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Billet de blog 28 juillet 2012

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Paix du travail et politique de défense spirituelle dans la Suisse des années noires

L’année 2012 marque les 75 ans des premiers accords de paix du travail en Suisse. Ces conventions collectives, signées en premier lieu dans les secteurs de l’horlogerie et de la métallurgie, incluent une clause de paix sociale, sans grève ni lock out, pour toute leur période d’application.

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L’année 2012 marque les 75 ans des premiers accords de paix du travail en Suisse. Ces conventions collectives, signées en premier lieu dans les secteurs de l’horlogerie et de la métallurgie, incluent une clause de paix sociale, sans grève ni lock out, pour toute leur période d’application. Elles ont entériné une forme de reconnaissance des syndicats comme partenaires sociaux et imposé des concertations systématiques en amont de tout conflit social. Ont-elles permis pour autant d’améliorer la condition ouvrière ? Elles ont en tout cas débouché sur l’image mythique et erronée d’une Suisse sans conflits sociaux où les grèves seraient interdites. Un volume d’histoire ouvrière à paraître montre pourtant que des grèves ont toujours eu lieu en Suisse, d’une manière plus ou moins étendue, et qu’elles n’ont donc jamais été interdites[1]. Cela dit, au-delà de l’histoire de ces grèves, les effets de ces accords mériteraient des études approfondies, des années 1930 à aujourd’hui. Elles permettraient d’examiner et d’évaluer les mécanismes d’intégration des adversités et de contrôle des conflictualités qui ont été induits par ces conventions. Cela vaut d’ailleurs aussi pour la politique de participation du socialisme helvétique, admis dès la Seconde Guerre mondiale, mais de façon très minoritaire, au sein de gouvernements de concordance dont les politiques conservatrices nécessiteraient elles aussi un bilan critique.

L’autre pilier de la configuration mentale de la Suisse des années noires et après, qui est en place de la fin des années 1930 aux années 1960, est désigné par le terme de « défense spirituelle ». Il s’agit d’un mouvement politique et culturel centré sur des valeurs nationales présentées comme spécifiquement helvétiques. Un discours du conseiller fédéral[2] Philipp Etter, le 29 janvier 1937, a défini cette défense spirituelle autour de l’idée que « la conception suisse de l’État n’est pas née de la race, n’est pas née de la chair, elle est née de l’esprit ». Il s’agit de promouvoir la conscience positive d’une spécificité nationale marquée par une pluralité de cultures au cœur de l’Europe. La métaphore géographique des quatre bassins va de pair avec une centralité du Gothard bien en phase avec les visions d’un auteur parmi les plus réactionnaires, Gonzague de Reynold. Pendant la guerre, une Ligue du Gothard sera d’ailleurs constituée autour de ces mêmes thématiques. Avec ses projets de rénovation, elle se révèlera bien plus autoritaire que résistante face à la menace des fascismes[3]. Quant à la défense spirituelle, son évolution ultérieure au cours de la guerre froide sera significative, l’anticommunisme prenant clairement le dessus sur toute autre valeur.

En Suisse, l’air du temps ne mène pas seulement à négliger les résultats critiques des travaux de la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale que Jean-François Bergier a présidée. Il ne consiste pas seulement à relancer l’occultation des aspects les plus sombres de l’attitude des autorités et des élites suisses face au national-socialisme, sous la pression d’une extrême-droite gouvernementale qui voulait déjà enterrer ces travaux au moment de leur publication. Il mène également à réévaluer le mouvement de défense spirituelle et à l’insérer dans une dimension mythique permettant de promouvoir une bonne image du pays. À ce propos, la récente notice du Dictionnaire historique de la Suisse est tout à fait significative :

« Dès les années 1970, précise-t-elle dans sa dernière partie, l'historiographie porta un jugement négatif sur la défense spirituelle, en la réduisant à une expression de la droite bourgeoise. Qualifiée de « totalitarisme helvétique » ou de « totalitarisme démocratique », elle fut même comparée au fascisme et assimilée à un cryptogramme du Réduit[4], du nationalisme, de l'esprit étroit et patriotard. On lui associa des valeurs bourgeoises, voire d'extrême-droite. Ce n'est qu'à la fin des années 1990 que la recherche s'affranchit de cette réduction de la défense spirituelle à son expression conservatrice pour s'intéresser à son orientation antitotalitaire et à l'ensemble de son spectre politique[5] ». 

Certes, des nuances sont toujours nécessaires et la défense spirituelle présentait bien un certain caractère antinazi. Mais son orientation conservatrice n’en a pas moins été décisive. Quant à ladite dimension antitotalitaire, elle s’est clairement orientée en toute priorité vers une lutte sans merci contre le communisme, une véritable obsession pour les milieux concernés.

Notons par ailleurs que cette évolution récente de l’historiographie, présentée ici comme forcément positive, comme un signe d'ouverture, correspond en réalité à une forme de régression du sens critique, au retour d’un certain conformisme plutôt complaisant envers les élites helvétiques, exprimé en ne tenant plus compte d’études antérieures, comme celles de l’historien Hans Ulrich Jost, qui ne sont même pas citées.

En Suisse, dans une conjoncture intellectuelle et sociale où le repli sur soi fait illusion dans les brumes du franc fort et de l’évasion fiscale, un travail d’histoire et de mémoire nettement plus conséquent paraît pourtant indispensable. Surtout dans un contexte où l’extrême-droite populiste ne cesse de faire pression en faveur de la stigmatisation, de la discrimination et de l’intolérance.

Cet engagement pour l’intelligibilité du passé se révèle toutefois nécessaire dans tous les contextes nationaux. C’est le cas par exemple en France où un récent sondage a mis en évidence une méconnaissance relative de la rafle du Vél d’Hiv parmi les jeunes. L’historien Henry Rousso nuance toutefois ce constat avec raison :

« Si on avait demandé quel a été le sort des Juifs en France, déclare-t-il, je suis convaincu que les réponses positives auraient été plus nombreuses. En outre, un tel sondage n’a de sens que si l’on dispose d’un instrument de mesure pour évaluer le degré de connaissance historique générale des sondés[6] ».

À l’occasion des dix ans de la publication du rapport de la Commission Bergier, l’Université de Lausanne organisait le printemps dernier un débat public autour des questions suivantes : « Que reste-t-il de ce rapport ? Comment a-t-il changé le regard des Suisses ? Comment en parle-t-on dans les écoles ? » Ces questions se posent en effet fortement. Elles interpellent la société helvétique. Au cours des dix dernières années, des initiatives, certes insuffisantes, ont été prises pour faire avancer cette connaissance. Mais l’évolution récente va plutôt dans le sens d’un refroidissement, voire d’un retour en arrière. Ce qui est aussi perceptible dans un certain nombre d’ouvrages de vulgarisation de l’histoire suisse récemment publiés[7]. Il serait donc pertinent de dresser un véritable bilan de la connaissance des faits du passé helvétique qui posent problème. Cependant, pour le réaliser, il n’est pas non plus possible de se passer d’enquêtes de terrain et d’instruments de mesure adéquats, surtout dans le domaine des apprentissages scolaires.

La Suisse des années noires s’est repliée sur elle-même en privilégiant une concordance intérieure contre les menaces extérieures. Elle a ainsi forgé une culture politique et culturelle qui laisse encore bien des traces dans la contemporanéité helvétique. Un regard critique sur ces constructions, un regard d’histoire, est donc plus nécessaire que jamais. Et il ne va pas de soi.

Charles Heimberg, Genève


[1] Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, « Des grèves au pays de la paix du travail », Lausanne, Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AÉHMO) & Éditions d’en bas, n° 28, 2012.

[2] Membre du gouvernement de la Confédération helvétique.

[3] C’est la thèse de Michel Perdrisat, Le directoire de la Ligue du Gothard, 1940-1945. Entre résistance et rénovation, Neuchâtel, Alphil, 2011.

[4] Il s’agit du Réduit national creusé dans les Alpes et dans lequel devaient se cacher les autorités du pays en cas d’invasion allemande. À partir des usages mythiques qu’il suscite, il a longtemps été au cœur d’un récit lisse et acritique sur la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.

[5] Marco Jorio, « Défense spirituelle », in Dictionnaire historique de la Suisse, disponible sur http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17426.php, consulté en juillet 2012. L’auteur est le rédacteur en chef de ce vaste dictionnaire en cours de publication.

[6] Libération, 22 juillet 2012.

[7] Nous ne citerons ici que l’exemple de la médiocre Histoire de la Suisse pour les nuls, de Georges Andrey (Paris, First, 2008).

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