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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 27 juillet 2011

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Il faut mettre la folie du tueur norvégien dans son contexte, c’est une alerte !

Dans toute l’Europe, des personnalités et des groupements d’extrême-droite, mais aussi d’une certaine droite dure qui soutient et influence fortement des coalitions conservatrices dans un cadre démocratique, poussent des cris d’orfraie et se découvrent d’insoupçonnables vertus humanistes. Ils dénoncent, la main sur le cœur, un amalgame prétendument abusif entre leurs combats identitaires contre les migrants et les crimes d’un individu qui serait isolé.

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Dans toute l’Europe, des personnalités et des groupements d’extrême-droite, mais aussi d’une certaine droite dure qui soutient et influence fortement des coalitions conservatrices dans un cadre démocratique, poussent des cris d’orfraie et se découvrent d’insoupçonnables vertus humanistes. Ils dénoncent, la main sur le cœur, un amalgame prétendument abusif entre leurs combats identitaires contre les migrants et les crimes d’un individu qui serait isolé.

Ils ont tort. Et déjà les dérapages de quelques-uns, du Front national ou de la Lega Nord, sitôt mais inutilement déminés par leurs chefs, en sont un signe.

La liste est d’ailleurs longue de ceux qui banalisent la réalité des faits et ne tirent aucune leçon de ces 76 [désormais 77] morts en Norvège. Par exemple, dans la société suisse, quelle complaisance n'observe-t-on pas envers les fers de lance d’un mouvement d’extrême-droite, l’Union démocratique du centre, qui porte si mal son nom en français. Certes, et malheureusement, il s’agit d’un parti gouvernemental. Mais c’est surtout une mouvance xénophobe et national-populiste qui empoisonne littéralement la vie politique suisse depuis plusieurs années, et non sans réussite, avec une succession d’initiatives populaires porteuses de haine identitaire et de démagogie.

Ainsi, trois jours à peine après la terrible tuerie norvégienne, une nouvelle de ces initiatives xénophobes de l'UDC vient d’être lancée, sans la moindre vergogne, au pire des moments, preuve s'il en fallait encore de l'indifférence à la dignité humaine de ces milieux. But de cette initiative : mettre fin à « l’immigration de masse ». Avec une nouvelle affiche qui joint l’image au verbe dans cette entreprise de haine : elle figure des jambes noires foulant un sol rouge marqué d’une croix suisse. Probablement, cette initiative de trop, cette nouvelle initiative de trop, si bien défendue par ce symbolisme sans finesse, aidera ces populistes xénophobes, financés par l’une des plus grosses fortunes du pays, à obtenir un très beau score aux élections fédérales de cet automne ! Mais tout cela, décidément, n’inspire rien de bon !

Au lendemain de ce drame norvégien, les ténors de l’UDC ont été, comme d’habitude, beaucoup entendus dans les médias de service public. Oskar Freysinger en tête, tribun identitaire du Valais, qui fréquente l'islamophobe néerlandais Geert Wilders qu'il avait essayé d'inviter dans son village. Bien sûr, lui et ses collègues n’ont jamais prôné une violence aussi abjecte. Ils n’ont d’ailleurs aucunement pour habitude d'appeler à quelque violence illégale que ce soit. Mais ils ne se sentent guère interpellés par un aspect de la réalité qui ne relève pas de l’amalgame avec un prétendu fou isolé, mais bien plutôt d’un phénomène de contamination qui peut faire beaucoup de dégâts. En effet, la folie, même la pire des folies, n’est jamais un phénomène complètement isolé ; elle s’exprime dans un contexte de société, dans un environnement culturel dont elle n’est jamais complètement disjointe.

Il n’est donc pas suffisant qu’un mouvement comme l’UDC ne pratique pas directement la violence pour être exonéré de toute responsabilité quant à l’univers mental qu’il contribue à ériger, quant au terreau périlleux qu’il contribue à fabriquer. Toujours et partout, les discours de l’UDC jouent délibérément avec le feu, avec la violence symbolique, celle qui a eu par exemple pour cible le symbole des minarets. Ainsi propagent-ils subrepticement les semences d’une crispation identitaire des plus dangereuses. Non pas, encore une fois, en appelant directement à une quelconque violence physique. Mais en répandant encore et toujours la violence faussement douce d'une novlangue, au sens de ce que Victor Klemperer dénonçait dans les années trente [LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d'un philologue, Paris, Albin Michel, 1996, [1947], aujourd’hui Pocket], et de ce que George Orwell décrivait dans son magnifique roman 1984 [Paris, Gallimard, 1972 [1949], aujourd’hui Folio]. C’est-à-dire un langage de stigmatisation et d’exclusion, qui blesse ses principaux destinataires, mais qui, surtout, se banalise dans l’espace public et mène à ce que tout un chacun, ou au moins une part significative de la population, s'habitue petit à petit à de tels modes de pensée. Un langage qui finit, si on le laisse faire, par transformer l’univers mental d’une époque. Or, et c’est bien là la principale leçon du drame norvégien, cette fameuse novlangue identitaire, au-delà de ses effets sur la vie démocratique, qui sont dévastateurs, peut en plus, potentiellement, venir renforcer le délire pathologique de quelque illuminé !

L’Helvétie n’a bien évidemment pas le monopole de cette banalisation du mal. Et de loin. C’est malheureusement un phénomène européen, et plus vaste encore, qui marque en quelque sorte un aspect complètement négligé, mais essentiel, de la crise actuelle de la construction européenne, et de son risque potentiel d’échec si elle continue ainsi. Elle s’était pourtant engagée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et c’est bien là ce qui fait qu’elle demeure essentielle, pour ne plus jamais laisser revivre aux peuples du continent les horreurs provoquées par la barbarie de la criminalité des fascismes.

Je ne prendrai qu’un seul autre exemple pour illustrer la gravité de l’univers mental du temps présent et de la banalisation des crimes du passé. C’est ce que j’ai observé en juillet 2011, le mois même de cette horrible tuerie norvégienne, à Predappio, près de Forlì, en Italie, le village natal de Benito Mussolini. Transformé au temps du régime fasciste en un bourg cossu construit selon les normes de l’idéologie et de l’architecture de cette époque, l’endroit est connu comme un lieu de pèlerinage des plus malsain pour des nostalgiques de la dictature et du Duce. L’histoire s’y mêle ainsi à la mémoire et à une pathologie commémorative difficile à réfréner. L’Express nous en parlait déjà en 2001 [www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/l-inquietant-fan-club-de-mussolini_492804.html], et rien n’a changé depuis, ou presque. Ou alors si, quelque chose a évolué, dans le sens justement de cette inquiétante banalisation : en effet, les gens qui s’y trouvent et paraissent des touristes qui se promènent dans le bourg sont parfois de drôles de touristes. Dans le cimetière municipal, dans la salle inférieure de la crypte du bourreau qu’ils prennent pour un héros, ils font éclater leur émotion en tendant le bras avec force. Et l’on comprend là que ce sont de vrais fascistes, même si cela ne se voyait pas a priori. Mais d’autres parmi ces badauds sont des gens pour qui la curiosité semble l’emporter sur la nostalgie. Sauf que dans d’invraisemblables boutiques de souvenirs, ils achètent quelques bouteilles de vin de sangiovese à l’effigie du dictateur ; ou même une belle matraque, un manganelllo, orné d’un slogan fasciste, à leur gosse de huit ans. Ils auraient d’ailleurs aussi pu acheter des uniformes fascistes, des drapeaux à l’effigie des SS et toutes sortes d’objets inquiétants dont on se demande vraiment ce qu’ils font là, en vente libre, dans ce qui se prétend un magasin de souvenirs comme les autres.

Ces gens n’ont l’air de rien, ils semblent être venus là comme s’ils étaient venus dans un quelconque lieu mémoriel à connotation touristique. Or, il s’agit là d’un lieu de mémoire particulier : le tombeau et le bourg natal du chef charismatique d’un régime criminel qui a détruit la démocratie en Italie, qui a semé la terreur, qui a tué des opposants en grand nombre, qui a commis des crimes coloniaux abominables en Afrique, qui a raflé et déporté des Juifs qui ont été détruits, qui a aussi mené une guerre atroce contre le peuple italien pendant l’occupation allemande, sous le régime fantoche de la république de Salò.

Cette perte de repères et de valeurs est préoccupante. Elle ne se résume pas du tout au seul espace particulièrement malsain de Predappio, beaucoup des objets de souvenirs susmentionnés étant parfois disponibles sur des aires d’autoroutes. Elle concerne une montée des populismes et des idéologies de haine qui est multiforme, qui produit des porosités et qui est banalisée. D’ailleurs, ce n’est pas un nostalgique de Mussolini, mais c’est bien un député de la Lega Nord, Mario Borghezio, qui a cru bon d’affirmer, au lendemain de la tuerie norvégienne, que les idées exprimées par son auteur pouvaient être partagées (www.repubblica.it/politica/2011/07/26/news/borghezio_norvegia-19635604/).

Telle est l’Europe d’aujourd’hui, où trop nombreux sont ceux qui oublient à quel désastre certains appels à la haine ont déjà mené tout le continent dans le passé ; une Europe qui se recroqueville, qui se barricade, qui réchauffe de vieux plats identitaires empoisonnés et se montre bien trop complaisante face à des persistances et à des résurgences qui, même si elles ne nous ramènent pas au passé sous la même forme, ont de quoi inquiéter tous ceux qui sont attachés aux droits démocratiques !

Charles Heimberg (Genève)

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