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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 28 janvier 2015

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Victimes, mémoires, reconnaissance

Le 27 janvier 2015, dans la matinale de France-Inter, le témoignage sombre et pessimiste de Marceline Loridan-Ivens, survivante d’Auschwitz, ne pouvait laisser personne indifférent. Il a fait immédiatement voler en éclats une chronique de Bernard Guetta pleine de certitudes sur le caractère unique et spécifique de la destruction des juifs d’Europe.

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Le 27 janvier 2015, dans la matinale de France-Inter, le témoignage sombre et pessimiste de Marceline Loridan-Ivens, survivante d’Auschwitz, ne pouvait laisser personne indifférent. Il a fait immédiatement voler en éclats une chronique de Bernard Guetta pleine de certitudes sur le caractère unique et spécifique de la destruction des juifs d’Europe.

Mais surtout, la réalisatrice de La petite prairie aux bouleaux (http://www.dailymotion.com/video/x91b90_la-petite-prairie-aux-bouleaux-band_shortfilms), tout en dénonçant la persistance d’un antisémitisme inscrit dans la longue durée - assassiner les juifs, « c’est une vieille histoire chrétienne, elle date de 2000 ans », s’est-elle exclamée -, a exprimé son amertume en se demandant si « les Français seraient descendus dans la rue si on n’avait tué que des juifs il y a quinze jours ». Elle laissait ainsi entendre que la dimension spécifiquement antisémite de la tuerie de la porte de Vincennes aurait donné lieu à moins de reconnaissance dans l’espace public que celle de la rédaction de Charlie-Hebdo. (http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=1040645)

Une autre demande de reconnaissance s’est exprimée en Italie de la part de l’Association nationale des ex-déportés (ANED) protestant vertement celle-là contre l’annonce d’un programme de la télévision publique dans lequel il n’allait être question, le 27 janvier, que de la Shoah, et pas des autres déportés, ces « hommes, femmes et jeunes gens réduits en esclavage et anéantis par la nazisme avec la participation active, en ce qui concerne notre pays, du fascisme italien ». L’ANED a ainsi tenu à rappeler que la loi instituant en Italie les commémorations  du 27 janvier spécifie bien qu’il s’agit d’évoquer à cette occasion « ce qui est arrivé au peuple juif et aux déportés militaires et politiques italiens dans les camps nazis » (http://www.deportati.it/news/se-la-rai-oscura-le-altre-deportazioni.html - .VL9ZO1jzouc.twitter)

Une question se pose alors à partir de ces deux exemples, celle de savoir comment éviter de susciter de tels sentiments de mises à l’écart. Comment faire, en d’autres termes, pour que toutes les victimes, et leurs souffrances, se sentent et soient reconnues dans l’espace public, dans la spécificité de leurs histoires respectives, mais dans une même quête d’humanité ?

S’adressant à des élèves il y a quelques années, Marceline Loridan-Ivens avait réfuté le terme de déporté : « Nous ne sommes pas des déportés, nous somme des survivants », leur avait-elle dit, ajoutant que le pire de cette expérience avait été « la violation de l’intime » (https://www.youtube.com/watch?v=0q7TTdwV2Dk). Elle revendique donc, et c’est bien son droit, la spécificité de l’expérience traumatique qu’elle a subie. Mais cette question de la distinction peut se poser aussi dans d’autres termes au cœur du système concentrationnaire nazi. Ainsi en est-il dans un reportage très éclairant diffusé le même 27 janvier par La fabrique de l’histoire sur le camp du Struthof et les processus de déshumanisation qu’il incarne (http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-70-ans-de-la-liberation-des-camps-24-2015-01-27). À propos des plaques commémoratives qui désignent aujourd’hui dans ce camp les différents groupes de déportés, mais qui ne les désignent pas tous, un témoin, l’ancien déporté Pierre Rolinet, y a exprimé un regret : « Ce sont les déportés. Il ne doit pas y avoir de distinction. Il n’aurait pas fallu en mettre, aucune. » Toutes les victimes du camp avaient en effet vécu les mêmes souffrances qui les réunissaient dans l’horreur, quelles que soient leurs identités.

Le travail d’histoire, qui s’impose encore plus au moment des commémorations, exige bien sûr un certain nombre de distinctions. Mais sans jamais perdre de vue la dimension universelle, à l’échelle de toute l’humanité, de ce qui se joue alors. De même, pour comprendre ce qui s’est passé en France du 7 au 9 janvier 2015, il s’agit bien de distinguer, parmi toutes les victimes, celles qui étaient spécifiquement les cibles de l’antisémitisme ; mais aussi celles qui étaient des personnalités publiques de celles qui étaient anonymes. Ainsi, dans l’analyse des faits et des réactions qu’ils ont suscitées, les constats et leurs explications sont multiples. En outre, le plus important est sans doute de ne pas favoriser, par des assignations identitaires closes, des formes de concurrences de reconnaissance et de mémoires. L’antisémitisme et l’islamophobie s’observent l’un et l’autre dans l’espace public européen, tout comme le racisme et la xénophobie en général. Ce sont là, de toutes parts, des crispations identitaires qui nous mènent droit dans le mur.

Peut-être vaut-il la peine de relire ce qu’écrivait le philosophe Édouard Delruelle en avril 2010 : « Nous avons donc, non pas à surmonter les conflits identitaires dans une forme supérieure de consensus citoyen (sous cet angle, il faut rejeter tout uniment le « républicanisme » et le « multiculturalisme », qui partagent l’illusion que l’appartenance communautaire peut générer des passions joyeuses), mais substituer à la recherche d’un tel consensus citoyen (illusoire) le dissensus historique et politique sur le mode d’organisation même de la citoyenneté. Les véritables défis pour le « vivre-ensemble » aujourd’hui ne concernent pas le choc ou le dialogue des cultures, mais l’organisation matérielle et politique de la société. Les questions ethniques ou identitaires doivent être, non pas évacuées, mais réinvesties dans cette perspective matérielle, existentielle : luttes pour plus d’égalité concrète, réelle, dans le domaine de l’emploi, du logement, de l’enseignement, de l’urbanisme, de la santé, de la production et transmission de l’information, etc. – luttes qui ne sont donc pas seulement de type socio-économique, mais qui couvrent l’ensemble des dimensions de l’existence. » (http://edouard-delruelle.be/peurs-haines-coleres-materiaux-pour-typologie-des-passions-politiques/)

Sortir du piège identitaire, c’est déconstruire les essentialisations et réinvestir la question sociale, mais c’est assumer encore un autre travail de distinction, celui du niveau de lecture et d’interprétation des textes, au sens le plus général du terme. C’est un travail d’histoire, parce qu’il implique une analyse de source, une mise en contexte, une catégorisation et une déconstruction des mythes. Mais c’est un travail qui relève en fin de compte d’une forme de citoyenneté critique.

Remettre du questionnement dans nos certitudes ; réfléchir à tous ces enchevêtrements de points de vue, d’identités et de mémoires ; interroger les interactions entre les personnalités publiques et les invisibles, entre les porte-paroles et les sans-voix ; clarifier les niveaux de lecture et d’interprétation des textes : c’est dans cette perspective de la complexité que le travail d’histoire est bien plus pertinent et nécessaire, aussi bien à l’école que dans la cité, qu’un devoir de mémoire réduit à des rituels et à des injonctions.

Charles Heimberg (Genève)

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