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Billet de blog 17 mai 2024

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Les racines de l'antisémitisme. Quelques repères.

Joanna Tokarska-Bakir, Légendes de sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien. Traduit du polonais et édité par Malgorzata Maliszewska, Paris, Albin Michel 2015. Je republie un texte de 2016. Penser les sources du regain de l'antisémitisme en France implique ne pas oublier l'histoire de l'islamophobie actuelle, indissociable du mépris voué aux palestiniens par la droite française.

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Malgorzata Maliszewska dédie sa traduction et son édition du livre de Joanna Tokarska-Bakir « à tous les Juifs polonais qui, après avoir survécu à l’Extermination, sont morts assassinés par leurs compatriotes. »

Voilà, ramassé de façon brutale, le projet de ce travail gigantesque : en faisant l’anthropologie de l’antisémitisme chrétien à partir des Légendes du sang en Pologne, il nous donne accès à leur actualité.

Il doit ici être mentionné que Joana Tokarska-Bakir se réfère, judicieusement, à théorie des groupes de la psychanalyste anglaise Hanna Segall, selon laquelle nous tentons de projeter dans les groupes les parties de nous-mêmes que nous ne pouvons pas traiter individuellement, et comme il s’agit des parties de nous-mêmes les plus perturbées, psychotiques, celles que nous avons le plus de mal à traiter, ce sont elles qui sont projetées en premier dans le groupe.

Joanna Tokarska-Bakir, auteur du livre, grâce à une bourse de l’ambassade de France à Varsovie, a pu partir en 2005 pour mener une enquête de terrain à Sandomierz afin de vérifier si les légendes du sang y avaient survécu sous une forme quelconque. Le choix de cette ville a été dicté par la présence dans la cathédrale, mais aussi à l’église Saint-Paul, de tableaux du XVIII siècle représentant les Juifs en train d’enlever un enfant puis de l’assassiner à l’aide du fameux tonneau à clous. (Engin permettant, selon la légende, de récupérer de sang des victimes). En nous rendant à Sandomierz, ni moi ni aucun membre de mon groupe de quarante personnes n’avons pensé trouver sur le terrain des traces de ces accusations. Il en a été tout autrement, et cela dès le premier jour de notre enquête. Non seulement nous avons plus d’une dizaine de memorats, autrement dit des récits à la première et troisième personne, au sujet de tels événements censés s’être produits avant la guerre, mais nous avons aussi constaté qu’il existait une croyance fermement ancrée – bien que ce ne soit peut-être plus le cas aujourd’hui – selon laquelle, à l’époque du pogrom de Kielce en 1946 (…) les Juifs enlevaient réellement des enfants pour les vider de leur sang.L’auteur observe que ces accusations de meurtres rituels étaient portées par les élites de la ville !!

En 2005, à l’initiative de vingt députés du Parlement russe, ce qui est convenu d’appeler la Lettre de cinq cents demandait l’interdiction des organisations juives en Russie « au motif qu’elles étaient antichrétiennes et inhumaines, allant jusqu’aux meurtres rituels. » (Comme meurtres rituels on doit comprendre : prendre le sang de enfants pour faire du pain Azyme, faire saigner l’hostie avec un couteau, le sang versé étant celui de l’enfant Jésus.) Etc.

Juste après la guerre, en Chelm, en 1945, entre mars et avril, plusieurs Juifs avaient été accusés d’avoir pris le sang d’un garçon chrétien. À Rzeszòv, les 14 et 15 juillet 1945, un rabbin fut accusé du meurtre d’une fillette de 9 ans. Un mois plus tard, le 11 août, la foule s‘est jetée  sur les Juifs quand un garçon est sorti de la synagogue de la rue Miodowa en criant que des cadavres d’enfants chrétiens se trouvaient à l’intérieur. A la suite d’une rumeur semblable un pogrom a eu lieu à Kielce, le 4 et 5 juillet 1946 où périrent quarante deux Juifs.

À partir de ces constats Joanna Tokarska-Bakir, l’auteur, et Malgorzata Maliszewska, traductrice et éditeur de l’œuvre - impossible de ne pas les associer dans ce chantier qui a pris six ans – vont nous faire saisir la structure mythique de ces légendes, et comment elle fonctionne. Par exemple : il n’est pas nécessaire de croire aux légendes ; pour la cohésion du groupe, il suffit de les connaître. Ce sont ces légendes qui légitimeront, pour les Polonais, la SHOA, et l’antisémitisme dans la Pologne communiste. L’accès à cette structure mythique se fait par une langue du discours polonais sur les Juifs truffée d’expressions étranges. Il ne s’agit ni de formules populaires  ni de métaphores mortes, il s’agit de fossiles inscrits dans la langue. Langue infantile et dangereuse à la fois. Dans une manifestation en fin des années 60  une banderole « À quand vos excuses, Esquimaux ? » est immédiatement comprise comme les excuses que les Juifs doivent présenter aux Polonais. Etc.

Il ne s’agit donc pas de faire une histoire politique de l’antisémitisme ; ce qui intéresse l’auteur c’est l’histoire symbolique et fantasmatique d’un imaginaire collectif. C’est pour cette raison, qu’elle ne fera pas de distinction entre antijudaïsme et antisémitisme – option qui nous paraît juste. Le livre de Joana Tokarska-Bakir fait l’anthropologie de l’antijudaïsme et antisémitisme polonais. Pour elle, si ces deux termes recouvrent le même phénomène, c’est parce qu’il est enraciné dans ces légendes du sang, qui sont le fond imaginaire et symbolique de l’extermination des juifs en Pologne, extermination qui va du douzième siècle de notre ère jusqu’aux pogroms au lendemain de la seconde guerre mondiale, c’est-à-dire, après la SHOA.

Les témoignages recueillis sur l’invasion nazie, décrivent la manière hallucinante par laquelle les premiers assassinats des juifs seront perpétrés – il ne s’agit pas encore de l’extermination industrielle, nous sommes au début, c’est donc le meurtre de masse artisanal : poignard, fusil et mitraillette. Dans ces descriptions, il y a toujours une particularité qui insiste : les jeunes soldats allemands, qui ont entre 18 et 19 ans, ne supportaient pas les pleurs des bébés. Alors, ils les tiraient une balle dans la tête et, généralement, en même temps ces jeunes soldats tuaient aussi les jeunes mères de ces bébés.  

Après la guerre, donc après la SHOA, les Juifs qui revenaient des camps d’extermination, étaient assassinés : soit pour éviter qu’ils réintègrent les logements qui étaient les leurs avant le conflit et qui maintenant étaient occupés par des Polonais, soit pour ne pas leur restituer les biens qu’ils avaient laissés en dépôts, soit simplement pour les voler, parce que, comme ils étaient Juifs, ils devaient nécessairement être riches – rappel : ces Juifs venaient de sortir des camps d’extermination ou des cachettes de fortune qu’ils s’étaient inventées pendant la période d’horreur. Et si l’on ne trouvait pas de richesses (sic), alors on leur prenait leurs vêtements, et le mobilier de leur demeure – comme dans les assassinats de Klimontov. Comme je mentionnai plus haut, le pogrom de Kielce, a eu lieu en 1946  selon les légendes du sang : on a accusé des Juifs d’avoir tué des enfants pour récupérer leurs sang. Rappelons que Joana Tokarska-Bakir insiste à plusieurs reprises dans son livre : l’efficace de ses légendes du sang n’est pas restreinte aux seules couches misérables et ignorantes de la société polonaise, et c’est surtout auprès des « élites » qu’on trouvera des arguments d’explication de la « réalité » de leur fondement. Ainsi, sur la résurgence de ces légendes dans les assassinats d’après la guerre, l’auteur cite un témoignage qui évoque la nécessité de transfusions sanguines due au grand affaiblissement des Juifs qui revenaient des camps de la mort !

Pendant la période soviétique en Pologne, qui a suivi la deuxième guerre mondiale,  deux autres motifs seront évoqués par les Polonais pour finir le travail commencé par les nazis : il fallait liquider la classe de propriétaires, et les Juifs étaient des propriétaires, puis il fallait résister au communisme, et les Juifs étaient des communistes. Le résultat de cette persécution criminelle des Juifs polonais, qui a continué après le conflit mondial, fut l’éradication définitive des Juifs en Pologne. Mais comme l’antisémitisme, selon Joana Tokarska-Bakir, est le ciment de la nation, cette « homogénéisation» des citoyens crée un plein insupportable : si le groupe national ne peut reconnaître son unité que grâce à une population qu’il doit exclure, et l’exclure parce que dans lui a été déposé tous les aspects « mauvais », c’est-à-dire, les aspects psychotiques du groupe qui exclut, alors, l’homogénéisation « ré-importe » les éléments fous évacues ; la persécution ne se localise plus à l’extérieur, dans le groupe à rejeter, et elle se  retrouve, incorporée, à l’intérieur dans l’ensemble de la population. Comment faire, donc ? Dans la Pologne d’aujourd’hui, le Juif éradiqué de l’espace démographique réapparait partout : il est l’homme politique qu’on n’aime pas, l’adversaire d’occasion, voire le religieux non intégriste – à qui l’on attribuera une judaïté par fabulation, à qui on inventera une généalogie forcément juive. Réintégrant, par son éradication, les aspects psychotiques qui constituaient la différence du groupe à mettre dehors, à éliminer, l’homogénéisation du groupe national aura une conséquence apparemment absurde : tout Polonais devient potentiellement un Juif.

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