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Billet de blog 18 octobre 2009

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Il faut interner Marie

Marie-Hélène Malandrin est complètement folle. Figurez-vous, elle pense que le bébé est une personne à part entière. En plus, elle ne fait pas que penser. Avec Françoise Dolto, une autre molle du cervelet, elle a décidé de fonder un lieu de vie pour les bébés dans la ville. Anonymat des visiteurs, pas de sécurité sociale. Un lieu d’accueil pour le tout venant. Totalement inadmissible. Et ce n’est pas tout. 

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Marie-Hélène Malandrin est complètement folle. Figurez-vous, elle pense que le bébé est une personne à part entière. En plus, elle ne fait pas que penser. Avec Françoise Dolto, une autre molle du cervelet, elle a décidé de fonder un lieu de vie pour les bébés dans la ville. Anonymat des visiteurs, pas de sécurité sociale. Un lieu d’accueil pour le tout venant. Totalement inadmissible. Et ce n’est pas tout.

L’éducatrice et la psychanalyste ont trouvé l’oreille attentive de Simone Veil, encore une frappée, qui les a aidées administrativement à réaliser le projet, projet logé à l’intersection du social et du psychique, entre le jardin d’enfant et le praticable d’échange parents-enfants.

Et comme si cela ne suffisait pas, Marie-Hélène Malandrin vient de publier un livre où elle raconte cette aventure et le fonctionnement clinique de l’endroit, fonctionnement basé, aberration aberration, dans la parole échangée entre les accueillants et les visiteurs. (Une psychanalyste dans la cité, L’aventure de la Maison Verte, édition présentée par Marie-Hélène Malandrin en collaboration avec Claude Schauder, et les témoignages d’Annie Grosser et de Christine Roy, Gallimard, Collection Françoise Dolto, dirigée par Catherine Dolto, 2009).

Pour vous décourager de consulter ce livre horripilant, pour vous démontrer la dangerosité d’un lieu comme celui-ci, dangerosité identique à celle des schizophrènes qu’on projette, à juste titre, d’enfermer et médicaliser pour toujours, je transcris une situation présentée dans l’ouvrage. C’est Annie Grosser, maboule elle aussi, qui la raconte :

Claire : petit metteur en scène de deux ans et demi

La rencontre avec Claire, deux ans et demi, peut servir à décliner tous les points du dispositif de la Maison Verte tel qu’il a été pensé, c’est à dire au service de l’enfant et de ses potentialités psychiques. Je vais privilégier celui de l’anonymat comme étant celui qui, peut-être, a pu organiser un déplacement psychique pour la mère.

Depuis trois ou quatre jeudis, j’appréhende le claquement sec du loquet qui ferme le portail de bois. Depuis trois ou quatre jeudis, le même couple se présente à l’accueil. Il n’est pas tout à fait quatorze heures parfois et la maison est encore silencieuse. Elles ont dû attendre quelque part pas loin et s’avancer à l’heure dite d’ouverture. De toute évidence une jeune mère et sa fille. Mais c’est le mot couple qui s’impose à moi encore aujourd’hui, plusieurs années plus tard. Entre elles, la différence, c’est la vingtaine d’années qui les sépare. Sinon, même silhouette fluette, même teint diaphane presque bleuté, mêmes yeux très pâles. A la volubilité de la mère s’oppose le total mutisme de l’enfant. Ai-je d’ailleurs jamais entendu le son de sa voix ?

A mon « bonjour commentt’appelles-tu ? » un regard un peu hésitant m’effleure, la mère a répondu « elle ne parle pas beaucoup ». Quand à elle, la voilà qui s’engouffre : « On vient de loin, c’est pas facile, le RER, le métro et puis j’ai soif, vous avez de l’eau, c’est les médicaments, ça dessèche… » Vite la faire taire, vite freiner mon accueil habituel, plutôt chaleureux. Vite faire taire la litanie de la plainte qui a eu raison de son identité intime, qui a fait d’elle « un cas social » comme on dit. Je lui coupe la parole et je leur raconte ma Maison Verte et ses règles de vie. Nous visitons, je raconte les camions, le trait rouge, les jeux d’eau, « tiens ! », me dis-je, « ça intéresse la petite », mais la voilà déjà qui s’enfuit.

Je les invite à s’asseoir sur un canapé, j’apporte un verre d’eau à la mère. Claire s’éloigne tandis que je dispose les tapis pour bébés et quelques jouets. Je m’apaise quand je comprends que la petite refait seule le parcours de la visite. La mère cherche à me retenir. Vite que la maison se remplisse ! je m’affaire au petit bureau. Pourvu que les deux collègues du jour prolongent la pause café, comment leur faire signe s’ils redescendent maintenant. Ne rien figer, laisser à l’enfant le temps de s’approprier cet espace nouveau de son regard léger, auquel, je le sais, rien n’échappe. Ouf. ! De la bousculade au portail, plusieurs poussettes en même temps, des cris, des rires, je repars vers l’entrée, les collègues arrivent en renfort. La mère se fait petite sur son canapé, l’enfant continue son exploration. « Tiens, elle est moins timide que je ne le pensais. »

De jeudi en jeudi, Claire a continué ses promenades, souvent j’ai surpris son regard sur moi. Quand ai-je remarqué pour la première fois que quelque chose se tendait chez la mère à l’heure du goûter des plus grands ? Quand ai-je noté que la mère s’agitait, fébrile, sortant de son sac le pot de yaourt, un biscuit, une cuillère ? Un rituel et toujours la même chose dans le sac en plastique. Elle se levait et cherchait sa fille, la prenait par la main et l’installait près d’elle sur le même canapé que le premier jour. Claire disait non de la tête, ses bras le long du corps. La mère s’agitait, menaçait des yeux ou à mi-voix. Je m’approchais : « elle mangera mieux ce soir, souvent les premières fois, les enfants se nourrissent de toute cette nouveauté des autres ; ils mangent avec les yeux et les oreilles » Sa réponse alors était toujours la même : « Vous ne savez pas, il faut qu’elle mange. » Le petit visage restait impassible, la mère soupirait et finissait par jeter le yaourt pas même entamé. Très vite après, c’était le départ, comme une punition, un échec. Je me sentais impuissante, accompagnant d’un « à jeudi » leur fuite.

Ce jeudi-là, Claire a dès l’entrée soutenu mon bonjour d’un long regard. Ce jeudi-là, quand la mère va la chercher par la main dans l’entrée où elle boit les grands des yeux, Claire a accroché son regard au mien. Claire, d’habitude si docile et absente, résiste, échappe à la main de la mère et se dirige au fond vers la chaise haute. Je m’approche : « Tu veux grimper ? » Elle ne répond pas, mais tire. « Tu veux la changer de place ? ». Je porte la chaise et la dépose là où Claire s’arrête, décidée. C’est là qu’elle la veut cette chaise haute, au milieu du tapis, au milieu des canapés, au centre de la Maison Verte. Claire, petit metteur en scène de deux ans et demi, installe son théâtre en rond, et, levant la tête, m’invite à l’installer au centre de tous les regards. Le silence s’est-il fait ? je ne sais, il s’est fait en moi, cela j’en suis sûre. Pour la mère aussi, il se passe quelque chose, elle est prête aussi, debout, une cuillère dans une main, le yaourt dans l’autre. Prêtes toutes les trois pour un scénario écrit depuis combien de temps et combien de fois rejoué sans témoin, sans espoir de lecture ? Mon cœur bat, je connais ce moment de convocation impérieuse de l’enfant, mais j’en ignore le dénouement.

Les cuillerées viennent buter contre une joue puis contre l’autre, la tête dit non toujours, le yaourt dégouline, inutile, le long du visage, sur la petite robe. La mère absente, le regard vide, continue. J’attends un signe de l’enfant. Il vient. C’est un regard de douleur, mais aussi de confiance. Je baisse les yeux, les ongles de la mère s’enfoncent dans la chair de l’avant bras de Claire. Le regard de la mère est ailleurs. Alors je la prends aux épaules, je la secoue doucement, je lui parle à l’oreille « Madame, madame, venez vous rasseoir ». Elle se laisse faire, épuisée : « Elle ne veut pas, elle ne veut pas manger avec moi, je suis sa mère et avec moi, elle ne veut pas. »

Je retourne vers Claire, l’emmène se laver le visage, j’essuie la petite robe. Je reviens vers la mère, qui maintenant sanglote. « Elle ne veut pas avec vous justement parce que vous êtes sa mère, c’est sa seule façon de vous le dire pour le moment, je ne sais pas pourquoi, mais ce que je sais, c’est que vous avez une petite fille exceptionnelle. » Entre ses sanglots, la mère raconte : « ce que vous ne savez pas, c’est que la juge me l’a reprise pour la troisième fois, c’est que quand elle me met à bout, quand elle ne mange pas, je perds la tête, je frappe, elle est allée trois fois à l’hôpital avec des fractures alors…La juge l’a confiée à une famille d’accueil. Là bas, avec la dame elle mange. Je ne peux la voir qu’ici, une fois par semaine, de quatorze à seize heures, et quand on revient, c’est toujours pareil : « Vous-vous en êtes bien occupée ? elle a bien pris son yaourt ? Elle a bien mangé ? » »

Ce jeudi là, puis les deux jeudis qui ont suivi avant la fermeture des vacances, la maman de Claire a raconté son enfance à elle, les coups, les beaux pères, le viol par le dernier qui est en prison « à cause d’elle », l’incompréhension de sa mère à qui c’était arrivé aussi. Le dernier jeudi, cette grand mère est venue, Claire jouait avec des grands dans l’entrée, elle nous laissait dire, écouter tout ce malheur…et puis l’été est arrivé.

Complètement folles, je le vous dis.

Quelques adresses de ce dispositif :

à Paris : La Maison Verte, 13 rue Meilhac, Paris75005

La Babillo, 48 bis rue Boinod, Paris 75018

à Lyon : Le Jardin Couvert, 12 rue du Dr. Auguste Lacroix, Lyon 69003

à Strasbourg : La Maisonnée, 13 rue Kageneck, Strasbourg 67000

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