Je suis heureux. On m’offre un verre de vin blanc, excellent, le goût de la terre, la saveur du fruit. Je suis aussi intimidé. Ce malaise qu'on ressent devant l'énigme de l'art et de l'artiste. On regarde un tableau, une sculpture, un dessin, et tout d'un coup, ce n'est rien de tout ça, mais le scandale merveilleux du jaillissement d'un bout de réel, précis, intact, intime. Une force de l'être balaye les filtres habituels et les obstacles de circonstances, pour faire apparaître, miracle, la pure puissance de la vie.
L’artiste s’appelle Justine Laponche. Je lis une présentation de l’œuvre. Le texte est simple, juste, sans emphase, et s'il s'attarde sur des aspects techniques c'est pour ouvrir l'accès à l'indiscutable valeur artistique de l'artiste exposé. Je suis entièrement d'accord avec ce qui est écrit.
Un autre texte m’apprend qu’il s’agit d’une exposition réalisée par des amis qui réunissent les travaux d’une sculptrice peintre décédée accidentellement à l’âge de 19 ans … il y 24 années de cela. Et je regarde, autrement, ce visage à la Modigliani, espiègle et intense, de la photo du catalogue.
Le rappel de cette information disloque brutalement tout : je ne suis ni dans une rue, ni dans une ville ; je suis ailleurs, nulle part, dans une pièce du temps où l’avenir n’est plus, le monde devient immense, toute une existence ramassée ici, la vie nue. Et je comprends mieux le respect qu’impose ce qui m’entoure, ce qui nous entoure : et vois la vigueur, le courage de Justine d’être là, entière, à l’émergence de l’événement, à la musculature de l’éphémère. Bien sûr on pense à Rimbaud. Aussi à tous ces ados à la porte de l’Europe. Bien sûr, je pense à ma mort, où en sont mes comptes avec elle.
J’ai noté l’adresse : Galerie Six Elzévir, 6 rue Elzévir, Paris 75003. Et si vous y allez, vous ferez cette expérience, rare, d’éprouver la perte qui aurait été la vôtre de ne pas avoir fait connaissance avec cette "passeuse" d'humanité.