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Dans la tradition musulmane, seuls les hommes ont le droit d’accompagner les mort.e.s au cimetière. Le 28 janvier 2020, des femmes ont porté le cercueil de Lina Ben Mhenni, couvert d’un drapeau tunisien. Elles l’ont portée sur leurs épaules, marchant dans la ville d’Ezzahra, entourées d’une foule diverse et déterminée qui scandait : « Oui, nous mourrons ! Mais nous arracherons l’oppression de notre terre. Pour une patrie libre et un peuple heureux ». « Égalité dans les droits et les libertés. Égalité pour les femmes et pour les régions défavorisées.» « Non, elle ne pardonnera pas ! Et nous, nous ne pardonnerons pas ! » .
Des fleurs, l’hymne national, des poèmes, des youyous, des voix féminines, des chants ont empli le cimetière du Jellaz. L’éloge funèbre était dit par deux femmes. Yosra Frawes, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) : « Lina, notre amie, la chère compagne de route. L’icône qui éclaire les chemins des jeunes et des femmes. Elle élargit le champ du rêve et des possibles pour la Tunisie et pour les peuples ». Rafika Montasri a lu un texte au nom de ses camarades : « Notre réunion ne fera pas revenir Lina parmi nous, mais elle pourra nous restituer la Tunisie si nous le voulons. »
Devant la tombe ouverte, avant la mise en terre d’une fille tunisienne au carré des martyrs, aux côtés des héros du pays, Lobna Noomene a chanté : « Ô printemps des fleurs/ Tu espères encore/ Tu attends le bien-aimé… Et tu chantes le chemin de l’amour sauve/… ». Le merveilleux père de Lina Ben Mhenni tenait la chanteuse par le bras et la foule applaudissait et chantait en chœur.
« Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort. », écrivait Albert Camus.
Les obsèques de Lina Ben Mhenni sont « immorales », selon plusieurs Tunisiens et Tunisiennes qui crient au sacrilège, au blasphème, à la désacralisation des morts et de l’islam. Les femmes qui ont porté le cercueil subissent une bordée d’injures et de menaces.
Le rituel funéraire est un cérémonial périmé, réglé par les coutumes d’un autre temps, par la religion et la politique. Une symbolique sacrée et intouchable construite pour maintenir le patriarcat. Des rites qui célèbrent la pérennité de l’exclusion des femmes. L’immuabilité de ces rites discriminatoires est contraire à une société qui se transforme et rêve de justice. Un rite cesse d’être un comportement collectif, vertueux, tissant un lien social quand il met au ban la moitié (ou +) de la société.
Pour le philosophe Axel Honneth, la lutte pour la reconnaissance est indissociable de la théorie morale. « Les sentiments d’injustice et les expériences de mépris par lesquels on explique les luttes sociales ne sont plus seulement pris en compte comme des mobiles pratiques, il faut aussi examiner le rôle moral qu’ils jouent dans le déploiement des relations de reconnaissance. (…) Le modèle d'une lutte pour la reconnaissance est conçu comme un processus historique du progrès moral. »
La perte du pouvoir masculin tout-puissant fait paniquer des vertueux, jusqu’à défendre leur morale à coups d’insultes sordides : « Sales putes, vous salissez notre religion et nos traditions. Je vous déchire vos vagins et je vous enterre comme des chiens. »
Les funérailles de Tunisian Girl (le nom de son célèbre blog) ont franchi l’espace interdit et défait le temps des rites. Puisse ce courage apporter des jours nouveaux.

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Lina Ben Mhenni n’est pas six pieds sous terre; elle est dans l’imaginaire du pays, dans le nouveau récit populaire de la Tunisie.
Un autre jour viendra, féminin,
au signe chantant, au salut
et au verbe azuréens.
Tout est féminin hors du passé.
L’eau s’écoule des mamelles de la pierre.
Pas de poussière, pas de sécheresse,
pas de perte,
et les colombes font la sieste dans un char
abandonné, quand elles ne trouvent pas
un petit nid
dans le lit des amants…
Mahmoud Darwich
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J'ai traduit les slogans, discours et chanson de l'enterrement.