
Agrandissement : Illustration 1

J’emprunte les mots de Youssef Seddik pour dire combien les lumières peinent à devenir, combien la révolution est l’arrivant du soir. Le pays est exsangue : miné par une crise économique aiguë et une classe politique avide de pouvoir, immorale, sans vision. Les gouvernements se succèdent sans résultat et les représentants du peuple sont pleins de fiel, à couteaux tirés dans un Parlement devenu une foire d’empoigne présidée par un islamiste, le cheikh Rached Ghannouchi, l’homme politique le plus impopulaire de la Tunisie, selon les sondages. Des services publics en déshérence et un président de la République, excentrique, conservateur, volontairement sans parti politique, qui vit dans sa tour d’ivoire et fait cavalier seul. Passionné de calligraphie arabe, il rédige à la main les courriers, à l’encre verte, sur un papier enluminé aux armes de la présidence. Il écrit ses correspondances officielles en coufique maghrébin, et ses lettres privées en diwanî ottoman.
Dans ce marasme politique, les libertés, les droits sont malmenés et cessent d’être un principe supérieur.
Le 14 juillet 2020, La blogueuse Emna Charki, 27 ans, a été condamnée à six (6) mois de prison ferme et à 2000 dinars d'amende pour avoir relayé sur Facebook, une publication en arabe dont elle n’est pas l’auteure, intitulée: Sourate Corona qui imite la forme de l'écriture et la rime d’un verset coranique. Le contenu du texte ne fait aucunement allusion au Coran ou à l’islam. Il incite sur un ton humoristique, au lavage des mains et avertit du danger mortel du virus. En voici la traduction :
« Le verset Corona. Covid (1) Et le virus dévastateur (2) Ils s’étonnent qu’il soit venu de la Chine lointaine (3) Les mécréants disent que c’est une maladie tenace (4) Non, il est la mort certaine (5) Il n’est point de différence aujourd’hui entre rois et esclaves (6) Suivez la science et laissez les traditions (7) Ne sortez pas acheter la semoule (8) Restez chez vous, car il est un mal terrible (9) Lavez vos mains avec un savon neuf (10) Ainsi, parle vrai le grand Jilou. » (Jilou est une divinité inventée.)
Emna Charki a été reconnue coupable « d’incitation à la haine entre les religions et d’appel à la discrimination » en vertu du très ambivalent article 6 de la Constitution de 2014 : « L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés et à interdire d’y porter atteinte, comme il s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence. Il s’engage également à s’y opposer. »
La condamnation d’Emna Charki est arbitraire, dépourvue de tout fondement. Une interprétation abusive de la loi qui rappelle le règne maudit de la dictature. À cause des divergences entre les partis politiques, la Tunisie n’est pas encore dotée d’une Cour constitutionnelle pour contrôler et garantir les droits et libertés inscrits dans la constitution.
La jeune femme reçoit un chapelet d’insultes, des menaces de mort, de viol, de décapitation. Plusieurs associations, personnalités nationales, citoyen.nes ont fortement soutenu Emna Charki. Onze avocats ont défendu gratuitement sa cause. La société civile est le seul ensemble d’individus qui donne quelque espoir d’un lendemain meilleur. Chaque fois que le pays se tient au bord du précipice, elle vient à son secours.
Les accusations pour atteinte au sacré sont récurrentes en Tunisie. L’islam politique ne se fonde pas sur un accord raisonnable, tolérant entre les citoyen.nes mais sur la manipulation du sacré, de l’affectivité pour susciter non pas l’amour mais la crainte. Gouverner, selon les islamistes, c’est mettre les croyant.es hors d’état de penser et d’aimer. Provoquer des passions collectives, violentes autour d’une religion manœuvrée par le haram (illicite), l’immuable, le blasphème, l’enfer. In fine, une obéissance fanatique au divin, à l’au-delà au mépris de l’humain. Les fondamentalistes barricadent l’accès des textes sacrés à la pensée, au questionnent, à l’évolution, à l’épanouissent.
Dans Le Coran, autre lecture, autre traduction, Le philosophe tunisien Youssef Seddik dit que le Coran doit pouvoir se lire comme l’Odyssée, comme les livres de Dante ou Cervantès. « Comment le monde a-t-il pu laisser aux « soins » des seuls religieux et théologiens un aussi grand texte ? (…) le Coran aurait dû trouver place aux côtés des plus beaux titres du patrimoine humain. (…) Comment, au-delà des érosions et « pertes » nécessaires, quand on lit le Coran, rendre à l’air libre cette flamme qui y vit, émeut, et demeure toujours active dans toute œuvre phare ? »
Tout est changement, rien n’est absolu dans l’univers. Le sens d’un texte, d’un geste ancien, se renouvelle pour renaître à la connaissance, pour renaître à notre temps et nous accompagner.
« Il faut savoir que dès la fin du Xe siècle, l’exégèse consacrée du Coran a cessé de produire du sens, quand toutes les sciences coraniques, tous les codes de jurisprudence ont été arrêtés. D’une seule voix, princes (des croyants) et imams ont alors déclaré closes les portes de la lecture. (…) Il devient nécessaire, dans les espaces du débat démocratique, de rendre le débat à la rue, à tout citoyen armé du même bon sens et de la même passion de l’écoute qui ont animé, face au prophète Muhammad, ces pâtres, ces humbles ou nobles dames, tous élevés, grâce à la parole coranique, au rang d’interlocuteurs de Dieu. » Youssef Seddik
Emna Charki a fait appel du verdict. Elle est actuellement libre et à l’extérieur de la Tunisie. Tee-shirt à l'effigie de Che Guevara, tatouages sur les bras, cheveux noir de jais. « Je n’avais vraiment aucune intention de choquer. J’ai partagé parce que je trouvais que c’était drôle. Mais j’assume ce que j’ai fait et je ne le regrette pas. Et je suis athée. 100% athée. Et tout ça c’est mon droit. » Sa mère, musulmane pratiquante, voilée, aime et soutient sa fille : « Qui veut s’exprimer ne peut pas. Ma fille n’a ni volé, ni tué. Ça prouve qu’on a rien gagné; on a fait une révolution et on est revenu pire qu’avant. »

Agrandissement : Illustration 2

Youssef Seddik, L'arrivant du soir, cet islam de lumière qui peine à devenir, Éditions de l’Aube, 2007.
Youssef Seddik, Le Coran, autre lecture, autre traduction, Éditions de l’Aube, 2002.