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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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Billet de blog 31 juillet 2023

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Andrea Purgatori. Disparition d'un enquêteur

Le journaliste Andrea Purgatori vient de décéder. Parmi ses enquêtes emblématiques, il y a la tragédie d'Ustica de 1980 et ses 81 morts dont les responsables demeurent inconnus. Il aura certes contribué à déjouer dépistages et mensonges: l'avion civil a bien été abattu par un missile. Mais la mémoire traumatique se trouve toujours fragilisée par les départs des témoins ou des enquêteurs.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le journaliste italien Andrea Purgatori (1953-2023) vient de décéder en ce mois de juillet. Parmi ses enquêtes emblématiques, celle qui concerne la tragédie d'Ustica du 27 juin 1980 et ses 81 morts reste dans l'attente de la désignation précise de ses responsables. Mais il aura largement contribué à déjouer les nombreux dépistages et mensonges qui l'ont caractérisée; et à faire admettre que ce n'était pas un attentat, mais bien un missile qui avait frappé cet avion civil; un crime dont la responsabilité reste occultée par des secrets militaires toujours trop bien gardés.

Illustration 1
Andrea Purgatori / <https://www.lsdi.it/2023/ricordando-andrea-purgatori/>

Il n'est pas question de reprendre ici tous les soubresauts et toutes les vicissitudes de cette affaire criminelle et mystérieuse digne d'un polar: mensonges d'État, disparitions suspectes de témoins, loi du silence et entraves au travail des juges ont été légion.

En français, ils ont été notamment synthétisés par:

- Andrea Purgatori lui-même dans Le Monde Diplomatique de juillet 2014 (lire ici);

- Filippo Ortona dans Mediapart en 2016 (lire ici), une enquête publiée en partenariat avec le magazine de Canal Plus « Spécial Investigation » et associée au documentaire Crash de l’Ustica, une bavure française? réalisé par Emmanuel Ostian, Grégory Roudier et Filippo Ortona;

- plus récemment, en 2020, Bruna Bagnato dans un article de la revue Guerres mondiales et conflits contemporains.

On y lit (Ortona, 2016) que le soir même de la catastrophe, Purgatori, qui travaillait alors au Corriere della Sera et enquêtait sur la lutte en cours des contrôleurs aériens pour leur démilitarisation, fut informé d'un fait crucial:

Tard dans la soirée de ce 27 juin, le jeune reporter reçoit un appel téléphonique. «C’était un contrôleur aérien de Ciampino, se souvient Purgatori, assis dans son sofa gris, au-dessous d’un grand tableau qui représente un avion explosant en plein vol. Il m’a dit qu’il y avait eu un accident aérien, moi je ne savais rien. Et puis il a ajouté : “Mais fais gaffe, ne te fais pas avoir: c’était un missile.”»

On y apprend (Bagnato, 2020) que les juges italiens ont fait leur travail comme ils ont pu en émettant notamment une sentence-ordonnance en 1999:

Le 31 août 1999, le juge Rosario Priore conclut la plus longue enquête de l’histoire judiciaire italienne en déclarant: «l’incident survenu au DC9 a eu lieu à la suite d’une action militaire d’interception. Donc, il y a eu un fait de guerre la nuit du 27 juin 1980 dans le ciel d’Ustica et le DC9 a été abattu; la vie de 81 citoyens innocents a été brisée par une action qui a été un véritable acte de guerre, une guerre de fait et non déclarée, une opération de police internationale couverte contre notre pays, dont les frontières et les droits ont été violés. Personne n’a donné la moindre explication de ce qui s’est passé».

En 2014, Purgatori faisait valoir les éléments suivants sur la base d'un rapport de l'OTAN:

Les pays impliqués, suggèrent les documents de l’enquête, se réfugient dans le silence afin de cacher leurs responsabilités : l’Italie, pour avoir permis la violation de son espace aérien ; les États-Unis, en tant que témoins intéressés et peut-être complices ; la Libye en tant qu’agent provocateur. Et la France, pour avoir sur la conscience la mort de quatre-vingt-une personnes voyageant sur un vol de ligne.

Un combat pour la vérité

En 2008, l'ex-président du Conseil de 1980, devenu plus tard président de la République, Francesco Cossiga, avait déclaré qu'il savait des services secrets italiens que la tragédie d'Ustica avait été une erreur des Français qui pensaient abattre un avion libyen transportant Khadafi. Les restes d'un avion militaire libyen avaient d'ailleurs été retrouvés en Calabre en juillet 1980. Sur le plan de la Justice, les militaires menteurs avaient échappé à toute condamnation, par acquittement ou prescription. Mais une sentence au civil de janvier 2013 fit valoir les éléments suivants en confirmant pleinement, malgré tous les dépistages et mensonges sur un prétendu attentat, que l'avion avait bien été abattu par un missile:

La tragédie d'Ustica a été causé par un missile et non par une explosion interne du DC-9 d'Itavia avec 81 personnes à bord, et l'État doit indemniser les familles des victimes pour ne pas avoir assuré, par des contrôles radar civils et militaires suffisants, la sécurité du ciel.

Parmi les documents de référence en italien, citons notamment le film de Marco Risi, Il muro di gomma (1991, trailer), coécrit par Andrea Purgatori, et qui raconte son enquête des années quatre-vingt; ainsi que la transmission de l'émission Atlantide, que Purgatori animait sur La7, consacrée en juin 2020 à la tragédie avec le titre Ustica, 40 ans de mensonges. Tout à la fin, avec derrière lui le nom des victimes qui défilait, Purgatori répétait la même conclusion qu'en 2014, mais d'une autre manière, en soulignant que le travail de la Justice n'était guère qu'un alibi s'il n'y avait pas derrière elle un État qui sache exiger d'autre États, surtout des alliés, de faire surgir toute la vérité sur les faits, 40 ans après.

Illustration 2
Rainews

Ce combat pour la vérité a d'abord été celui, inlassable, de l'Association des familles des victimes. Il s'est notamment concrétisé par la création à Bologne d'un Musée pour la mémoire d'Ustica qui expose les fragments incomplets de l'avion reconstitué après leur récupération en mer, dont les modalités et les exécuteurs font aussi partie du mystère de cette tragédie et de ses dépistages potentiels.

Plus récemment, en juin 2022, la RAI (télévision publique) a évoqué cette affaire en exposant clairement l'état des connaissances: Le 27 juin 1980, un avion de ligne DC9 s'est retrouvé au milieu d'une guerre dans le ciel de la basse mer Tyrrhénienne et s'est écrasé: pourquoi c'est désormais une certitude.

En été 2022, toujours sur la RAI, Andrea Purgatori s'est encore une fois clairement exprimé sur l'affaire d'Ustica, cet "acte de guerre hostile en temps de paix".

Malheureusement, une synthèse plus récente de Rainews (2023), peut-être déjà soumise à l'effet d'une inquiétante transformation “télémelonienne" en cours, paraît moins claire et affirmative, cédant peut-être tendanciellement à une forme de relativisme en parlant plutôt d'hypothèses et de mystères.

Décidément, cette bataille pour la vérité n'est pas encore gagnée.

Illustrer les jeux temporels d'histoire et mémoire

Parmi les hommages rendus à Andrea Purgatori le jour de ses funérailles, le dessinateur Mauro Biani a publié un tweet reprenant un dessin qu'il avait fait paraître dans La Repubblica en 2020 pour l'anniversaire des 40 ans du drame d'Ustica. Il a expliqué ce choix par le fait que c'était précisément la publication de ce dessin à la très forte signification qui l'avait mis en contact avec le journaliste aujourd'hui disparu et que cela avait été le début d'une collaboration, Purgatori lui ayant proposé d'intervenir par un dessin dans chaque édition hebdomadaire d'Atlantide, son émission d'information et d'investigation sur La7.

Illustration 3

Les documents reproduits avec le message comprenaient un texte publié en relation avec le dessin qui en expliquait l'histoire et l'intention. Et la photographie d'un enfant.

Mauro Biani se présente en effet comme un éducateur en même temps qu'un dessinateur. Ses images, dans lesquelles ironie, second degré et décalage ne sont jamais gratuits et toujours attentifs aux plus faibles, sont sans doute toujours le produit d'une réflexion personnelle, d'un processus narratif. C'est pourquoi elles sont porteuses d'une grande richesse de significations.

Ce qui est particulièrement le cas de celle-ci:

Illustration 4
Mauro Biani, 2020. Paru dans La Repubblica

Sur l’avion reconstitué avec ses débris dans le Musée pour la mémoire d’Ustica à Bologne, un personnage dit à un enfant ne pas pouvoir lui expliquer ce qui s’est passé parce qu’il est trop petit. Mais l’enfant répond qu’il n’est pas petit, qu’il a 50 ans et qu’il est mort il y a 40 ans. Il s’appelait Vincenzo Diodato et avait 10 ans le 27 juin 1980.

J'ai regardé et apprécié ce dessin avec mes yeux d'historien et de passeur d'histoire. Et plus je l'ai examiné, plus il m'a parlé d'histoire et de mémoire.

Ustica. Cette tragédie de 81 victimes et de leurs proches est toujours partiellement sans histoire, parce qu'elle a été et qu'elle demeure empêchée. Sa mémoire est donc d'abord un combat pour la reconnaissance de la vérité.

Symboliquement, même si Andrea Purgatori n'a bien sûr pas été seul et que d'autres vont sans doute prendre le relais de son travail, il incarne d'une certaine manière la figure d'un enquêteur dans cette affaire. Sa disparition représente ainsi un possible affaiblissement de la pression de l'enquête, comme la disparition des témoins, qui est fortement dans l'air du temps pour d'autres événements traumatiques plus anciens qu'Ustica, mais qui concerne déjà Ustica, représente potentiellement un affaiblissement du travail et de l'affirmation de la mémoire.

En outre, 10, 40, 50 ans; 1980, 2020, 2023; l'histoire et la mémoire relèvent d'un jeu de temporalités qui est aussi magistralement exprimé par ce dessin.

On y trouve, dans notre passé, le présent du passé, l'histoire d'un enfant de 10 ans arraché à la vie par un crime militaire; un enfant qui incarne ici l'ensemble de 81 victimes parfaitement innocentes.

On y trouve aussi, dans notre présent, un autre présent du passé, cet enjeu mémoriel majeur qu'est le passé traumatique de cette tragédie qui peine à être pleinement reconnue par ses véritables responsables, ce qui rend aujourd'hui encore difficile, et peut-être impossible, le travail de deuil des familles.

On y trouve enfin la fragilité de notre rapport au passé, d'un passé qui ne reviendra pas et que nous ne connaissons que par traces, par des traces elles-mêmes fragiles et destructibles; d'un passé dont le temps qui s'écoule nous éloigne; d'un passé aussi qui risque de disparaître progressivement si cette exigence de vérité demeure en échec, au risque d'un effacement de mémoire qui ne produise en fin de compte, inéluctablement, que l'horizon de nouvelles catastrophes et de nouveaux mensonges.

Il y a tout cela dans ce dessin de Mauro Biani et ses légendes. Susceptible de sensibiliser ses publics à ce qui fait le travail d'histoire et de mémoire.

Charles Heimberg (Genève)

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.