Ce 27 janvier était à nouveau la « Journée de la Mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité ». Désormais instituée depuis une quinzaine d’années dans de nombreux pays du Conseil de l’Europe, puis par les Nations unies, cette Journée de la Mémoire marque l’arrivée des troupes soviétiques dans les camps d’Auschwitz-Birkenau en 1945. Toutefois, une question se pose chaque année de manière plus pressante : à quoi sert-elle ?
Celles et ceux qui se posent et nous posent cette question de la manière la plus pertinente sont souvent des acteurs de ces pratiques mémorielles, des personnes particulièrement préoccupées par les enjeux de transmission et de prévention qui sont au cœur de cette problématique. Ces interrogations portent d’abord sur le sens qui peut émerger de ces pratiques mémorielles, notamment quand elles se présentent comme strictement rituelles, commémoratives, éventuellement sacralisées. C’est toute l’importance d’affirmer la nécessité d’un véritable travail d’histoire et de mémoire, c’est-à-dire de découverte de la différence du passé et de sa signification pour le présent, qui s’impose alors. Mais par ailleurs, la question posée est aussi celle du relais dans la société des valeurs qui sont affirmées au cœur des pratiques mémorielles. En effet, plus la société est réceptive aux brouillages relativistes du passé, plus elle est encline à rejeter l’autre et à s’enfermer dans des crispations identitaires, moins elle est prête à recevoir un message d’universalité des droits humains surgissant des drames du passé, ce qui ne peut que neutraliser les effets espérés du travail de mémoire en termes de prévention des crimes contre l’humanité.
La Journée de la Mémoire de 2018 a été plutôt discrète dans l’espace francophone. Mais elle s’est déroulée dans la pleine conscience de la disparition en cours des derniers témoins d’une tragédie dont il s’agit de préserver la mémoire au-delà de leur présence directe. Certes, beaucoup ont écrit des témoignages, à des moments différents, et d’autres très nombreux ont été enregistrés ou filmés. Dans un très beau documentaire sur la genèse de l’exposition du Musée de la Résistance et de la Déportation de la Citadelle de Besançon, son ancienne médiatrice explique bien quelle avait été l’importance de ces témoins accompagnant les visiteurs au cœur d’une exposition réalisée en 1984. Dans le Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Ain, à Nantua, dont l’exposition permanente vient d’être entièrement refaite, de nombreux témoignages sont désormais disponibles sur des tablettes numériques, ce qui préserve au mieux cette dimension de la présence des témoignages dans le parcours muséal.
Le président italien Sergio Mattarella a nommé sénatrice à vie la rescapée d’Auschwitz Liliana Segre, une femme remarquable qui témoigne non seulement de son expérience traumatique majeure, mais aussi du fait qu’elle est devenue témoin tardivement : « Mon silence a duré 45 ans. J'ai dû devenir grand-mère. Cela a été une manière de me compléter, une grande expérience de vie qui m'a donné la force de m'ouvrir après ce très lourd silence. Mais, finalement, et je dois dire que cela a été une grande libération, il y a eu des faits qui m’ont portée petit à petit à devenir une témoin de la Shoah. » Auparavant, dans le même entretien, elle avait souligné que « nous, témoins de la Shoah, nous sommes tous en train de mourir, nous restons désormais très peu nombreux, nous pouvons nous compter sur les doigts d’une main, et quand nous serons vraiment tous morts, la mer se refermera complètement sur nous dans l’indifférence et dans l’oubli. Comme c’est le cas en ce moment avec ces corps qui se noient pour chercher la liberté et qui ne préoccupent pas grand-monde ».
Une même et forte inquiétude sur et dans le temps présent et à venir s’est exprimée d’un tout autre point de vue dans une tribune marquante publiée dans Le Monde par l’actuel directeur du Musée d’Auschwitz, Piotr M. A. Cywiński. « Aujourd’hui, écrit-il, Primo Levi, Elie Wiesel, Władysław Bartoszewski, Israel Gutman, Simone Weil, Imre Kertész et combien d’autres ne sont plus parmi nous ! Nous autres, générations d’après-guerre, sommes de plus en plus seuls à porter le fardeau de leur expérience et l’on ne saurait nier que ce fardeau est toujours aussi lourd. Je ne parle pas seulement des faits. Notre monde tout entier vit comme si la tragédie de la Shoah et des camps de concentration et d’extermination ne lui avaient rien appris ».Il ajoute plus loin que « le monde devait pourtant changer de visage après la guerre. Des institutions ont été mises en place afin de gérer le dialogue et la coopération, ne serait-ce que l’Organisation des Nations unies. En Europe occidentale, le rapprochement entre des États, des nations et des sociétés, a pris une ampleur inégalée pour devenir l’Union européenne : un organisme constitué à partir du marché commun qui, au lieu des anciens modèles de coexistence élaborés autour d’un équilibre illusoire des pouvoirs, a adopté comme principes fondateurs la coopération et l’interdépendance toujours plus profondes des États membres ». Et pourtant, poursuit-il, « à l’époque, le courage a manqué pour qu’une véritable justice soit rendue. Sur environ 70’000 SS ayant travaillé dans les camps de concentration et d’extermination, seuls 1’650 ont été condamnés après la guerre. Dans la plupart des cas, leurs peines furent désespérément dérisoires : quelques années de prison, souvent avec sursis. Rien d’étonnant si un grand nombre d’entre eux se sont ensuite sentis impunis… ».
Dès lors, constate Cywiński, « nous voyons aujourd’hui combien ces efforts d’après-guerre, aussi légitimes et bien intentionnés aient-ils été, ne supportent pas l’épreuve du temps. Nous ne savons pas réagir efficacement aux nouveaux accès de folie génocidaire ». Et il se demande avec préoccupation « pourquoi l’histoire enseignée demeure […] une étude inoffensive du passé, sans lien manifeste avec le présent ni avec un futur de plus en plus incertain ». Cette dernière question fait d’autant plus sens que plusieurs pays tendent à redimensionner le poids de l’histoire dans les parcours scolaires comme dans la Communauté belge francophone, sans parler des conditionnements nationalistes occultant certains faits de leur passé qui exercent une pression sur les contenus de l’histoire scolaire dans plusieurs pays de l’Europe centrale comme la Pologne ou la Hongrie.
Cette inquiétude sur et dans le temps présent et à venir marque également le récent et bel ouvrage de deux chercheuses, qui n’en sont pas moins protagonistes chacune à leur manière du travail de mémoire. Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc nous interpellent en nous demandant « À quoi servent les politiques de mémoire ? » Elles soulignent à juste titre que « depuis longtemps déjà on connaît les limites de l’influence de l’éducation à la citoyenneté et ce, dans différents pays : les connaissances sur la vie institutionnelle et politique augmentent sur la base du socle culturel commun transmis par l’expérience scolaire, mais sans modification des attitudes politiques et des comportements sociaux. Les effets produits sont variables selon les traits sociaux des élèves. Ils peuvent même être contraires au but recherché entraînant une distanciation accrue avec l’engagement politique et la participation citoyenne » (p.69). Et il n’en va pas autrement avec des pratiques mémorielles censées prévenir les crimes contre l’humanité et sensibiliser les élèves aux droits humains et à leur préservation. L’injonction mémorielle est vaine et ne suffit pas à atteindre de tels objectifs. L’injonction mémorielle scolaire est d’autant plus vaine quand elle ne trouve pas de relais dans les autres lieux de vie sociale des élèves, notamment les familles, qui constituent ensemble les cadres sociaux de la mémoire analysés par Maurice Halbwachs.
Alors, à quoi sert la Journée de la Mémoire ?
Ces réflexions sont précieuses tant le travail de mémoire est complexe. Elles sont nécessaires parce que le sens même de ce travail de mémoire peut très vite se dévoyer dans les routines, les rituels et l’absence de mise à jour de ces problématiques d’histoire, de transmission et de valeurs pour le présent et l’avenir. Le travail de mémoire, en particulier scolaire, doit affronter constamment le défi de son inscription dans la durée. Quand il porte sur des mémoires subalternes, longtemps occultées, ses progrès ne sont jamais définitifs, ce qui nécessite beaucoup de volontarisme parmi les acteurs et actrices de cette transmission d’une intelligibilité du passé, volontarisme sans lequel des courants contraires mèneront bien vite à des régressions. Et il en va de la mémoire comme de l’histoire, elles se travaillent l’une et l’autre à partir d’un territoire et d’un contexte en interrogeant constamment leurs liens potentiels avec les faits du passé qu’il s’agit de remémorer et d’expliquer. Il est ainsi par exemple un peu étrange, et en tout cas regrettable, que la Suisse termine une discrète année de présidence de l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) sans avoir rien organisé sur son territoire qui interroge, rappelle, évoque peut-être d’une manière renouvelée, les problèmes posés par l’attitude des autorités et élites économiques suisses face au national-socialisme ; c’est-à-dire des manifestations dans l’espace public qui se centrent non pas seulement sur les réfugiés juifs accueillis et sauvés quand d’autres ont été refoulés, ou seulement sur un Juste parmi les Nations comme l’ambassadeur suisse Carl Lutz, qui a sauvé de très nombreux juifs à Budapest, quand tant d’autres représentants des autorités suisses, qui ont obéi, ou parfois désobéi, aux ordres n’ont pas montré la même attention à la préservation des droits humains.
Alors, à quoi sert la Journée de la Mémoire ?
Sans doute à pas grand-chose s’il s’agit seulement d’une mémoire moralisante et prescriptive, si elle n’opère aucun renouvellement ou si elle porte sur des crimes de masse présentés comme étant « hors-sol » dans l’absolu de leur barbarie.
Pourtant, paradoxalement, c’est cette question même du sens et de l’utilité de la Journée de la Mémoire qui ouvre une piste pour en réaffirmer l’importance possible en lien étroit avec le travail d’histoire. C’est le constat de ses limites, c’est le fait que « les politiques de mémoire » soient « trop souvent une politique de l’impuissance », comme l’écrivent Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc dans la dernière phrase de leur livre, qui peuvent motiver les protagonistes des mémoires blessées, de leur connaissance et de leur reconnaissance à investir en priorité ces moments mémoriels pour interroger aussi longtemps que nécessaire la possibilité et les conditions permettant de favoriser aussi bien la transmission de ce qui est advenu que la prévention de ce qui ne devrait plus advenir.
Charles Heimberg (Genève)