Face à ce que subissent Gaza et la Palestine, et sous l’effet de brouillage des instrumentalisations par l’État d’Israël et ses soutiens de l’histoire et de la mémoire de la destruction des juifs d’Europe, et de la lutte contre l’antisémitisme, c’est tout le travail d’histoire et de mémoire des crimes de masse du nazisme et du fascisme qui doit être repensé. Il ne peut pas faire, il ne peut plus faire comme si de rien n’était, comme si la conscience des pires crimes du passé pouvait s’accommoder de l’horreur du présent et laisser croire que ce serait déconnecté.
Après des mois d'attaques disproportionnées contre la bande de Gaza, après des violences sans cesse répétées en Cisjordanie, après des destructions au Sud du Liban, l'intervention de M. Netanyahou contre l'Iran, appuyée par celle de M. Trump, a marqué l'affermissement d'un monde de brutalité et de prévalence de la force en violation du droit international, et un pas de plus vers la destruction des principes fondamentaux de coexistence adoptés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un monde en ruines qui les avait ignorés.
Elle a fait diversion, ou a voulu faire diversion. Elle n'est pas justifiable, quels que soient les crimes et les dérives du régime des mollahs. Mais surtout, dans le même temps et aujourd'hui encore, les massacres vengeurs d'Israël et un processus de déshumanisation de la population de Gaza se poursuivent inexorablement, de plus en plus effroyables, et même en train de s'accélérer. Des civils meurent à Gaza sous les bombes et sous les feux déchaînés d'une armée qui a perdu tout sens de la mesure, mais ils meurent aussi de faim, d'une faim délibérément provoquée, à tel point que les Nations unies y ont reconnu un état de famine dont le seul responsable est identifié puisque cette situation "aurait pu être évitée" sans "l’obstruction systématique d’Israël".
Pire encore, des affamés sont froidement assassinés alors qu'ils tentent d'accéder à de la nourriture dans des conditions indignes et contraires au droit international humanitaire. Dans le même temps, l'étroit territoire de la bande de Gaza et ses infrastructures sont détruits dans des proportions inouïes, ce qui impose à la population des conditions de vie particulièrement dégradées. Ce sont là des crimes qui se déroulent sous nos yeux, malgré l'absence de tous les médias internationaux. Ce que nous savons et que nous voyons, nous le devons à des journalistes témoins palestinien·nes de Gaza; à des héros qui documentent les crimes en cours au péril de leurs vies; à des héros sans qui tout cela serait occulté, effacé; mais, malheureusement aussi, à des héros qui ont été, et qui sont encore, délibérément ciblé·es et assassiné·es par l'armée israélienne.
Toutes ces horreurs, commises dans la très grande majorité des cas contre des civil·es, dont beaucoup d'enfants, relèvent à l'évidence de crimes contre l'humanité dont la genèse, le mode opératoire et l'évolution augmentent la possibilité que la Justice internationale aboutisse au constat de la perpétration d'un génocide. Le fait qu'elles aient démarré en réponse aux attaques du Hamas, qui étaient elles-mêmes des crimes de guerre et contre l'humanité, ne les justifie en rien, bien au contraire. En effet, malgré le fait que des otages soient encore détenus dans des conditions inqualifiables, il y a longtemps que leur libération n'est plus l'objectif réel des dirigeants israéliens et de leur vengeance sans fin, ce que des familles désespérées qui manifestent contre M. Netanyahou ont bien compris. Et comment le Hamas, qui a d'immenses responsabilités dans cette catastrophe, pourrait-il être "détruit" par des dévastations et des souffrances de grande ampleur infligées à la population palestinienne en l'absence de toute recherche de solution politique ?
Quant à l'impunité persistante assurée par le monde occidental à Israël, y compris à un gouvernement orienté par une extrême droite suprémaciste et messianiste qui veut rendre effectif son projet d'un grand Israël, elle est une blessure à l'universalité des droits dont nous n'avons pas fini de mesurer les conséquences. En effet, de quoi ces violations en toute impunité du droit international, notamment les atrocités de Gaza et les brutalités en Cisjordanie, sont-elles révélatrices? Et quels sont, quels seront, leurs effets potentiels sur le travail de mémoire de la destruction des juifs d'Europe et des crimes de masse nazis et fascistes au moment même où leurs derniers témoins sont en train de disparaître?
Avant d'interroger ces enjeux de mémoire, des questions se posent autour de trois problèmes: les effets de cette politique de deux poids deux mesures en faveur d'Israël; la qualification des atrocités perpétrées à Gaza; et la puissante instrumentalisation de l'antisémitisme face aux expressions de solidarité humaine envers les victimes palestiniennes.
1. Deux poids deux mesures et injustifiable impunité
L'énorme différence de traitement entre les deux agressions en violation du droit international subies respectivement par les Ukrainien·nes et par les Palestinien·nes est lourde de sens. Pour l'une, une vague de sanctions, diverses, sans doute pas suffisantes, mais justifiées, pour l'autre, pas la moindre sanction; pour l'une, une dénonciation médiatico-politique nécessaire compte tenu de ce qui est infligé au peuple ukrainien, pour l'autre, en attendant de vérifier la sincérité et l'effet réel de quelques frémissements déclaratoires récents, des silences, des dénis et des justifications variées face à une guerre d'anéantissement à Gaza dont la disproportion et les modes opératoires sont effrayants; pour l'une et pour l'autre, des mandats d'arrêt de la Cour pénale internationale contre MM. Poutine et Netanyahou, qui entravent partiellement leurs possibilités de déplacements, mais pour lesquels seul le cas de M. Netanyahou a pour conséquence de faire subir les pires pressions au procureur général Karim Khan; et même des sanctions injustifiables contre la Cour de la part des USA.
Le constat de l'inégalité de traitement est donc patent. C'est celui d'une indulgence traditionnelle transformée en complicité, de l'ampleur sans limites d'une impunité accordée aux crimes d'Israël, mais aussi de l'entraînement dans la faillite morale de ceux des pays occidentaux qui prétendent défendre et incarner les principes de l'état de droit et des valeurs relatives aux droits humains. Et cette perte de crédibilité, malheureusement, a pour effet délétère, en plus des souffrances infligées au peuple palestinien, de voir M. Poutine se trouver renforcé sur le plan international.
2. Un crime contre l'humanité présentant les traits d'un génocide
L'idée que la riposte disproportionnée d'Israël aux attaques du Hamas puisse devenir un crime de génocide contre les populations civiles de Gaza a émergé quand la Cour internationale de Justice, après une plainte de l'Afrique du Sud, a ordonné, dès le 26 janvier 2024 déjà, des mesures conservatoires en considérant que la perpétration d'un génocide était possible et qu'il fallait la prévenir: Israël devait donc veiller avec effet immédiat à ce que son armée ne commette aucun acte génocidaire et prenne toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l'incitation directe et publique à commettre un génocide. De telles mesures conservatoires ont été ordonnées à trois reprises et Israël les a toutes traitées avec le plus grand mépris.
L'affaire n'est toutefois pas encore jugée et l'issue de cette procédure reste incertaine. Pourtant, les arguments ne manquent pas pour justifier la qualification d'un crime de génocide, avec notamment les deux enquêtes (ici et ici) de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese, les rapports des ONG Amnesty International et Human Rights Watch, ainsi que la documentation, par deux ONG israéliennes, B’Tselem et Physicians for Human Rights, d'une série de déclarations aussi virulentes qu'inquiétantes qui éclairent les intentions des autorités israéliennes.
Un crime de génocide peut en réalité s'examiner et se constater selon trois perspectives différentes qui se complètent parfois, mais qui peuvent aussi diverger: les perspectives juridique; civique, citoyenne et publique; historienne et des sciences sociales.
La définition juridique du génocide découle de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 qui évoque "l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel", actes qui comprennent les meurtres, les atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale, la soumission intentionnelle à des conditions d'existence devant entraîner la destruction totale ou partielle, le fait d'entraver des naissances, le transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. La notion d'intention de détruire et la réalisation de cette intention sont de la première importance pour cette définition du point de vue du droit international.
Une qualification juridique est corroborée par les commentaires et expertises de juristes, mais dépend en fin de compte d'une procédure judiciaire aboutissant à un verdict. Elle est donc postérieure à la perpétration d'un éventuel génocide. Toutefois, le fait que la Convention porte aussi sur la prévention du génocide conduit le cas échéant la Justice internationale à ordonner dans un premier temps des mesures conservatoires pour empêcher sa perpétration. Comme l'a fait la Cour internationale de Justice à propos de Gaza.
Les juristes ne sont pas tous complètement d'accord sur ce qui distingue le génocide des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre. Une différence est toutefois claire: le crime de génocide vise la destruction intentionnelle de tout ou partie d'un groupe humain, alors que les crimes de guerre et contre l'humanité correspondent à des violences d'une extrême gravité commises contre des individus. Si toutes et tous considèrent le génocide comme le crime des crimes, certain·es y voient une catégorie extrême de crime contre l'humanité, qui le laisse apparenté à ce dernier, mais avec une gravité majeure (comme le dit ici William Schabas, dès 6'45''), quand d'autres insistent sur l'importance des modes opératoires spécifiques de chacun de ces crimes qui ne produisent pas tant une hiérarchie de gravité qu'une différence de nature: "un crime de guerre n’est pas moins sérieux qu’un génocide. Un crime contre l’humanité n’est pas moins grave qu’un génocide" (comme l'écrit ici Philippe Sands dans sa conclusion).
L'auteur de Retour à Lemberg insiste par ailleurs sur le fait que la jurisprudence de la Cour internationale de Justice est plutôt restrictive, par crainte de sa part d'être "submergée par des affaires de génocides". Et qu'elle implique notamment de démontrer que l'intention de destruction du groupe soit bien "la seule intention qui puisse être raisonnablement déduite". Dès lors, les motivations humaines étant facilement plurielles, le risque est grand que la prise en compte d'autres intentions concomitantes, feintes ou sincères, comme par exemple l'auto-défense, fasse obstacle à la reconnaissance juridique d'un génocide.
C'est ainsi que, pour Philippe Sands, avec cet écueil de l'intention déduite nécessairement unique, "il existe un fossé entre la compréhension publique du terme génocide - le meurtre de nombreuses personnes - et sa signification juridique".
Le crime contre l'humanité est défini pour sa part dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998 comme l’un quelconque des actes de violence pris en compte dans une longue liste "lorsqu’il est perpétré dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile et en connaissance de l’attaque". Cette Cour ne juge pas des États, mais des individus. Elle a demandé l'arrestation pour crime de guerre et crime contre l'humanité, mais pas pour crime de génocide, de M. Netanyahou et de son ancien ministre de la défense, ainsi que de dirigeants du Hamas qui ont tous été éliminés entre-temps.
Si les crimes graves et imprescriptibles dont il est question à Gaza n'ont pas été qualifiés pour l'instant de crime de génocide, ce sont bien, quoi qu'il en soit, des crimes contre l'humanité, terme dont l'extrême gravité de ce qu'il désigne tend parfois, malheureusement, à être sous-évaluée. C'est pourquoi, que les massacres de Gaza soient juridiquement qualifiés ou pas de génocide, et indépendamment de tous les arguments qui justifient une telle qualification, la notion de crime contre l'humanité les caractérise aussi et ne devrait pas être effacée.
Qu'en est-il maintenant des deux autres perspectives à partir desquelles l'existence d'un génocide peut être interrogée?
La perspective civique, citoyenne et publique fait valoir des exigences éthiques, prend en compte des expériences traumatiques, et parfois des perceptions de sens commun. Elle peut s'appuyer sur des enquêtes et sur le droit, comme dans les rapports susmentionnés de Francesca Albanese et d'ONG. Elle concerne en premier lieu la dimension de reconnaissance des souffrances infligées au groupe de victimes concerné. Ce terme est en effet perçu dans l'espace public comme désignant le pire absolu des crimes. Il représente ainsi une sorte de label pour accéder, ou pour penser subjectivement accéder, à cette pleine reconnaissance. Une telle aspiration est bien compréhensible de la part des groupes de victimes. Et peu leur importe qu'il ne s'agisse pas ici de hiérarchiser les statuts et les souffrances des victimes ou groupes de victimes. Peu leur importe que l'enjeu majeur de la qualification des crimes de masse, du point de vue des droits humains et de la prévention de leur négation, concerne le fait de bien caractériser et distinguer leurs modes opératoires, leurs objectifs et leurs modalités de la part de celles et ceux qui les ont initiés et mis à exécution.
Du point de vue des victimes, mais aussi du sens commun, certaines décisions de la Justice internationale peuvent apparaître comme problématiques sur le plan de l'éthique, de l'égalité de traitement et de l'universalité des droits. Par exemple, un génocide a été reconnu au Cambodge par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens concernant les minorités cham musulmane et vietnamienne, mais pas pour les innombrables victimes cambodgiennes des Khmers rouges, la notion de groupe politique n'ayant pas été incluse dans la définition du génocide. Cela pose évidemment question. Philippe Sands évoque aussi le refus de reconnaître comme génocide le massacre des Croates de Vukovar alors que celui des Bosniaques de Srebrenica l'a été. "Les Croates étaient déçus en 2015, car les Bosniaques avaient obtenu la qualification de génocide pour Srebrenica, tandis que les Croates n’ont obtenu, entre les lignes, pour Vukovar “qu’un“ crime contre l’humanité et un crime de guerre."
Il y a donc une tension entre une demande forte et légitime de reconnaissance et d'équité et l'écueil d'un trop vaste élargissement des qualifications de génocide qui risquerait d'affaiblir la signification du concept, d'occulter des spécificités et de céder à une forme de relativisme. C'est là que peut intervenir la perspective de l'histoire et des sciences sociales pour examiner cette question des qualifications des crimes de masse d'une autre manière, pour comprendre les univers mentaux dans lesquels ils s'inscrivent et pour produire de l'intelligibilité.
Le chercheur Jacques Sémelin souligne à ce propos que même si cela ne fait pas non plus consensus au sein des sciences sociales, le travail de recherche sur les crimes de masse ne porte pas seulement sur leurs modalités et conséquences proprement dites, mais aussi sur les processus et les dynamiques qui les ont rendus possibles. Ce travail vise par conséquent à reconstruire le contexte de ces crimes et ce qui peut les expliquer en les inscrivant dans une pluralité de temporalités et de durées. Il interroge également les usages sociaux des mots et des concepts qui les qualifient. Dans ce sens, la notion de "génocide" lui paraît correspondre selon les situations à plusieurs mots possibles: un mot-tombeau qui redonne une existence à un peuple qui n'en a plus; un mot-alerte, lorsque des acteurs des droits humains ou un pays pointent la nécessité de réagir à quelque chose de grave qui se profile; un mot-incrimination lorsqu'il s'agit d'obtenir une condamnation en fonction de ce que définit la Convention et de ce qui a ou aurait été perpétré; enfin, un mot-propagande lorsqu'une telle accusation est proférée arbitrairement contre un adversaire pour justifier une agression à venir. En outre, le processus de destruction du groupe peut se caractériser à ses yeux par trois types d'intentions, trois types de logiques: détruire pour soumettre; détruire pour éradiquer et faire disparaître; détruire pour terroriser sans parvenir à aller plus loin.
Invité à Genève il y a une vingtaine d'années et s'adressant à des enseignant·es, l'historien Yves Ternon (ici, pp. 183-189) défendait déjà une approche comparatiste sur les génocides en soulignant toutefois les difficultés rencontrées pour en établir une liste de manière consensuelle. Il avançait alors quatre critères nécessaires pour qualifier un génocide: c'est une destruction physique et un meurtre; qui concerne tout ou partie d'un groupe humain, quel qu'il soit, perçu dans l'imaginaire des criminels; celles et ceux qui sont tué·es le sont pour la seule appartenance à ce groupe; et c'est un crime marqué par une intention criminelle tellement exacerbée qu'elle implique un plan concerté, l'intervention d'un État et des moyens modernes. Par ailleurs, dans le tourbillon génocidaire, les victimes sont impuissantes et les tueurs, par leur délire, y voient une vraie menace: c'est eux ou nous! Enfin, pour plusieurs de ces génocides se mettent immédiatement en place un déni et un négationnisme.
Dans le contexte francophone, des historien·nes travaillant sur cette thématique se montrent tendanciellement réticent·es quant à trop élargir la définition du génocide, restant même parfois en retrait de l'évolution de la jurisprudence du droit, à propos notamment du Cambodge ou de Srebrenica. La table des matières d'un récent ouvrage de vulgarisation sur les génocides de Vincent Duclert le montre bien, qui intègre pourtant le génocide des Herero et des Nama parmi quatre génocides reconnus, avec ceux des Arméniens, des juifs et des tutsi du Rwanda. Cette posture de prudence se retrouve aujourd'hui en ce qui concerne les crimes de Gaza. Mais la réserve à l'égard du mot "génocide" ne relève pas forcément d'un déni de la gravité des faits. Par exemple, après une enquête de terrain à Gaza tout à fait singulière, Jean-Pierre Filiu préfère parler d'une "guerre inhumanitaire". De son côté, Christian Ingrao évoque une "guerre d'anéantissement", en précisant qu'il "laisse la notion aux juristes [parce que] c'est un terme juridique qui ne rend pas compte des dynamiques".
Le travail d'histoire proprement dit n'aborde pas ces problèmes de qualification des crimes de masse de la même manière qu'une procédure judiciaire débouchant sur un verdict. Pour rendre le passé et le présent plus intelligibles, il peut apporter des nuances, reformuler des questions, interroger les représentations sociales, prendre en compte les usages et mésusages publics des qualificatifs convoqués par les différentes parties. En examinant les processus et les dynamiques, l'analyse historienne s'intéresse à la pluralité des situations et relève d'une science des différences. Elle pratique la comparaison non pas pour produire ou suggérer des amalgames, mais pour souligner à la fois des continuités et des dissemblances en évitant tout forme de relativisme. En effet, le travail d'histoire et de mémoire n'est là ni pour sanctuariser, ni pour euphémiser, ni pour banaliser. Il est attentif à la diversité des situations pour qu'un travail de prévention dans le présent puisse se déployer pour chacune d'entre elles. Mais, pour autant, il ne saurait rester indifférent à l'ampleur du nombre des victimes de ces crimes de masse.
En ce qui concerne Gaza, des voix compétentes et significatives, dont des voix israéliennes, ont pourtant fini par considérer qu'il s'agissait bien d'un génocide. C'est le cas notamment de l'historien Amos Goldberg pour qui "Gaza n'existe plus". Ce crime contre l'humanité présente donc les traits d'un génocide. Car c'est bien pour un crime contre l'humanité que M. Nethanyaou est poursuivi par le Tribunal pénal international. Ce qui est un élément à ne pas négliger. Quant à ces traits d'un génocide, il s'agit notamment de déclarations d'intentions ouvertement exprimées quant à déshumaniser, chasser hors de leurs terres ou détruire les Palestinien·nes, d'un nombre de morts et de blessé·es graves, dont au moins 83% de civils, qui ne cesse de croître, d'un territoire détruit dans des proportions qui le rendent quasiment invivable et de la gravité catastrophique d'une situation sanitaire et humanitaire délibérément provoquée.
Le concept de génocide peut être convoqué dans son sens plus restreint comme dans son sens élargi. Ses usages ont évolué, évoluent et continueront d'évoluer avec le temps. En outre, "la qualification de génocide n’appartient pas exclusivement aux historiens", comme le stipule une tribune d'historien·nes qui ouvre à d'autres perspectives:
"Les cultures mémorielles telles que nous les avons connues sont en crise: les sociétés européennes, éduquées à la prévention des crimes de masse, en particulier par la mémoire de la Shoah, semblent pour une large part soit anesthésiées, soit tétanisées. Les dirigeants européens ont pourtant une responsabilité historique immédiate. Le poids du passé n’excuse pas les choix et non-choix du présent. Il reviendra aux historiens, en temps voulu, non seulement de qualifier les faits, mais d’analyser l’action de ces dirigeants à l’égard des crimes commis à l’encontre des Palestiniens sous nos yeux."
Enfin, dernier point: le terme de génocide renvoie symboliquement et factuellement à la destruction des juifs d'Europe et à sa spécificité. Mais quand l'historien Omer Bartov voit un génocide dans les massacres de Gaza, il ne dit pas qu'il s'agit d'un nouvel Auschwitz, ce qui n'est évidemment pas le cas, mais il souligne que ces crimes visent intentionnellement la destruction d'un groupe. Il dénonce aussi le fait qu'Israël se cache derrière le génocide juif pour légitimer ses propres crimes et empêcher que ceux-ci puissent être qualifiés à leur tour de génocide. Comme si le fait d'avoir subi un crime donnait le droit de le faire subir à d'autres.
Cette question de la qualification des crimes a nécessité ci-avant un long développement. À ce propos, Philippe Sands regrette ce paradoxe qui fait que l'on débatte tellement de savoir si ce qui se passe à Gaza est un crime de guerre, un crime contre l'humanité ou un génocide, alors que ce qui est le plus important à ses yeux n'est pas là: en effet, dit-il, "il faut que cela s’arrête. Et il faut que les responsabilités soient reconnues, et que les responsables soient condamnés." Cet argument peut évidemment s'entendre, mais la question de la qualification des crimes ne peut pas non plus être mise complètement de côté face au négationnisme auxquels ces crimes de masse donnent généralement lieu. Cela vaut pour les crimes de Gaza face auxquels la propagande israélienne et ses relais complaisants ne manquent pas d'imagination pour raconter des mensonges ni crédibles ni vraisemblables et faire valoir les pires justifications de l'injustifiable.
3. Des accusations abusives d'antisémitisme
Dans la même veine, le fait que toute critique de la politique d'Israël et de ses crimes à Gaza soit systématiquement qualifiée d'antisémite est particulièrement préoccupant. Bien sûr, un antisémitisme latent et persistant continue de se manifester dans le monde d'aujourd'hui, par des agressions en France avant comme après le 7 octobre, et même en Suisse avec, ce printemps, sous prétexte d'un humour qui dévoile des préjugés enfouis mais solides, les inscriptions douteuses qui ont sali la fête des Brandons de Payerne, bourg pourtant connu pour un crime antisémite sanglant au cours de la Seconde Guerre mondiale; ou l'an passé, et c'est grave, l'attaque au couteau contre un juif orthodoxe par un adolescent à Zurich. En Italie, il est particulièrement consternant de voir la sénatrice à vie Liliana Segre, rescapée du camp d'Auschwitz après avoir été refoulée à l'âge de 13 ans par les autorités suisses, puis déportée par les nazifascistes, et aujourd'hui nonagénaire, être forcée de vivre sous escorte policière à cause des menaces dont elle est l'objet. La lutte contre l'antisémitisme constitue donc un impératif démocratique, y compris lorsqu'il est apparemment ou prétendument attisé par des crimes israéliens qui ne le justifient en aucune manière. Mais cet antisémitisme est suffisamment grave en soi pour être combattu avec discernement et faire en sorte que sa dénonciation ne soit pas dévoyée par des manipulations de la propagande favorable à Israël assimilant toute critique de cet État et de ses crimes à de l'antisémitisme.
Quelles sont ces manipulations? Elles trouvent notamment leur source dans des essentialisations consistant à amalgamer une identité juive réifiée, et privée de pluralité, avec l'État d'Israël et ses dirigeants actuels. Il en résulte une confusion qui produit potentiellement du ressentiment en associant abusivement tous les juifs à la politique délétère du gouvernement israélien. Cela peut mener, le cas échéant, à ce que des personnes juives soient expressément soumises, parce que juives, à l'injonction de se démarquer des crimes d'Israël et de ses violations du droit international. Ce qui relève dans ce cas d'une forme d'antisémitisme. Il est donc indispensable que la lutte contre l'antisémitisme passe par un travail pédagogique d'explicitation et de déconstruction de cet amalgame.
Mais surtout, depuis le 7 octobre, une tendance récurrente à réduire toute expression de solidarité avec le peuple palestinien à de l'antisémitisme est devenue systématique et est utilisée pour criminaliser abusivement toute action de soutien à la Palestine. Ce phénomène inquiétant s'observe dans tous les pays occidentaux, en particulier aux États-Unis, mais aussi en Allemagne, où cet "anti-antisémitisme", mis en évidence par l'historien Thomas Serrier, produit un malaise dans la culture mémorielle allemande.
Cette dérive, aujourd'hui exacerbée, date en réalité d'avant le 7 octobre. Elle a notamment émergé avec la définition de l'antisémitisme de l'Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah (IHRA), adoptée en 2016 comme non-contraignante, mais devenue depuis lors un véritable catéchisme qui s'est imposé un peu partout sans débats particuliers. Cette définition a encore été réaffirmée récemment en France sans aucune distance critique dans un Rapport sur les Assises de lutte contre l'antisémitisme. Elle explicite onze situations dans lesquelles se manifesterait de l'antisémitisme, dont sept concernent des manières de parler de l'État d'Israël. Il y est précisé que "l’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive". Or, cette affirmation a pris un tout autre sens juste après, en 2018, avec l'adoption d'une Loi fondamentale qui stipule qu'"Israël est l’État-nation du peuple juif dans lequel il réalise son droit naturel, culturel, historique et religieux à l’autodétermination". Comment éviter dès lors des confusions et des amalgames? Comment rendre possible une critique de la politique de l'État d'Israël qui ne soit pas considérée comme antisémite? Certes, il était aussi ajouté dans la définition de 2016 que "critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme". Mais l'ensemble des exemples de situations dans lesquelles la manière de parler d'Israël constituerait de l'antisémitisme neutralise potentiellement cette concession.
Cette manière de voir avait été considérée comme problématique en 2021 par les auteurs et autrices d'une contre-proposition, la Déclaration de Jérusalem sur l'antisémitisme (ici en français), présentée "comme une solution de rechange à la définition de l’IHRA". Il y est stipulé qu'elle se veut elle aussi non-contraignante et que les précautions prises à l'encontre d'éventuelles stigmatisations abusives des critiques de l'État d'Israël y sont exprimées à partir d'opinions très différentes et sans qu'il s'agisse pour autant d'approuver ou de réprouver ces critiques.
Aujourd'hui, après les attaques du 7 octobre, et avec la déshumanisation en cours du peuple palestinien, il n'est plus guère question de cette Déclaration de Jérusalem qui paraît pourtant de plus en plus pertinente et nécessaire. Son intérêt est d'expliciter ce qui n'est pas antisémite en mentionnant par exemple comme tels les faits suivants: "soutenir l’exigence de justice du peuple palestinien et sa recherche de l’obtention de l’intégralité de ses droits politiques, nationaux, civiques et humains, en conformité avec le droit international"; "mettre en exergue une discrimination raciale systématique en Israël"; parler d'une situation d'apartheid; prôner boycott, désinvestissement et sanction; mais aussi "critiquer le sionisme ou s’y opposer, en tant que forme de nationalisme, ou plaider pour la mise en place de différents types de solutions constitutionnelles, pour les juifs et pour les Palestiniens, dans la région située entre le Jourdain et la Méditerranée".
Ainsi, s'il paraît urgent de remettre en discussion la définition de l'antisémitisme de l'IHRA et les abus qu'elle rend possibles, et de lui préférer celle de la Déclaration de Jérusalem, c'est aussi pour faire en sorte que la nécessaire et indispensable lutte contre l'antisémitisme réel ne perde pas toute crédibilité et ne soit pas vidée de son sens par des incohérences manifestes à l'égard de l'universalité des droits humains.
4. Une transmission embrouillée de l'histoire et de la mémoire de la destruction des juifs d'Europe
Pendant des années, en tant qu'historien et didacticien de l'histoire, en tant qu'enseignant et formateur d'enseignant·es, j'ai travaillé avec des élèves ou des étudiant·es sur l'histoire et la mémoire de la destruction des juifs d'Europe en acceptant toujours de discuter en même temps du conflit israélo-palestinien et des violences perpétrées contre les Palestinien·nes. L'histoire est en effet une connaissance construite à partir des questions qu'elle pose au passé à partir du présent. Alors que la mémoire et ses manifestations se situent elles-mêmes dans le présent. J'ai ainsi pu laisser s'exprimer celles et ceux qui le souhaitaient en faisant valoir, généralement sans trop de difficultés, que l'empathie envers les victimes palestiniennes, parfaitement légitime et justifiée, ne change rien à la signification de ce qu'ont subi les populations juives dans un tout autre contexte et d'une manière spécifique; ni à la nécessité et à l'importance de connaître, reconnaître et transmettre cette histoire et cette mémoire. Mais je me suis toujours tenu à ce principe en pleine conscience du fait que tout cela servait aussi à prévenir aujourd'hui et demain tous les crimes contre l'humanité, sans quoi ce ne serait qu'un vain exercice. C'est d'ailleurs ce que prévoyait en 2001 le Conseil de l'Europe dans son intitulé de ladite Journée de la mémoire et de la prévention des crimes contre l'humanité. Mais c'est ce que les Nations unies ont négligé en 2006 en instaurant seulement, selon leur propre intitulé, la Journée de la mémoire du 27 janvier. Or, cette notion de prévention des crimes contre l'humanité devrait être explicitement réaffirmée, son absence pouvant porter lourdement à conséquence.
Aujourd'hui, alors que l'inhumanité à l'égard du peuple palestinien nous donne le vertige, alors que les bilans quotidiens des victimes de la guerre d'anéantissement israélienne, dont de très nombreux enfants, nourrissent notre stupéfaction, et sans doute aussi bien des haines pour demain, alors que des plans de nettoyage ethnique, de déplacements-déportations en masse et de colonisations supplémentaires sont annoncés, est-il encore et sera-t-il vraiment possible de faire comme si de rien n'était autour de ce travail d'histoire et de mémoire? Comment faire en effet pour s'en tenir à un minimum de cohérence à l'égard des droits humains fondamentaux? Ne sera-t-il pas désormais indispensable que les passeurs et passeuses de cette histoire et de cette mémoire se fassent d'emblée explicitement l'écho d'une mise à distance critique à l'égard des crimes israéliens du passé et du présent avant d'entrer, et pour pouvoir entrer, dans le vif du sujet de cette transmission?
Les événements récents changent sans doute radicalement la donne en rendant plus nécessaire que jamais un travail critique de connaissance et d'analyse portant sur ce qui relie la destruction des juifs d'Europe et le conflit israélo-palestinien. Cela concerne la gestion européenne de la culpabilité à l'égard du génocide juif. Mais c'est aussi relié à l'histoire du droit international et de ses violations, l'État d'Israël étant le produit d'une décision des Nations unies. Il s'agit également d'interroger la dimension éminemment coloniale du projet sioniste originel et de ce qu'il est devenu, une dimension coloniale qui n'est certes pas sa seule dimension, mais qui se réaffirme aujourd'hui après avoir été tendanciellement occultée. Il s'agit enfin de montrer en quoi le droit international, et seulement le droit international, bien que piétiné depuis 1967 avec l'occupation illégale des territoires palestiniens par Israël, pourrait contribuer à faire advenir une solution pacifique de cohabitation respectueuse des droits des deux parties.
Pendant longtemps, les pratiques pédagogiques les plus avancées autour du conflit israélo-palestinien ont valorisé les narrations croisées proposées dans l'ouvrage Histoire de l'autre, issu d'un travail collectif original d'historien·nes et d'enseignant·es. Ce sont des récits palestinien et israélien présentés en parallèle et en vis-à-vis dans la même langue d'une série de moments-clé et contrastés comme la Nakba/Indépendance de 1948. La possibilité de prendre en compte et comparer ces récits et leurs différences, et d'en faire des ressources scolaires pour les deux camps, est fille d'un temps qui paraît désormais bien lointain. Cette ressource apparaît aujourd'hui comme un document historique inscrit dans le contexte de son émergence, celui des tentatives de paix d'il y a un quart de siècle. Elle n'a pas perdu pour autant toute sa pertinence, à condition d'être bien introduite en fonction du contexte contemporain.
Le déferlement en cours des violences israéliennes trouble forcément un travail d'histoire et de mémoire de la destruction des juifs d'Europe et des crimes de masse des nazis et fascistes qui était déjà difficile, et déjà fragilisé par l'écoulement du temps et la disparition des derniers témoins. Face à toutes les instrumentalisations du passé et du présent au service de la propagande israélienne et favorable à Israël, l'exigence pédagogique d'une cohérence élémentaire à l'égard de l'universalité des droits humains devient cruciale. En outre, la question se pose encore davantage, sur cette thématique éminemment sensible, de la réception de ce travail d'histoire et de mémoire par tous les publics auxquels il est destiné, et en particulier par celles et ceux qui se sentent plus ou moins directement relié·es à ce conflit, d'un côté comme de l'autre.
Sur toutes ces questions, rien ne sera vraisemblablement plus comme avant.
Face à une situation aussi exacerbée et complexe, la première priorité pédagogique consiste sans doute d'abord à déconstruire tous les amalgames: pour expliciter que toutes les personnes juives ne soutiennent pas le gouvernement israélien et ses crimes; que toutes les personnes palestiniennes ne soutiennent pas le Hamas et ses crimes; que toutes les personnes israéliennes ne soutiennent pas le gouvernement de M. Netanyaou et ses crimes, même si l'on aurait pu espérer que celles qui ne le soutiennent pas soient plus nombreuses; que se dire antisioniste ne signifie pas forcément ne pas reconnaître le droit d'Israël à l'existence dans des conditions conformes au droit international; que critiquer Israël et ses crimes n'équivaut pas à de l'antisémitisme, etc.
Le travail d'histoire et de mémoire implique de l'empathie et de la connaissance, empathie croisée et connaissance critique. L'empathie à l'égard des victimes d'un crime est nécessaire pour produire ou entretenir la reconnaissance de ce qu'elles ont subi; mais sans que cette empathie prenne toute la place et risque de faire obstacle au travail d'analyse et de connaissance qui mobilise en même temps les trois perspectives de l'expérience des victimes, des modalités de perpétration de ce qu'elles ont subi et de l'attitude des témoins.
Lorsqu'il s'agit d'une question sensible et conflictuelle, c'est une empathie croisée qu'il s'agit de préserver, notamment par la prise en compte des expériences et des points de vue des victimes, en particulier civiles, dans les deux camps; soit, pour le conflit israélo-palestinien, aussi bien les victimes et les otages du 7 octobre, et la sidération éprouvée par la population israélienne que, depuis lors, la déshumanisation des Palestinien·nes à Gaza et les violences systémiques subies en Cisjordanie. Cependant, en particulier dans le cas de Gaza, cette empathie croisée, qui mène à la reconnaissance des souffrances et permet d'interroger les perceptions et les expériences vécues, ne consiste pas à établir des équivalences qui n'ont pas lieu d'être quant à la nature et à l'ampleur respectives des crimes et des violences, surtout quand elles se révèlent à ce point inégales et de plus en plus unilatérales.
La complexité croissante des interactions entre présent et passé, sous l'effet des événements tragiques qui se déroulent sous nos yeux, donne toujours plus d'importance à la nécessité de faire valoir sans prescrire. Ou, pour être plus précis, de faire valoir sans prescrire en toute connaissance de cause. Il s'agit, autant que faire se peut, de mettre en évidence tout ce qui fonde l'impératif de mémoire pour aujourd'hui et pour demain, à partir d'une connaissance critique des faits et de leurs significations, d'en donner à voir toute l'importance, mais en évitant d'en faire un catéchisme mémoriel prescriptif et rituel qui s'enfermerait dans les limites évidentes des injonctions du type "Plus jamais ça!" D'autant plus quand elles sont exprimées en même temps que de nouveaux crimes sont perpétrés. La nécessité de l'histoire et de la mémoire de la destruction des juifs d'Europe découle de l'extrême gravité des faits et de l'exigence de ne pas la laisser effacer par de nouvelles violences de masse. Il s'agit aussi, pour les faits contemporains, de ne pas s'en tenir à une histoire qui aurait commencé le 7 octobre, mais de bien appréhender les enjeux d'une histoire dont les processus et les dynamiques remontent en réalité à plus d'un siècle en arrière.
Avec l'explosion actuelle des violences contre la population palestinienne, l'historienne Anna Foa (ici au début, en italien), évoque ce qu'elle appelle Le suicide d'Israël, dont elle énumère les dimensions qui le caractérisent à ses yeux: soit notamment les dimensions politique, parce qu'on ne peut pas attaquer le monde entier, y compris les Nations unies; éthique, avec la grande difficulté de la majorité de la population israélienne à éprouver de l'empathie pour la population de Gaza après le 7 octobre; et civile, par le fait que M. Netanyahou fait absolument ce qu'il veut et détruit la démocratie.
Mais d'autres questions se posent encore pour l'histoire et la mémoire de la destruction des juifs d'Europe, de toutes ces victimes subalternes et opprimées qui ont été violentées, déportées, exterminées, au moment même où les derniers témoins survivant·es de cette tragédie sont en train de disparaître alors qu'ils ont lutté toute leur vie contre l'oubli, l'occultation et le déni. Les outrances de la défense aveugle et fanatique de l'État d'Israël et de ses crimes ne vont-elles pas finir par rendre très difficile ce travail de transmission alors qu'il est tellement nécessaire? Même si cela peut paraître paradoxal et contre-intuitif, n'est-on pas là en train de voir surgir de nouveaux assassins de la mémoire?
À ce propos, un texte de l'historien Amos Goldberg sur la "mauvaise mémoire" nous ouvre des pistes de réflexion en inscrivant cette mémoire de la destruction des juifs d'Europe, dont il est un grand spécialiste, dans le contexte plus large de l'histoire du XXe siècle. Il restitue ainsi au conflit israélo-palestinien sa dimension éminemment coloniale, en lien aussi avec en lien aussi avec ses effets sur l'histoire de la mémoire et sur ses expressions contemporaines.
Cette mise en perspective ouvre à d'autres réflexions pour repenser cette histoire et cette mémoire, et réinvestir le travail critique sur ce qui nourrit leurs occultations. Elle pointe surtout les impasses de la mémoire dominante qui se sont exacerbées depuis le 7 octobre et ses conséquences, en particulier autour du deux poids deux mesures et du refus de reconnaître les crimes en cours pour ce qu'ils sont.
"Ainsi, la mémoire dominante de l'Holocauste est devenue une partie du problème du génocide plutôt qu'une partie de sa solution. Elle est devenue ce que les chercheurs appellent un "facteur facilitateur" du génocide, plutôt qu'un outil contre celui-ci qui, en cultivant la sensibilité morale et la conscience politique, aide à lutter contre le génocide et la violence de masse." [trad.]
Ce constat peut aussi être évoqué en miroir avec une mutation confusionniste vertigineuse et en cours qui voit l'extrême droite historiquement antisémite prétendre se convertir à la lutte contre l'antisémitisme aux côtés de l'État d'Israël et de son gouvernement d'extrême droite, ce qui lui permet de concentrer ses haines visibles en direction du monde arabo-musulman.
Amos Goldberg évoque en fin de compte une question cruciale qui est posée à tous les protagoniste de cette histoire et de cette mémoire:
"En janvier 2024, un groupe de 56 universitaires israéliens a envoyé une lettre au musée Yad Vashem, la plus haute autorité israélienne en matière de mémoire de l'Holocauste, lui demandant de condamner les positions favorables au génocide des Palestiniens qui se répandaient dans toute la société israélienne. Yad Vashem a refusé. J'avais alors conclu par une question dans un éditorial écrit pour le quotidien israélien Haaretz: "Si
Yad Vashem n'est même pas capable de condamner des appels explicites au génocide, pourquoi existe-t-il?".
"Cette question, posée en janvier 2024, est dix fois plus urgente et pressante aujourd'hui et doit désormais être posée avec force à toutes les institutions chargées de la mémoire de l'Holocauste dans le monde." [trad.]
C'est aussi une question pressante, soit dit en passant, qui ne perd absolument rien de sa pertinence et de son urgence face à l'horreur de ce qui advient sous nos yeux en étant posée à propos non seulement d'un crime ayant les traits d'un génocide, mais aussi à propos d'une guerre inhumanitaire, d'une guerre d'anéantissement ou d'un crime contre l'humanité. Quel peut être en effet le sens de cette histoire et de cette mémoire des horreurs du passé si c'est pour voir, en même temps, s'en produire de nouvelles et ne pas sourciller?
Charles Heimberg (Genève)
Ce texte est également disponible sur le site À l'école de Clio, à cette adresse: https://ecoleclio.hypotheses.org/2253
Mise à jour du 2 septembre 2025:
Le deuxième paragraphe a été précisé.
Un article sur une enquête et une prise de position sont à signaler ce jour.
1) Depuis le 7 octobre 2023, Forensic Architecture travaille à dévoiler par la cartographie la destruction systématique, par Israël, des infrastructures de la société palestinienne, qui s’en trouve "déracinée". Entretien avec son fondateur, Eyal Weizman: https://www.mediapart.fr/journal/international/010925/eyal-weizman-israel-deploie-gaza-une-architecture-de-la-mort
2) 86% des votants parmi les 500 membres de l’Association internationale des spécialistes du génocide (IAGS) ont soutenu une résolution déclarant: “La politique et les actions menées par Israël à Gaza répondent à la définition juridique du génocide énoncée à l’article II de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948)”: https://genocidescholars.org/wp-content/uploads/2025/08/IAGS-Resolution-on-Gaza-FINAL.pdf