Il ne s’agit donc pas d’une lecture du texte, mais plutôt un récitatif comme ces textes lus dans les couvents aux moines pendant les repas, ou ceux que lisaient les preceptrices aux enfants aristocrates pour les cultiver.
Pour obtenir une« neutralité » narrative Peter Stein va privilégier le côté roman de gare, qui existe d’ailleurs souvent chez Dostoïevski. La maison de Varvara Pétrovna, ou le salon du gouverneur, seront, comme dans le livre, des lieux de divertissements. Mais la fébrilité dostoïevskienne sera ici remplacée par la mélancolie d’un Tchekhov dans La Cerisaie– ce qui n’empêchera pas qu’on reconnaisse le lien politique entre les « libéraux » et les « nihilistes » que le roman prétend démontrer. Ce qui rend possible la reconnaissance de ce lien est, à mon avis, la ligne donnée au personnage de Stéphan Trophimovitch, ligne fidèle à Dostoïevski et dont le travail d’acteur de Elia Schilton est la réussite du spectacle.
Le divertissement est aussi présent parmi le public. Onze heures et demie ensemble, fierté de la performance, cela permet de nouer de relations. Atmosphère bon enfant de kermesse, et puis plateau de déjeuner et plateau du soir, comme à la cantine –et donc, bien sûr, ça évoque des souvenirs. Et comme nous n’étions pas si juvéniles, public d’abonnés et d’invités, je pense que côté « découverte de l’auteur », la pêche a du être maigre – administrateurs administrateurs quid de votre politique d’un théâtre public et quid de votre souci de formation des nouveaux spectateurs ? Bref, on peut mieux rêver comme fonction sociale d’un spectacle théâtral.
En ce qui concerne les personnages paradigmatiques de l’œuvre impossible de ne pas les considérer à partir d’un point de vue, le mien en l’occurrence.
Loup Verlet, physicien et psychanalyste, dans son remarquable livre La Malle de Newton, présente l’immense travail psychique qui consiste, comme Newton, de changer le cadre de pensée à partir duquel le monde est représenté. Il postulera d’ailleurs, dans le même livre, qu’une psychanalyse réussie est comparable à une révolution scientifique – rien de moins que cela, mais c’est une autre histoire.
Les personnages paradigmatiques de Dostoïevski – qui commencent avec Raskolnikov de Crime et châtiment – essayent de quitter le cadre de pensée où l’existence de Dieu est le référent, pour représenter un monde duquel Dieu est, ou serait, absent. Cette question, tragique, fonde la modernité de Nietzsche à Sartre, en passant par Freud, Kafka – et beaucoup d’autres.
Cette dimension tragique n’existe pas dans le spectacle de Peter Stein. Kirillov qui postule que si Dieu n’existe pas l’homme est libre, et donc seul responsable de ses actes, est un petit bourgeois qui fait de la gym de manière obsessionnelle ; son projet de suicide, par lequel il veut prouver la victoire de sa pensée dans un monde sans Dieu, devient un prospectus d’une curiosité culturelle. L’énergie herculéenne mise par Chatov, en pure perte, pour penser un monde avec Dieu n'est pas représentée non plus. Et Stravroguine, cet homme dont la seule présence intimide chez Dostoïevski, est, au mieux, réduit à un névrosé sans envergure. La « neutralité » de Peter Stein et son souci d’exhaustivité finissent par une vulgarisation des enjeux qui traversent le roman. Fatigués comme à la fin d’un voyage touristique où un guide, plein de bonne volonté, nous a présenté en vrac plusieurs chefs œuvre, on revient au texte et à ses représentations, au texte et à sa problématique centrale - absentes du spectacle.
Chatov, Kirilov et Stravroguine, comme tous les grands personnages de l’œuvre, sont dans la démesure – car démesuré est leur projet : penser la vie vivante dans un monde sans Dieu. Dostoïevski les écrits avec la même vigueur que Goya, quelques années avant, avait mis pour graver la guerre ou réaliser ses Peintures noires. Chez ces personnages, Dostoïevski est catégorique, la folie n’est pas un danger ; elle est l’outil indispensable pour s’aventurer dans des territoires jusqu’alors non parcourus.
Ne pas adopter ce point de vue pasteurise le tout. Or chez Peter Stein la folie est réduite à la maladie. La représentation de Marie Timoféievna, l’épouse de Stravroguine, est un pur cliché de la démente. Plus grave, Stravroguine devient un pédophile assassin – ce que Dostoïevski n’a pas écrit. Chez Dostoïevski la petite Matriocha est rongée par la culpabilité d’avoir embrassé passionnément Stravroguine. Et Stravroguine la hait de pouvoir se sentir coupable – ce dont il est incapable. C’est pour se venger de cette incapacité qu’il n’empêche pas l’enfant de se pendre. Tout ceci est monstrueux, mais, chez Dostoïevski et comme chez Freud après lui, le monstrueux n’est pas hétérogène à l’humain. Chez Dostoïevski le monstrueux se déploie sur le fond d’une question que ces personnages inaugurent : comment penser les valeurs dans un monde abandonné par Dieu ? La réponse de Stravroguine, comme celle d’Ivan dans les Frères Karamazov, c’est l’indifférence. Cette indifférence, cette impossibilité d’aimer, c’est son démon et le champ de son dialogue avec sa folie.
Réduire ces tensions génialement décrites par Dostoïevski à la psychopathologie procède d’un oubli de l’histoire. L’oubli que les déchirements psychiques des personnages dostoïevskiens portent les métaphores de tous les courages, de tous les renoncements, de toute la créativité qui ont été nécessaires pour mettre l’institution de la culture en crise et fonder le cadre de pensée qui est encore le nôtre. L’oubli que tous les acteurs de cette fondation ont souvent été considérés comme des fous dangereux. Mais lorsque cet oubli réduira la révolte ou la révolution à une conséquence de la « maladie mentale » de ses meneurs, alors il y a faute – faute qui rejoint l’analyse caricaturale de nos dirigeants sur toute opposition politique, et sur le fait psychotique. (Peter Stein présente en alternance sur une scène d’un théâtre d’aujourd’hui la Confession de Stravroguine – où Stein le fait devenir un pédophile assassin – et la révolte des ouvriers exploités d’une usine).
La stigmatisationde la folie, comme celle de toutes le différences, est au centre des enjeux politiques, sociaux et éthiques qui nous traversent ces temps-ci. Le gouvernement actuel a des projets concernant la folie qui mettent en danger le plus intime de nous mêmes. Transformer la souffrance et la douleur psychique en« maladies » - ou en une affaire de police – c’est faire injure à l’infinité des possibles qui constitue notre humanité. Seulement des êtres en plastiques vont immuablement toujours bien.
La rencontre qui aura lieu samedi prochain, le 25 septembre, à l’initiative du collectif des 39 contre la nuit sécuritaire, nuit sécuritaire que Nicolas Sarkozy pense pouvoir décréter, traitera de cette stigmatisation de la folie. Cette rencontre se propose de poursuivre la réflexion sur les dangers gigantesques pour l’institution de la culture de vouloir exclure la folie comme un des traits forts qui constituent notre humanité précaire.
Le collectifdes 39, dans l’appel qu’il adresse aux acteurs du monde de la culture propose qu’on considère que de l’hospitalité à la folie chez chacun de nous d’abord, puis dans les établissements de soins et sur la scène sociale, dépendra qu’on ne détruise pas « l’essence même du lien social, en désignant à la vindicte et en les soumettant à la menace, des personnes plus vulnérables qu’elles ne sont dangereuses. »
La pensée de François Tosquelles est mise enexergue de leur appel : « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît »
Collectif des 39
Contre La Nuit Sécuritaire.
Appel aux acteurs du monde de la Culture
« Quelle Hospitalité pour la Folie ? »
samedi, le 25 septembre 2010
de 9hs à 17hs
Espace Congrès lesEsselières
3 Bld Chastenet de Géry
94800 Villejuif
M° Villejuif Léo Lagrange (ligne 7)