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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 29 novembre 2020

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En Suisse, une campagne humaniste échoue face à une Constitution archaïque

Le 29 novembre 2020 restera marqué en Suisse par une triste démonstration de l'archaïsme de la Constitution en vigueur, avec son principe de double majorité du peuple et des cantons.

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Chronique pour mémoires

Malgré l'ambiance maussade engendrée par la pandémie Covid-19 et sa deuxième vague particulièrement chaotique en Suisse, la campagne en faveur de l'initiative populaire "Entreprises responsables - pour protéger l'être humain et l'environnement" a été très vive et marquée par des formes d'engagement particulièrement originales, avec par exemple une multitude de drapeaux oranges suspendus un peu partout aux fenêtres.

Illustration 1
Tiré du site de l'"Initiative Multinationales responsables".

Il s'agissait d'un projet humaniste consistant à faire valoir des règles de respect des droits humains sur toute la planète par des entreprises multinationales ayant leur siège en Suisse. Ce principe de régulation de la globalisation économique émergeait dans le contexte d'un pays se prévalant d'une dimension humanitaire, mais abritant une place financière et de nombreux sièges d'entreprises multinationales pas toujours regardantes en matière de droits humains et d'environnement. Les faits que cette initiative devait empêcher étaient graves et risquent de le demeurer: des adolescents trimant dans une mine de zinc, de plomb et d’argent exploitée par une filiale de Glencore à Porco en Bolivie; la mise en danger du village d’Ewekoro, au Nigeria, par une cimenterie de LafargeHolcim qui produit de la poussière partout, sur les toits, dans les maisons, sur les champs, avec des conséquences sanitaires, les habitant-es souffrant de dommages au foie, aux poumons et à la rate; et bien d'autres situations encore.

Il s'agissait surtout d'une initiative émanant de la société civile et d'une constellation d'ONG, avec une dynamique qui avait réellement tenté de transcender le clivage traditionnel entre la droite et la gauche. L'une des principales figures porteuses de cette campagne était ainsi issue de la droite traditionnelle. Dick Marty est en effet un ancien conseiller aux États tessinois du parti dominant, le PLR (Parti libéral-radical), certes atypique, puisqu'il a aussi été procureur général dans son canton marqué par des cas de corruption financière et de blanchiment, ainsi que membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe pour laquelle il a mené des enquêtes remarquables, notamment sur les agissements de la CIA en Europe. Dick Marty, un véritable humaniste comme il n'y en a plus beaucoup dans les milieux d'où il vient, s'est placé, avec d'autres, notamment des entrepreneurs, au cœur de cette campagne, selon des modalités de mobilisation collective tout à fait originales. Dès lors, pour un objectif aussi noble, rien ne semblait pouvoir empêcher une issue positive.

Cependant, face à des sondages très favorables en amont de la campagne ayant précédé le vote, des sommes considérables ont été engagées sans aucune transparence par les milieux économiques, avec des arguments mensongers faisant croire à tort que même les PME seraient menacées, et avec une conseillère fédérale ultralibérale, Karine Keller-Suter, transformée avec cynisme en porte-parole efficace des entreprises multinationales et de leur lobby. Surprise de dernière minute, un contre-projet alibi avait été concocté de justesse par la majorité conservatrice du Parlement ne prévoyant aucune sanction pour les entreprises contrevenantes. Et un ballet de tartufes s'est alors engagé sur une vaste échelle pour dire combien les objectifs de l'initiative étaient louables, mais qu'elle ne proposait pas la bonne méthode pour y parvenir...

Le scrutin relatif à cette initiative a abouti ce 29 novembre à un résultat inédit, survenu une seule fois jusque-là, en 1955, mais conforme à la Constitution helvétique: 50,73% de celles et ceux qui ont participé au vote l'ont approuvée, mais une majorité des cantons l'ont rejetée. Elle est donc repoussée et c'est le contre-projet alibi qui devrait être appliqué... en attendant mieux. Tant pis pour les droits humains!

Illustration 2
Source: RTS

Initiative refusée avec 50,73% de oui, certes, mais encore vaut-il la peine de consulter cette carte directement sur le site de la Radio Télévision Suisse pour cliquer sur chaque canton et savoir combien de voix chacun d'entre eux représente. Car le constat est clair: non seulement ce vote majoritairement négatif canton par canton provient des zones rurales, mais il n'est rendu possible que par le poids proportionnellement énorme des petits cantons alémaniques alpins, très conservateurs, et constituant pour certains des paradis fiscaux. Ainsi, il fallait beaucoup, beaucoup moins de votes pour obtenir un canton en rouge que pour obtenir un canton en vert.

Voici deux cas révélateurs à comparer, les cantons de Genève et de Glaris:

Illustration 3
Illustration 4

D'un côté, canton en vert, 122'111 votes dont 78'643 pour l'initiative, c'est un oui pour le décompte des cantons.

De l'autre côté, canton en rouge, 10'614 votes dont 5'611 contre l'initiative, c'est un non pour le décompte des cantons.

C'est ainsi que 1'299'173 votes favorables (50,73%) contre 1'261'673 votes contraires (49, 27%) ont abouti au refus de l'initiative par 14, 5 contre 8,5 cantons.

Dans un article impeccable, Romaric Godin montre bien dans quel contexte de société et par quelles modalités on en est arrivé là. "Avec ce vote, écrit-il avec raison, la Suisse confirme que son système fédéral est le meilleur gage de son ancrage conservateur". Mais j'aimerais insister ici sur ce que cette situation révèle du caractère archaïque de la Constitution helvétique en rappelant les conditions de son émergence, sa timide révision de 1999 n'ayant pas modifié ses traits originels.

En 1848, l'État fédéral moderne helvétique a été constitué de manière durable sur la base de cette Constitution. Celle-ci était largement inspirée de la Constitution et des institutions politiques étasuniennes. Le régime de 1848 faisait suite à la courte guerre civile du Sonderbund qui dura 25 jours en 1847. Elle opposa les cantons libéraux, protestants et urbains, fidèles à une Diète contrôlée depuis peu par les radicaux, alors progressistes, à des cantons rebelles catholiques, conservateurs et ruraux. Elle fit 60 morts dans les troupes de la Diète et 33 morts dans l'autre camp. Outre l'expulsion des Jésuites, la victoire rapide des troupes de la Diète mena à la rédaction par une commission expressément instituée, puis à l'acceptation populaire dans une majorité de cantons, de la nouvelle Constitution. Ainsi est née la Suisse moderne, désormais un véritable pays organisé selon le principe fédéral d'une Confédération helvétique.

En réalité, cette Constitution a été conçue dans un esprit modéré et en fin de compte tourné vers le passé, en évitant de trop écraser les vaincus et en leur laissant même des privilèges stupéfiants dont les conséquences se font valoir aujourd'hui. Ce n'est que lors de sa révision de 1874 que lui ont été ajoutés les principes de démocratie semi-directe qui caractérisent encore les institutions politiques suisses. Mais surtout, dès 1848, cette Constitution a été organisée à partir d'un fondement de citoyenneté constitué par la commune et elle a fait valoir un principe de subsidiarité prévalent en faveur des cantons vis-à-vis de la Confédération, à l'exception de quelques éléments stratégiques comme par exemple la monnaie, les unités de mesure et, beaucoup plus tard, l'armée. Ce fédéralisme accentué relevait d'emblée d'une forme de conservatisme qui allait prendre des accents contrastés.

C'est en effet dans ce cadre constitutionnel que la Suisse moderne a pu résoudre son problème de région dépourvue de matières premières et contrainte à exporter sa force de travail, notamment par l'engagement militaire de ses mercenaires, pour se transformer en une place financière dotée d'une économie particulièrement externalisée capable de produire et de stabiliser sa prospérité. C'est aussi de ce mouvement qu'est né le double visage de la Suisse, pays de l'humanitaire, de la neutralité, et en même temps d'une industrie d'armement; du CICR et en même temps des affaires et des protections bancaires avec les pires tyrans de la planète; des Conventions de Genève et des Nations unies et en même temps du Sonderfall (cas particulier) et de l'isolationnisme nationaliste.

L'influence disproportionnée des petits cantons conservateurs joue aussi bien pour les votes portant sur des initiatives ou sur des engagements internationaux de la Suisse que sur la composition de la Chambre des cantons, le Conseil des États, qui a le même pouvoir que le Conseil national. Mais la grande leçon de ce 29 novembre, c'est que cet héritage du XIXe siècle pourrait se révéler plus gênant que prévu. Comme l'a été, toutes proportions gardées s'agissant d'un exécutif personnalisé, l'héritage un peu comparable des institutions étasuniennes et des modalités de désignation de la Présidence américaine avec la conséquence catastrophique, il y a 4 ans, d'un Donald Trump élu sans avoir du tout obtenu la majorité des suffrages exprimés.

Il n'est pas anodin que cette situation survienne sur une thématique qui engage à ce point les contradictions de la Suisse entre l'image humanitaire qu'elle développe par différents engagements et les insuffisances, sur ce même plan humanitaire, qui marquent sa manière de gérer, c'est-à-dire de réguler ou pas, ses actions économiques, directes ou indirectes, dans le contexte de la globalisation.

Au XXIe siècle, c'est désormais une évidence, une personne doit valoir une autre personne, la voix d'une personne doit valoir la voix d'une autre personne. Ce n'est pas seulement une question de suffrage universel, ni même d'équilibre dans la mise sur pied d'un réseau de circonscriptions, puisqu'il s'agit dans ce cas d'un vote dans une circonscription unique. Ne pas respecter l'égalité de la valeur des suffrages n'a donc aucune raison d'être.

Cet héritage du XIXe siècle, rendu immuable par son existence même, est d'ailleurs d'autant moins acceptable que le déséquilibre démographique entre petits cantons ruraux et grands cantons urbains n'a pas cessé et continue de croître.

La Constitution helvétique révèle ainsi tout son archaïsme qui constitue un obstacle à la possibilité de relever les défis de grande ampleur du présent et de l'avenir en respectant les principes démocratiques les plus élémentaires.

Ainsi, c'est cette Constitution qui risque de mettre probablement la Suisse devant une impasse face à la question européenne.

C'est cette Constitution, surtout, qui risque de faire structurellement obstacle, comme ce 29 novembre, à l'émergence d'une majorité humaniste dont ce pays a et aura besoin pour faire valoir les droits démocratiques de tous et de chacun.

Charles Heimberg (Genève)

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