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Billet de blog 14 juillet 2022

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Le 18 Brumaire de Kaïs Saïed

Depuis le 25 juillet 2021, l’omniprésident Kaïs Saïed, seul dans son palais, s’est arrogé les pleins pouvoirs et gouverne tous les aspects de la vie de la Tunisie. Son projet de nouvelle Constitution sera soumis à un référendum le 25 juillet 2022.

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Le président Kaïs Saïed © Muhammad Hamed / REUTERS

Ce coup de force, opéré par le président sauveur, a été dans un premier temps applaudi par une large partie des Tunisien.nes. Il est arrivé comme un miracle dans un pays exténué par une situation économique catastrophique, suffoqué par des politiques corrompu.es, avides et un parlement contrôlé par les islamistes, devenu une foire d’empoigne, un spectacle affligeant.

Imposant des mesures d’exception en invoquant l’article 80 de la Constitution, le président a démantelé méthodiquement les institutions : il a dissous l'Assemblée des représentants du peuple, l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, l’Instance de lutte contre la corruption, le Conseil supérieur de la magistrature, et il s’est octroyé la nomination des sept membres de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Et il a promulgué le décret-loi du projet de la nouvelle Constitution de la République tunisienne, qui sera soumis à un référendum le 25 juillet 2022.

Le 29 septembre 2021, Kaïs Saïed a nommé une femme à la tête du gouvernement, Najla Bouden, une ingénieure, universitaire, une première ministre sans pouvoir. Une cheffe dépouillée de ses prérogatives : en vertu des mesures d’exception, le pouvoir exécutif est exercé par le président de la République. Najla Bouden est la première femme à présider un gouvernement dans le monde arabe : un événement historique vidé de sa substance.

Kaïs Saïed est un démagogue qui a détourné le slogan de la révolution, Le peuple veut !, un autocrate ultra-conservateur. Ses discours populistes, revanchards, partisans, scandés dans un arabe littéraire grandiloquent, sont truffés d'insultes, de références religieuses, de versets coraniques. Il s’oppose à l’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes parce que « le texte coranique est clair et ne permet aucune interprétation ». Le président traite ses adversaires « de fauves, hyènes, agents de l’étranger, criminels, ivrognes, réfractaires qui passent leurs soirées dans des réunions au lieu de les passer à la mosquée durant le mois de ramadan ». Il a appelé « les patriotes honnêtes à purifier le pays des voleurs qui ont spolié leurs biens ». Il a limogé, pour corruption et entrave, 57 magistrats dont Keira Ben Khelifa « qui a été prise en flagrant délit dans une affaire de mœurs », a annoncé le président. La magistrate célibataire a été accusée d’adultère parce qu’elle a reçu chez elle, sans mariage, son amoureux. La juge a même été obligée de subir un test de virginité.

Le président de la commission consultative chargée de rédiger la nouvelle Constitution, Sadok Belaïd, un juriste respecté, désavoue le projet amendé par Kaïs Saïed et dénonce sa dérive dictatoriale« Il est de notre devoir de proclamer avec force et en toute sincérité que le texte, publié au Journal officiel et soumis au référendum, n’appartient en rien à celui que nous avons élaboré et présenté au Président. C’est pourquoi, en ma qualité de président de la Commission nationale consultative, (…) je déclare avec regret et en toute conscience de la responsabilité vis-à-vis du peuple tunisien, détenteur de la dernière décision, que la Commission est totalement innocente du texte présenté par le président de la République au référendum national ». La future Constitution mettrait en place un pouvoir hyper-présidentiel qui affaiblit tous les contre-pouvoirs et « minore le pouvoir législatif, accroît d’une façon démagogique les pouvoirs du président de la République et soumet le système judiciaire à sa volonté. Une dictature sans fin au profit du président actuel et une possible reconstruction du pouvoir des religieux », s’inquiète Sadok Belaïd.

Le potentat Saïed monte les Tunisien.nes les un.es contre les autres, divise l’opinion publique qui de plus en plus se désolidarise de l'homme providentiel. Son projet de Constitution est contesté par la majorité des formations politiques et associatives et par la puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui estime qu’il « viole les principes de séparation et d’équilibre des pouvoirs, qui sont à la base de tout système et de toute construction démocratique. Il limite de façon dangereuse l’indépendance des organes de l’État, tels que le parlement, le pouvoir judiciaire, les collectivités locales et les instances constitutionnelles. Il exclut le concept d’État civil fondé sur la séparation de la religion et de l’État, et ouvre un large champ à la religion en tant qu’élément essentiel de la vie politique et juridique ».

Larticle 5 du projet de Constitution stipule : « La Tunisie fait partie de la Oumma islamique. Seul l’État doit œuvrer, au sein d'un système démocratique, à la réalisation des objectifs de l’islam en matière de la protection de la vie humaine, de la réputation, des biens, de la religion et de la liberté ». La nation tunisienne DIVERSE est donc réduite à une Oumma (une communauté musulmane), et la liberté de conscience et les libertés garanties par la Constitution de 2014, peuvent donc être restreintes si elles ne correspondent pas aux finalités de l’islam assurées par l’État.

Le coup de force de ce président, sans parti, sans programme, un cavalier seul, réputé honnête, a été soutenu par des citoyen.nes qui cherchaient désespérément à sortir d’une crise économique, politique, sanitaire, douloureuse. Iels réclamaient la dissolution du parlement, un changement de régime, une égalité régionale, une vie bonne, une paix sociale et voulaient se débarrasser des politiques rapaces et du parti islamiste qui tenait la Tunisie en otage. Le peuple veut travail, pain, liberté et dignité ! Kaïs Saïed est devenu rapace et a pris goût au pouvoir. Les idées du sauveur s’avèrent proches voire similaires aux idées de son ennemi (frère) juré, Rached Ghannouchi, aujourd'hui affaibli. Le président pourrait même lui ravir ses électeur.ices qui pourraient espérer que cette fois-ci, c’est la bonne. En 2012, au faîte de sa popularité et de sa puissance, le parti Ennahda n’a pas réussi à inscrire la charia et l'islam comme source de droit dans la Constitution; et cela, grâce à la société civile admirable et debout. En 2022, le projet de Constitution de Kaïs Saïed s’y attelle, opiniâtrement, brutalement.

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx écrit : « Mais la révolution va jusqu’au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu’au 2 décembre 1851, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et maintenant elle accomplit l’autre moitié. Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour pouvoir le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction, et, quand elle aura accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera : « Bien creusé, vieille taupe ! »

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Non au référendum du 25 juillet 2022

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