la population civile palestinienne ou l’indifférence pour le destin des otages israéliens sont moins horribles?»

Cela me semble mener à une autre question encore. En ne parlant pour l'instant que de celles et ceux qui cherchent à comprendre comment sortir de ce conflit en l'observant de loin, pourquoi sommes-nous si peu capables de compassions croisées, de prises en compte simultanées de points de vue opposés, de légitimités contradictoires? Comment pouvons-nous résister à ces narrations essentialisantes qui assimilent à tort les Palestiniens aux actions du Hamas, les juifs à la politique du gouvernement israélien? Comment contrecarrer aussi, en s'en tenant à l'universalité des droits humains, cette représentation sociale problématique consistant à voir certains descendants d'un peuple victime être devenus les bourreaux d'un autre peuple? Et qu'en est-il de la comparaison de ces violences d'un contexte spatio-temporel à un autre?

L'historien Carlo Greppi avait déjà déconstruit cette mise en équivalence, parmi d'autres lieux communs, et vient de le rappeler:

«On ne peut jamais dire que «les victimes deviennent des bourreaux». Pourquoi? La raison est simple: la grande majorité d'entre elles, au moment de la Shoah, n'étaient pas encore nées. En d'autres termes: au-delà de ce qu'elles font ou voudraient faire, la grande majorité d'entre elles ne peuvent être qualifiées de «victimes» au sens où on l'entend communément. Par ailleurs, la responsabilité des meurtres, des atrocités, des exterminations - et la responsabilité en général - est individuelle et non héréditaire. Toute tentative d'attribuer une culpabilité collective à un groupe humain en tant que tel sent à plein nez l'identitarisme, le nationalisme, l'antisémitisme, l'islamophobie, le racisme.» [trad.]

L'essayiste Stefano Levi della Torre est parti lui aussi de cette interrogation dans un texte récent pour distinguer deux conceptions bien différentes de la mémoire de la Shoah:

«Sur la mémoire de la Shoah, deux thèses se sont opposées ces dernières années. Selon la première, la Shoah est le paradigme de tout massacre et génocide planifié dans la mesure où elle résume toutes les modalités qui apparaissent en partie dans d'autres persécutions, et la mémoire de la Shoah vaut non seulement pour elle-même, mais aussi pour attirer l'attention sur toutes les autres «cruautés de masse» du passé et du présent afin de mobiliser les consciences et l'action pour que des faits similaires ne se répètent pas pour les juifs ou d'autres. À cette approche s'oppose la thèse selon laquelle l'extermination des juifs est un fait extrême, de sorte que tout mélange avec des persécutions, des massacres et des génocides infligés à d'autres personnes et dans d'autres situations réduit la perception de son caractère unique et de sa portée, ce qui favoriserait ceux qui ont intérêt à marginaliser la Shoah dans l'histoire, au point de nier le nombre et l'identité des victimes, les intentions et les modalités de l'extermination, ou le fait même qu'elle ait eu lieu.»  [trad.]

Prenant position sans ambiguïté pour la première thèse, il explique ensuite comment la seconde «finit par dégrader la mémoire des victimes d'Auschwitz en la réduisant à un instrument et à une justification d'une politique nationaliste».

En reprenant la seconde partie de l'intitulé initial de la Journée de la mémoire, c'est-à-dire la prévention des crimes contre l'humanité, il s'agit aussi de refuser toute banalisation, ou toute occultation, de crimes contemporains au nom d'une essentialisation de la Shoah. Cela vaut d'ailleurs tout autant pour la connaissance de l'histoire du régime nazi et de la Shoah, qui ne devrait pas seulement s'en tenir à l'ampleur de la catastrophe finale, mais interroger aussi en amont les circonstances et les processus qui, petit à petit, ont finalement rendu possible cette catastrophe. Cette remarque, appliquée aux problèmes contemporains, ne devrait pas seulement nous inciter à observer et à nous préoccuper du désastre humanitaire en cours à Gaza, mais aussi, par exemple, de la tragédie migratoire en Méditerranée, ou de la montée de l'extrême droite dans des sociétés démocratiques qui voient s'effondrer beaucoup de digues à l'égard de ces partis extrémistes et xénophobes.

Qu'en est-il, qu'en sera-t-il, pour l'histoire scolaire?

Ce 27 Janvier si particulier interpelle forcément l'enseignement de l'histoire de ce XXIe siècle et, en même temps, les questionnements qui orientent ou devraient orienter les travaux qui concernent la didactique de l'histoire.

Jusque-là, lorsque des élèves s'interrogeaient sur l'actualité, le conflit israélo-palestinien et les droits du peuple palestinien en étudiant l'histoire du régime nazi et de la persécution des juifs, il y avait lieu de faire distinguer les deux problématiques en faisant valoir qu'elles relevaient de contextes bien différents et que, d'une certaine manière, si l'on pouvait bien sûr toujours évoquer ces deux situations, il ne fallait pas les confondre et il valait mieux les aborder séparément.

Mais qu'en sera-t-il désormais? Sera-t-il toujours possible de montrer que ce sont des situations différentes? Sans doute. Mais comment affirmer désormais qu'elles n'auraient rien à voir l'une avec l'autre?

Le choix pertinent de Levi della Torre de concevoir la Shoah comme le paradigme de tout massacre planifié valant «non seulement pour elle-même, mais aussi pour attirer l'attention sur [tous] les autres» rend la comparaison toujours nécessaire, pour autant qu'elle marque bien aussi les différences et ouvre à la réflexion sur le sens du passé pour le présent. Le travail d'histoire et de mémoire implique par ailleurs de mettre à distance les dérives prescriptives et les injonctions essentialisantes, seul moyen de contrer aussi les dommages causés par l'actualité au message universel de la mémoire de la Shoah en termes de droits humains et de lutte contre l'antisémitisme.

En réalité, cette question se pose sans doute aussi sur une plus vaste échelle. Elle dépend de tout ce qui a changé ou est en train de changer avec et pour les élèves d'aujourd'hui et de demain: l'éloignement et la disparition progressive des témoins de l'époque de la Shoah, l'évolution de la mémoire de la lutte contre le fascisme dans une société d'après les témoins qui voit monter l'influence de l'extrême droite, le brouillage des horizons d'attente en relation avec des difficultés sociales prégnantes et l'appréhension de la crise environnementale et climatique qui menace la planète, etc.

Dans ce monde si troublé, il y a décidément lieu de repenser profondément la transmission et l'appropriation de l'histoire, d'une histoire rigoureuse et réflexive, en quête de vérité et d'ouverture à des possibles; mais aussi de repenser les manières d'entretenir une mémoire susceptible de préserver l'avenir.

Charles Heimberg (Genève)

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