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Billet de blog 28 mars 2025

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PSYCHANALYSE DES BEBES : L’INCONSCIENT N’EST PAS À LA MODE MAIS NICOLE YVERT EXISTE *

Le travail avec les bébés : loin des clichés qui circulent habituellement sur l’invention freudienne. Nicole Yvert et le miracle de donner vie psychique à des petites créatures, enfants du désastre. Démonstration de l’importance fondamentale de la prise en compte de l’inconscient pour penser la vie et le monde. Importance d’une politique de la psychanalyse. Importance politique de la psychanalyse.

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Le livre de Nicole Yvert Accomplir la promesse de l’aube présente sa clinique avec des bébés. Autrement dit, nous sommes d’emblée plongés dans un registre du travail du psychanalyste bien loin des clichés qui circulent habituellement sur l’invention freudienne.

Le révisionnisme opéré par les psychanalystes américains dans les années cinquante de la théorie de la clinique proposée par Freud, a réduit son œuvre à la pauvre dimension d’un pipi/caca maman/papa avec la promesse d’une guérison si le patient accepte de s’adapter à l’idéologie organisatrice de la société capitaliste de l’époque. C’est cette version aseptisée de la psychanalyse qui sera le modèle maintes fois critiqué, par quoi on fera retour à une conception de la sensibilité humaine et du fonctionnement psychique réduits au seul registre de la conscience. Loin du scandale de la sexualité infantile, découverte affirmée comme le socle de la thérapeutique psychanalytique, et des inévitables conflits d’une vie vivante,  la route était dégagée où la philosophie d’une vérité réduite aux opérations de la raison pourra revenir en force dans l’institution de la culture. Lacan, dont le génie est indiscutable,  finira pour s’y engouffrer en faisant offre du signifiant pour nous délivrer des affects et du transfert - transfert qui est le nom donné par Freud à la dimension réelle de la rencontre thérapeutique entre un patient et un   psychanalyste et dont l’acceptation comme levier de la cure était pour Freud une des conditions pour reconnaître un psychanalyste et une pratique thérapeutique comme psychanalytique.

Parallèlement, dans une Angleterre sous les bombes de la deuxième guerre mondiale et aussi chez certains psychanalystes américains, il y a aura une tentative, tentative réussie, d’élargir la pratique de la thérapeutique psychanalytique aux enfants, à l’accueil et au soin de la folie, à la prise en compte des traumatismes infligés par les guerres ou par la maltraitance des parents. Avec cela, l’enfant n’a plus un fonctionnement psychique autarcique et devient dépendant de l’environnement humain et social dans lequel il grandit. C’est dans cette lignée que s’inscrit le travail de Nicole Yvert.

Son livre expose l’expérience de sa clinique psychanalytique avec des bébés traumatisés, avec des infans séparés de leurs familles dans des circonstances tragiques. Il s’ouvre avec une citation du livre de François Maspero, écrivain et le grand éditeur politique français des années soixante, Les Abeilles et la Guêpe, où il est question des témoignages sur le camps de concentration et d’extermination nazis. En d’autres termes, sur la nécessité et la difficulté de mettre en mots l’horreur. Je fais cette remarque parce que, si jamais le mot horreur n’est employé par Nicole Yvert, son travail consiste exactement à trouver des mots permettant de délivrer les infans et les bébés qu’elle reçoit d’un réel effroyable qui les emprisonne dans un espace qui les exclut d’une commune humanité. Cette élégance de style annonce le tact par lequel Nicole Yvert accomplit le miracle de donner vie psychique aux petits êtres en totale détresse, hors du monde, qu’elle reçoit.

La scène thérapeutique se déroule dans le cadre d’une institution publique, l’Aide Sociale à l’enfance, où sont hébergés les bébés, placés par un juge. À ceux qui s’interrogent comment oser parler de psychanalyse avec des bébés qui ne parlent pas, Nicole Yvert rappellera que le langage inclut le champ non-verbal, qu’un bébé peut avoir d’autres porte-parole que ses parents. Notations qui viennent préciser que son action thérapeutique s’inscrit dans un collectif de travail constitué par des psychologues, des aides-soignants, des éducateurs, des infirmiers et des puéricultrices de l’Aide à l’enfance, qui accompagnent ses bébés dans leur quotidien et sans lesquels aucune rencontre n’aurait été possible.

Sur ses expériences psychanalytiques avec des bébés Nicole Yvert écrira : Elles m’avaient changé. Elles m’avaient apporté de la peine, de la joie, de l’angoisse, de la force. Elles avaient contribué à élargir ma palette d’émotions, ma capacité de représentation. (…) Elles m’avaient enrichie d’une capacité de penser

Comme on verra par la suite, la pratique psychanalytique de Nicole Yvert avec les bébés confirme mon jugement : chaque séance doit être la dernière. Ce qui suppose à la fois une présence absolue à l’instant, l’importance souligné par Freud de l’ici et maintenant de la séance, et une conception de la cure psychanalytique où toute la place est donnée à l’inédit, à l’événement exceptionnel, à la rencontre comme  productrice de nouveauté. Ainsi, chaque séance peut devenir une pièce apportée à une nouvelle construction du monde psychique du patient. Cette construction peut se poursuivre à la séance d’après, si jamais il y a une séance d’après. Considérer chaque séance comme la dernière, avec l’exigence de présence absolue à l’ici et maintenant freudien, permet de comprendre comment une seule séance peut changer définitivement un destin, par exemple le passage du repli silencieux d’un bébé au monde environnant, à son appartenance à l’espèce humaine. Pour faciliter la compréhension de ce dont je parle, pensons à l’irruption de l’état amoureux qui change radicalement le sens de la vie d’une minute à l’autre.

Méditant sur les effets de sa revisite des histoires de ces enfants qu’elle a reçue dans une psychanalyse de l’urgence Nicole Yvert dira : Elles apparaissent maintenant, grâce à l’écriture, rayonnantes, ces scènes, alors que dans le moment, j’étais sous le choc, en découvrant le pouvoir de ma parole, de ma présence, surprise par le surgissement de la vie auquel je participais, le plus souvent à mon insu, entre fulgurance et processus. – Difficile de mieux exprimer l’étonnement chez le/la psychanalyste de l’émergence surprenante d’une parole venue d’un ailleurs de lui ou d’elle-même.

Les affects de la psychanalyste sont le fil rouge du travail thérapeutique : Ce que j’éprouve est ce que le patient me fait éprouver, ça lui appartient, mais il ne l’éprouve pas encore lui-même, il doit passer par moi pour s’appartenir. (pages 38 et 39). Je dirai qu’il y a des personnes dont le seul bien est un désastre ; il faut beaucoup de courage pour se déprendre de ce bien et courir de risque d’un lien dont la rupture serait une nouvelle catastrophe.

Dans le livre il sera question d’un bébé obèse de 6mois dont le regard fait délirer sa mère qui l’avale des yeux, d’une petite anorexique de 3mois en danger de mort ou d’atteinte neurologique. Pour le premier plusieurs mois de travail seront nécessaires, pour la petite, dont l’existence est plus proche du trauma, seulement quelques consultations ont été suffisantes, pour tous les deux, comme toujours, il a été question d’intégrer les yeux, le nez et la bouche qui participent tous et en même temps à la succion vitale. Et cette intégration se fait à partir de l’expérience émotionnelle que ce bébé précis mobilise chez l’analyste.

Souvent le simple accueil d’un affect resté bloqué chez l’enfant ou déposé chez lui par un de ses parents, généralement la mère, affect qui doit être nommé, suffit pour établir une continuité d’existence hors de l’expérience traumatique.

Le temps du trauma est un temps congelé tapi dans l’espace qui n’est pas celui du corps. Pour que le temps devienne histoire, il faut deviner la scène traumatique initiale, reconstruire le rôle des protagonistes, généralement le bébé et sa mère. La pensée s’ancre dans les sentiments mobilisés, nous avons déjà insisté sur cet aspect des choses, mais sont aussi convoqués puissamment l’imagination, les sensations, une attention concentrée à tous les détails. Nicole Yvert narre d’une façon exemplaire comment elle passe des signes au message et du message au sens, à l’histoire. Histoire de cette rencontre qui est en train d’avoir lieu entre un bébé et un autre humain qui est la psychanalyste, histoire autre que celle du trauma et qui met ce dernier en perspective. Parfois il y a, chez l’analyste, un temps de paralysie de la pensée, d’une panne de la sensibilité, il faut respecter ce temps et supporter le désespoir qui l’accompagne.

Moments de rencontre : j’entends, venant de lui (un bébé de 6mois) des petits bruits, même pas des gazouillis, comme des toussotement de quelqu’un qui veut attirer l’attention sur lui »(page 47). Ou : Je me penche sur lui (2mois), petit bouddha joufflu que je trouve très mignon, j’ai tout oublié de son histoire qu’on m’a pourtant bien sûr racontée longuement … Soudainement tout me revient, je vois la scène qu’on m’a racontée. Dans le même temps, il tourne sa tête vers moi. Je me mets alors, en le regardant cette fois à la lui décrire. Lui (qui est amené en consultation parce que son regard plafonne) a maintenant planté ses yeux dans les miens et il actionne fortement sa bouche en émettant des petits sons … etc. (page 49) Ou encore : C’est un bébé (4mois) au regard hanté. Elle fait peur aux personnes qui s’occupent d’elle … Une auxiliaire me dit : « Elle a le regard de Picasso ». Le Picasso de « Guernica ». Quand elle nous regarde, on est transpercé. Que voit-elle que nous ne voyons pas ? L’enfer, assurément.  

L’expression de la peine et de la colère peuvent être un important moment de passage, un nouvel organisateur du psychisme : Je compris après-coup que Yannis(10mois) ne me demandait pas de le consoler. Il n’y avait pas de consolation possible. Il me demandait de l’accompagner jusqu’au trauma, de tenir devant sa douleur, sa rage, de pouvoir supporter qu’il souffre et qu’il l’exprime. En être le témoin qu’il avait le pouvoir de faire souffrir, sans que celui-ci ne s’effondre. C’est ce qu’il avait réussi à faire de moi, ce témoin sensible. À partir de cette date, il n’aura plus des problèmes somatiques.

Le livre de Nicole Yvert démontre comment le désir de ceux qui s’occupent du bébé, la psychanalyste qu’elle est, bien sûr, mais aussi tous les autres supports de la relation thérapeutique, a des conséquences sur son corps psychique. Corps psychique encore très confondu avec les corps sensoriel, ceci à cause de la période de leur existence physio-somato-biologique, à laquelle s’ajoutent les circonstances traumatiques d'une durée d'existence qu’on espère transformer en histoire. L’exemple le plus spectaculaire étant ce bébé qui arrête pendant deux mois le développement de la courbe du périmètre crânien, temps d’arrêt venant après le projet d’un éducateur qui insiste, sans le dire à l’équipe, pour que la mère signe un abandon d’enfant, ce qu’elle s’est refusée de faire – un bébé est un réceptacle, éponge du réel qui l’environne. Ces bébés sont incapables de « traiter » psychiquement les événements terribles qui les laissent au bord de leurs histoires ; c’est par et dans le corps que se déroulent chez ceux toutes les tentatives ratées d’attraper une « pensée ». Jusqu’au moment où arrive un autre, par exemple un ou une psychanalyste, qui mettra en paroles les scènes jusqu’alors muettes des désastres.

On peut s’étonner que ces mises en paroles deviennent des récits qui deviennent une première histoire. Or, c’est la même chose qui se passe entre une mère pas mal dans sa peau et son bébé. Elle mettra en mots ce qui est en train d’avoir lieu dans leurs échanges, et elle propose un sens qui est en même temps sa manière d’inventer et de rêver son bébé dans un temps futur. La scène de la thérapie analytique est une scène d’une rencontre où la genèse du bébé comme sujet est encore à venir et dont l’avènement se construit par les paroles qui sont en même temps une mise en sens de la rencontre comme un événement nouveau. La séquence des séances est véritablement celle d’une première histoire, l’histoire de ce qui se passe dans les séances, et c’est grâce à l’histoire de cette rencontre entre un ou une psychanalyste avec ce bébé particulier, que le temps mort du trauma viendra rejoindre le temps fluide et vigoureux de la vie.

Voici comme je formulerais les choses : grâce à cette première histoire, la petite créature humaine quitte la zone du désastre en même temps qu’elle accepte l’offre d’inconscient faite par le psychanalyste.

La puissance de cette première histoire peut être efficace grâce une seule séance. Exemple : Laura a 18mois. Elle vient en consultation pour un « érythème fessier persistant ». Une plaie qui ne disparaît pas malgré tous les traitements … Elle est la troisième d’une fratrie de trois sœurs … Je demande qu’on me décrive l’érythème. Et enfin je comprends. En fait ce n’est pas un érythème fessier mais un érythème vulvaire. Je lui propose alors cette idée, qu’elle a peut-être cru être placée (en pouponnière), abandonnée, parce que ses parents voulaient se débarrasser d’une troisième fille, qu’ils ne voulaient plus de filles. La séance suivante, j’apprends que l’érythème a immédiatement disparu après la séance. Et la petite fille dans mon bureau prononce son premier mot, en s’adressant à moi et en pointant de son petit doigt le jardin dehors à travers la porte fenêtre : « Regarde » ! (page 82)

Dans d’autres cas, il faut que la mémoire vienne au secours de l’intelligence permettant à l’analyste de construire un message par la mise en rapport de ce qui est en train de se dérouler dans l’actuel d’une séance avec ce qui a eu lieu il y a un mois ou un an avant dans une autre séance, et la créativité de Nicole Yvert à ce propos est impressionnante, admirable. L’étonnement ici, vient de ce qu’il s’agit de construire un temps continu avec des rencontres espacées dans le temps ; habituellement c’est ce que fait un parent qui établit le lien entre ce que  réalise maintenant son enfant et ce qu’il était dans un autre moment de son enfance.

Une dernière remarque : on peut se surprendre qu’au long de toutes ces séances, Nicole Yvert ne s’attarde jamais sur le traitement de la haine. Nous pouvons la comprendre ; il s’agit de greffer dans un paysage de destruction où se trouve l’être émietté d’un bébé un désir vie, son désir à elle.

Dans ces temps de misères et de cruautés généralisées que nous traversons, Nicole Yvert, dont la solidité des outils théoriques de pensée sert à la pratique du poème, nous invite par ce livre à continuer à parier sur notre humanité.

*Le titre  de ce billet est une périphrase d’un mot de Freud : « La théorie c’est bien, n’empêche que ça existe »

Ce texte a été écrit à la demande de mon éditeur Anglo-Américain, Routledge, comme préface pour la publication prochaine de la traduction par Agnès Jacob du livre de Nicole Yvert.

Accomplir la promesse de l’aube

Éditions des Crépuscules, 2017, 126 pages, 18euros.

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