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Billet de blog 11 septembre 2025

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YES, film de Nadav Lapid, sort le 17 septembre - Est-il possible de baiser la mort ?

Interdit par de pleutres de Compétition Officielle, YES a été l’évènement du dernier Festival de Cannes - Choc qu’un israélien fracasse le silence politique infect imposé aux meurtres à Gaza. Ce billet parle du film comme choc esthétique. Pour moi comparable à celui du Dieu noir et le Diable blond de Glauber Rocha en 1964, en pleine dictature militaire brésilienne. Quand j’ai découvert le cinéma.

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Au lendemain du massacre terroriste et barbare perpétré par le Hamas le 7 Octobre 2023 contre des juifs vivant en Israël, où ont été assassiné(e)s dans des scènes d’horreur des enfants, des femmes et des hommes, Nadav Lapid, interrogé par Telerama sur ses sentiments, déclare : “On a rendu Gaza monstrueux, pas étonnant que des monstres aient poussé là-bas”. Dans une seule phrase il condensait deux horreurs, l’hécatombe hallucinante qui venait d’avoir lieu et des années d’oppression coloniale par l’État israélien des Palestiniens vivant à Gaza. L’entretien doit être cité en entier ; il annonce déjà la nervure du film Yes de 2025 :

« Ma première réaction, c’est un choc. Je pense que ce n’est pas différent de la réaction de n’importe quel autre Israélien, y compris Benyamin Netanyahou, le Premier ministre. Si j’ajoute que j’ai regardé ces vidéos affreuses montrant des gens tués ou pris en otage qui circulent, le choc ne se dissipe pas, il s’amplifie. Je suis dans un désespoir qui dépasse le politique, c’est un désespoir existentiel que je vis depuis longtemps.

J’ai montré dans mes films qu’Israël est un pays où l’horizon n’existe pas. Un pays sans avenir. Un État profondément malade, qui a perverti nos âmes et celles de nos voisins. Un coin où l’on assiste à un jeu dynamique macabre, où les bourreaux et les victimes le sont à tour de rôle. Et je pense qu’en regardant cette attaque du Hamas, on voit la concrétisation de cette maladie. On pourrait dire que c’est d’une logique terrifiante. On a rendu Gaza monstrueux, il n’est donc pas étonnant que des monstres aient poussé là-bas. Tout cela, on peut le rationaliser. Mais quand on regarde les vidéos du Hamas, on n’a justement pas envie de rationaliser cette horreur, d’analyser ces actes au moyen d’une grille de lecture politique. Il nous manque des mots.

Je suis horrifié par ce qui s’est passé et par ce qui va inévitablement se passer. Je n’ai pas du tout envie de participer à la propagande du gouvernement israélien. Je ne me reconnais ni dans ceux qui soutiennent et défendent Israël au nom de la démocratie — car je considère qu’Israël n’est pas une démocratie —, ni dans ses détracteurs qui développent des réflexes pavloviens, la même rhétorique autour de la colonisation, du pays occupant, de la domination.

Beaucoup de pays ont des problèmes politiques graves, mais je pense qu’en Israël, on est au-delà. On sait depuis longtemps que le mot paixdans cet endroit tient de la blague la plus ridicule. Que le Hamas et Netanyahou se soient accordés pendant des années, c’est évident, cela ne fait même plus débat. Mais le plus inquiétant, c’est qu’ils expriment l’essence collective de leur peuple, à savoir un désir meurtrier. On ne peut pas espérer trouver de solution ainsi. On ne peut pas attendre du malade ou du pervers qu’il se soigne tout seul. Et, en même temps, on a toujours cette foi que l’humain ait une âme et qu’il puisse échapper à son déterminisme social comme historique. »

C’est moi qui souligne quelques passages du texte ; en fait, il faut s’attarder à chaque phrase, chacune condensant une multitude de registres.

Quelques jours après cette déclaration, Nadav est invité à l’émission À l’air libre sur Mediapart. Lors de l’échange respectueux qu’il a avec un Palestinien, il dénonce vigoureusement le gouvernement israélien de Benjamin Nétanyahou. Puis il interroge son interlocuteur sur sa position à l’égard du Hamas, lequel manifestement ne sais quoi dire.

Encore quelque temps plus tard c’est Blast qui l’invite. Dans une longue interview qui mérite d’être vue pour comprendre ce qu’être israélien veut dire et le film Yes, Nadav Lapid dit son amour pour Israël, ce qui a été sa fascination par l’uniforme militaire, Nadav a envisagé de faire partie des unités d’élite de l’armée, sa tristesse, son désespoir, sa détermination. Tous ces aspects sont énoncés sans hiérarchie, avec franchise et simplicité. La vérité dite sans éloquence et sans chichis, donne accès aux paradoxes auxquels se confronte tout citoyen israélien qui pense.

Menachem Klein, a été invité à l’Air Libre à Mediapart, le 18 Juin dernier. Menachem Klein est professeur de science politique à l’université Bar-Ilan. Conseiller du premier ministre travailliste Ehud Barak lors des négociations avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 2000, il a parlé très tôt de génocide à Gaza. Voici ce qu’il proclame, en rejoignant les déclarations de Nadav Lapid :

« L’actuelle suprématie juive en Israël ne change pas seulement la société israélienne, elle change la définition de ce que « Judaïsme » veut dire. Cela change aussi l’identité juive et les valeurs juives. Les valeurs juives en Israël sont différentes des valeurs juives chères à Emmanuel Levinas. Il s’agit d’une nouvelle forme de Judaïsme, c’est une nouvelle théologie. (…) Commettre des crimes de guerre n’atteint pas seulement la victime, mais atteint aussi mentalement la personne qui accomplit le crime. (…) L’ensemble de la société israélienne est mentalement malade (…) nous ne sommes pas un peuple normal, le peuple d’Israël n’est pas un peuple normal … »

Nadav Lapid fait la UNE des Cahiers du cinéma de ce mois-ci. On peut y lire une longue interview avec lui et l’éclairant éditorial de Marcos Uzal  sur la place de Yes dans la production cinématographique actuelle.

LE FILM

Il y a ceux qui aiment baiser avec la mort, ce sont les assassins. Mais ceux qui pensent pouvoir tricher avec la mort, être plus malin qu’elle, ils sont comme le joueur de roulette ; la seule certitude c’est qu’ils finiront par perdre. Et la mort nous baisera tous.

Dans une des premières scènes de Yes un couple se prostitue. Ils sont payés pour faire jouir une vieille femme. Il doivent le faire par l’oreille, ici réduite à une simple zone érogène. Nous sommes prévenus : parler ne sert plus à rien puisqu’il n’y a plus d’oreilles pour entendre les mots.

Comme je ne sais pas si la vieille finit par jouir, je peux prendre le parti de supposer que cela est impossible parce que la vieille femme est déjà morte. Psychiquement morte.  Je peux même aller plus loin et dire que cette vieille femme est Israël, et que Israël est morte. On disait qu’Israël était un pays où il n’y avait pas d’hommes et seulement des fils. Aujourd’hui on dira qu’Israël est une mère morte qui laisse des orphelins fantômes, mort-nés d’un rêve malade. Ce qui est sûr : à envoyer ses enfants à tuer d’autres enfants et d’autres mères on crée des monstres ; celui qui tue, dit une poète, porte en permanence un mort en soi. Le meurtrier en série a sur le dos une vaste nécropole. Les meurtres de masse des Palestiniens perpétrés par le gouvernement d’Israël à Gaza – avec l’appui massif de sa population - est, indubitablement, la pointe du pire de ce qui se passe actuellement dans le monde.

On me dira que j’écris une absurdité, que rien dans le film n’autorise la métaphore. Le film se déroule au présent, est saturé de présent, un présent illimité qui exclut le dehors, qui congèle le temps, qui met le mouvement du passage des heures sous vide. C’est exact. Et pourtant, non ; le talent de Nadav Lapid n’autorise pas de réduire son travail à l’unidimensionnalité. J’y reviendrai.

Yes est un film sur la lâcheté. D’ailleurs, il est arrivé en France porté par la lâcheté de ceux qui ont obéi à l’injonction de ne pas le présenter à la Sélection Officielle du Festival de Cannes. Le protagoniste dit Oui à tout, se veut irresponsable, insensible à l’horreur qui l’entoure, se soumet aux conditions de la réalité, fuit l’imagination, la pensée, l’angoisse et tous les sentiments. On pense aux lâches décrit par Dostoïevski : Gania, la petite canaille reconduite par Nastasia Philippovna, le père Karamazov et son fils Dimitri et, le plus lâche, le plus pervers de tous, la lâcheté est un mode de la perversion, le Prince Mychkine, le bien nommé idiot. La lâcheté de Y, le personnage principal de Yes, possède leurs traits, mais il n’est pas sans rappeler l’amoralisme promu par Brecht dans Galileo Galilei où il défend l’abjuration du génie pour sauver sa peau, malheureux les pays qui ont besoin de héros, tout en faisant remarquer que ce reniement a définitivement coupé les liens entre la recherche scientifique et le peuple, malheureux le pays qui n’a pas de héros. – On raconte qu’interrogé par des journalistes à la descente de l’avion qui l’amenait à Genève, journalistes interloqués par la déférence du Sénateur McCarthy qui l’a amené jusqu’à la porte du bâtiment où siégeait la Commission où Brecht venait de déposer, le poète-dramaturge a répondu : J’ai choisi de dire le mensonge, seulement le mensonge, rien que le mensonge. Y, c’est évident, ne garde pas une telle distance avec le mensonge ; masque du déni, elle le ronge, désagrège, le pourrit. (1)

Yes n’est pas un film sur la lâcheté. C’est un film sur le trauma, où il y a un suspens de la pensée, de la sensibilité, où tout est réel, pur réel. Et quand tout est absolument réel le temps s’arrête et le monde devient mirage. Il y a ceux qui, sous le choc d’un trauma, sont capables de marcher avec une jambe cassée. Je pense à une fête d’anniversaire brésilienne à Paris vers la fin de 1968. Beaucoup d’exilés politiques. C’était l’époque où la dictature militaire commençait à assassiner les militants et les opposants. Dans la fête, nous étions tous, de près ou de loin, associés à ces morts. La fête avait commencé à trois heures de l’après-midi, est devenue carnaval et s’est prolongée très tard dans la soirée. J’avais un ami, il n’était ni militant ni homme politique, qui est resté tout ce temps dans une petite pièce devant un poste de télévision. Nous sommes partis ensemble et je lui ai dit mon étonnement d’apprendre son grand plaisir de regarder la télévision.Je déteste la télévision. Mais alors pourquoi tu as passé tout ce temps à la regarder ? Je n’avais pas d’énergie pour me lever.

Le protagoniste du film de Nadav Lapid n’a pas, comme mon ami, d’énergie pour avoir un point de vue, encore moins pour la générosité d’un choix et son affirmation. Devant ces impossibilités, pétrifié qu’il est par le trauma, il choisit le déni et mobilise une défense maniaque : la vie doit être une fête permanente. L’absence de point de vue ce n’est pas la liberté, c’est la conséquence de la paralysie psychique produite par le trauma. Son avarice des sentiments est un mode de survie de quelqu’un qui est temporairement mort pour la vie. Dans l’espace-temps du trauma il y a un paysage de ruines et aucune position à défendre. Les survivants des camps de la mort, outre la chance et une collection de hasards heureux, ont su mettre en place des défenses autistiques pour ne pas mourir physiquement.

Tous les personnages de Yes baignent dans la vulgarité, qu’ils soient ou non eux-mêmes vulgaires. Et la vulgarité est une figure de la haine. Et c’est par l’esthétique du grotesque que Lapid va représenter ça. Je pense à Evgeny Vakhtangov, un acteur et metteur en scène russe, qui avait un atelier dans le Théâtre d’art de Moscou, dirigé par Constantin Stanislavski. Pour Vakhtangov, le grotesque était la voie royale pour représenter la haine des membres du pouvoir politique. Le peintre Grosz avait la même conviction et, d’ailleurs, un tableau de Grosz est un plan du film de Lapid. Dans autre ordre d’idée, pas étranger au travail de Nadav Lapid dans ce film, je rappelle l’étude magistral de Mikhail Bakhtine sur le sens de l’usage du grotesque carnavalesque par Dostoïevski. La plupart des personnages de Yes sont comme un drag-queen à la fin de son spectacle sur la parodie de la complexité des question du sexe, la sueur ayant fait dégouliner le maquillage devenu saleté sur un visage où l’on lit la fatigue de la performance qui se fait sur le fil du rasoir de l’angoisse. Ce parti pris narratif de Lapid, ce choix esthétique, va couvrir d’un voile d’irréalité, qui est une composante du trauma, tout le film. Même le Grand Assassin, le Diable, est un personnage d’Opéra Bouffe, et il me reviens le traitement donné par Glauber Rocha aux personnages dans certaines scènes de son Terre en transe – parmi les dirigeants du monde politique actuel il y a une brochette d’assassins, tous clownesques.

Si le film de Lapid était un film seulement sur la lâcheté, il aurait fallu reconnaître qu’il est, en même temps un film de tous les risques, de tous les courages esthétiques. Son protagoniste vit dans un pays, Israël, où le gouvernement veut faire oublier l’histoire, où il ne doit plus y avoir d’avenir. Pour cela, la vie est actuellement organisée par le délire de fin du monde d’un dirigeant, Benyamin Netanyahou, qui confond l’imminence du terme de sa carrière politique avec la fin de l’humanité et qui a trouvé comme allié un homme politique, Donald Trump, dont la psychose envisage de transformer la terre dans un grand cimetière avec piscine.  Dans un tel univers, la vie n’a plus de visage humain et sa figure est la bouche-d’un-du-trou-du-cul-poilu qui veut être contemplé et qui délivre de quoi s’abrutir pour ne pas voir, ni entendre, ni dire, ni ressentir. Il fallait une détermination de géant, pour inventer un truc pareil.

Y-a-t-il une place pour un enfant dans un tel univers ? Quel place peut avoir un enfant dans un lieu sans joie, sans plasticité, sans espace de jeux ? Dans Yes il n’y a pas de place pour l’enfance ; le trauma ne conjugue pas l’avenir, c’est un corps psychique hétérogène au psychisme installé dans le psychisme. Le couple de parents traite leur garçon comme s’il était un poupon en chiffon et Y, le protagoniste et père de l’enfant, dit à son fils que la soumission est le bonheur - transmission intergénérationnelle de l’horreur traumatique, opération éminemment inconsciente dont les Mères et Grand-Mères Argentines de la Plaza de Mayo, dites les folles, ont compris les mécanismes, les ravages, les stigmates. (2)

Nadav Lapid ne montre pas l’horreur ; il le représente. Et l’horreur n’est pas le réel. Le réel n’a pas d’image. Le réel c’est le monologue que la femme, ancien amour du protagoniste, dit dans la voiture. Lapid a appris l’enseignement transmis par Claude Lanzmann avec Shoah : seulement la parole peut essayer d’approcher l’entrelacement de vie et de mort que porte le réel. – Ce que Jonathan Glazer n’a pas compris et qui rend son film, Zone d’intérêt, ennuyeux et, tout compte fait, stupide.

Que dire à tout cela ? Nadav Lapid refuse de donner une réponse généraliste, de proposer une ou des solutions. Sa réponse est ce film. Sa réponse se confond avec sa nécessité de la fiction. Sa réponse, pour laquelle il a trouvé un collectif de travail, c’est la fiction comme arme. Le film, tout le film, est une métaphore. Non sur ce qui est en train d’avoir lieu, mais sur ce qui peut, dans un autre temps, surgir, advenir. Ce qui peut advenir avec ce mouvement  congelé que le film à la fois représente et décongèle.

Nadav Lapid continue d’avancer sa pensée dans une route d’où vient vers nous l’éffarante clarté du danger d’un désir de mort, avancer en marchant avec un autre qui nous tient la main vers on ne sait pas quoi, vers on ne sait pas où, avec la ténacité d’un Buster Keaton devant l’adversité, d’un Chaplin qui, malgré tout, continue à miser, c’est la fin du film Les Temps modernes, sur l’existence d’un possible. Entouré d’impossibles, la force du talent de Nadav, la force de son désir, c’est de se tenir à ce qui lui reste quand il ne lui reste plus rien : le possible de la fiction.

Ma rencontre avec le film Yes de Nadav Lapid - j’avais déjà vu tous ses autres fims, - a été un choc esthétique comparable à ceux de ma découverte de Glauber Rocha, Woody Allen, Bergman, Cassavetes, Chaplin, Fellini, Godard, Hitchcock, Hawks, Huston, Keaton, Kleber Mendonça, Kubrick, Kurosawa, Lanzmann, Leone, Lubitsch, Polanski, Rossellini, Siegel, Visconti, Wells.

Nadav Lapid est actuellement, sans aucun doute, le cinéaste vivant qui nous aide le plus à ne pas céder sur nos intransigeances, le cinéaste qui démontre le mieux la puissance des armes de la fiction, expression juste forgée par l’écrivain Leslie Kaplan.  (3)

                                               Notes

 1 – Concernant la perversion du Prince Mychkine, cf. mon livre La clinique de Dostoïevski ou les enseignements de la folie, Éditions Cécile Défaut, 271 pages, Paris, 2015.

2 – Pour les rapports entre l’horreur, l’inconscient et les Mères et Grand-Mères de la Plaza de Mayo, cf. mon livre Le psychanalyste sous la terreur, Éditions Matrice-Rocinante, 365 pages, Paris,1988.

3 – En Novembre prochain Leslie Kaplan publie aux Éditions POL, un nouveau livres d’essais, Les armes de la fiction.

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