Hejer Charf

Abonné·e de Mediapart

63 Billets

2 Éditions

Billet de blog 15 septembre 2025

Hejer Charf

Abonné·e de Mediapart

Joseph Weitz, l’homme qui plantait des arbres et chassait les Palestiniens

La boîte bleue, le documentaire de Michal Weits, est une quête de vérité portée par une interrogation morale. La réalisatrice israélienne questionne l’image vénérée de son arrière-grand-père et déconstruit la fiction fondatrice de son pays : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre. »

Hejer Charf

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Élevée dans l'ombre de ce récit, Michal Weits est l’arrière-petite-fille de Joseph Weitz, le père des forêts d’Israël et acteur majeur de la fondation de l’État. Longtemps, elle a été fière de « toute cette beauté créée par son arrière-grand-père », jusqu’à ce que l’image craque, révélant l’autre visage de l’homme, également surnommé l’architecte du transfert des Arabes hors de Palestine. Joseph Weitz, haut responsable des terres et du reboisement au Fonds national juif dès 1932, a planté des millions d’arbres en Israël et a déraciné, dans le même mouvement, trois quarts de million de Palestiniens.

Pendant quatorze ans, Michal Weits s’est plongée dans les 5 000 pages des journaux intimes de son arrière-grand-père, où il a consigné avec une franchise glaçante et sans détour, ses actions contre la population arabe : dépossession des terres, expulsions, destruction des villages, effacement des vies, colonisation par achat. Il y a aussi noté ses culpabilités, ses doutes, vite éclipsés par une conviction plus forte : la priorité à son peuple.

« Depuis deux jours, je mets tout en œuvre pour évincer les Arabes et libérer nos terres. J’en ai la nausée. Suis-je vraiment en train de déposséder ces gens des terres qu’ils cultivent depuis des années ? Je fais taire cette voix pour me dire que les choses ne peuvent pas être autrement. Mon peuple passe avant tout. »

Le titre du film fait référence aux fameuses boîtes en métal bleues, créées en 1901 par le Fonds national juif. Elles servaient à collecter des dons auprès des communautés juives du monde entier pour financer l’achat des terres en Palestine.

Joseph Weitz est né dans l’Empire russe. En 1908, à 18 ans, animé par l’idéologie sioniste, il émigre en Palestine, où il découvre une terre déjà habitée et cultivée par une population arabe.

En 1933, il a écrit, « Ce matin nous avons visité Ramallah, ce que nous y avons vu nous a impressionnés, les paysans défrichaient les terres de roche à la main pour les labourer et semer. Les maisons se dressaient fièrement entre les pierres comme si elles avaient poussé à même le roc. Leur victoire sur ces terres arides et désertiques nous rend tristes et nous laisse le cœur lourd. Tous ces champs impropres à la culture sont devenus des vergers et des vignobles luxuriants. À force de travail, les Arabes ont reverdi les montagnes et couvert le pays d’une nature verdoyante. Je les enviais au point d’en avoir mal. Toutes ces terres cultivées regorgeaient de vie. Mais qu’en était-il de nous ? Où est notre terre ? Il faut acheter plus de terrains. Nous devons marchander pour acquérir ces terres où vivent les Arabes. »

En 1936, il a écrit, « Le contrat avec Hafiz El-Almi a été signé après de longues négociations. Le vieil homme hésitait à vendre car il trouvait difficile de se séparer de sa terre. Après tout, il vend sa patrie et les Juifs l’achètent. »

Illustration 2
© La boîte bleue de Michal Weits
Illustration 3
© La boîte bleue de Michal Weits

En 1910, la Palestine comptait 80 000 Juifs et 650 000 Arabes. En 1933, on y recensait 175 000 Juifs et 800 000 Arabes. Joseph Weitz, pilier de la politique foncière sioniste, poursuivait un objectif clair : inverser cette réalité démographique. Il n’achetait pas les terres pour coexister avec les Arabes, mais pour les déposséder méthodiquement : les arracher à leurs terres, à leurs villages, puis les chasser de leur pays. Une stratégie d’expulsion et de remplacement. Ces terres occupées et cultivées depuis des générations par des paysans, appartenaient souvent à de riches propriétaires arabes installés à Beyrouth, au Caire ou à Damas. « Chaque parcelle de terre représentait une terre de plus dans la création d’un État juif. », dit son arrière-petite-fille. Son projet fondateur pour Israël ne faisait aucune place aux Palestiniens qui devaient céder leur patrie à une population exclusivement juive. Le nettoyage ethnique a commencé avant la proclamation de l’État, il n’a jamais cessé et atteint aujourd’hui son acmé funeste.

En 1936 éclate la grande révolte arabe en Palestine, réclamant la fin du mandat britannique, l’arrêt de la vente des terres aux Juifs et l'arrêt de l’immigration juive. Michal Weits dit, « Dans ses journaux, grand-papa Joseph décrit la violente résistance arabe. Les Britanniques essaient de rétablir le calme, sans succès. Ils nomment une commission royale qui conclut que le pays doit être divisé en deux États : un arabe et un juif. C’est alors que grand-papa comprend que pour définir les frontières du futur État juif, il doit établir des faits sur le terrain. Ainsi, il a commencé à implanter de nouvelles colonies juives dans tout le pays. » 

Illustration 4
© La boîte bleue de Michal Weits

En 1940, Joseph Weitz a écrit, « Nous avons fait le tour des villages arabes ce matin, j’ai pensé à la question juive qui nous dicte de reprendre ce territoire pour y vivre. Entre nous, il faut que ça soit clair, il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays. Si les Arabes partent, la terre sera vaste est spacieuse. S’ils restent, le pays entier va s’appauvrir et sera surpeuplé. La seule solution, c’est la terre d’Israël sans Arabes. Il n’y a aucune place au compromis. Nous devons tous les expulser. Aucun village, ni aucun peuplement ne doivent rester. Le transfert des populations arabes est la seule façon d’assurer notre salut. »

Illustration 5
© La boîte bleue de Michal Weits

En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, il intensifia l'achat des terres devant l’afflux d’immigrants juifs.

« Les horreurs commises par les Nazis contre nos frères en Europe viennent seulement d’être révélées au grand jour. La création de l’État d’Israël sera notre revanche. »

Le 14 mai 1948, à la suite du plan de partage de la Palestine décidé par l’ONU, David Ben Gourion proclame l'établissement de l'État d'Israël. Le lendemain, le 15 mai, des armées arabes envahissent le nouvel État.

Joseph Weitz : « J’aurais dû prévoir que ces affrontements n’étaient que question de temps. Nos forces armées ont reconquis les villages arabes l’un à la suite de l’autre et les habitants terrifiés ont fui comme des rats. Comment décrire ce qui s’est passé dans ces villages arabes. Il n’a fallu que quelques tirs de mortiers au-dessus de leurs têtes pour qu’ils prennent leurs jambes à leurs cous. Les villages sont désertés de leurs habitants. Si ça continue et bien sûr, nous ne manquerons pas de poursuivre, des dizaines de villages seront bientôt totalement évacués. Cette fois, ceux qui n’ont jamais craint pour leur vie, découvriront ce que signifie être réfugié. Peut-être, ils nous comprendront mieux. »

En 1948, l’État d’Israël comptait 650 000 Juifs et 156 000 Arabes.

750 000 Palestiniens furent expulsés de leurs terres, entassés dans 52 camps de réfugiés aux frontières de leur pays.

« J’ai visité les villages conquis et je peux témoigner de leur abandon. De Tel-Aviv à Hadera, il n’y a plus un seul Arabe. Aucun. J’ai passé la matinée dans les bureaux de Tel-Aviv à dresser la liste des villages abandonnés. Qui aurait pu espérer un tel miracle ? Il est hors de question de les laisser revenir. Mais nous achèterons leurs propriétés et nous les aiderons à se réinstaller dans un pays voisin où ils seront plus heureux. »

Immédiatement après, Joseph Weitz fonde le comité de transfert des Palestiniens, qui ordonne la destruction de leurs villages et légalise leur exode permanent pour empêcher leur retour.

« Je visite le village de Mi’ar. Trois tracteurs sont en train d’achever la démolition. À mon grand étonnement, je ne ressens rien à la vue des décombres, ni remords, ni regrets. Comme si c’était dans l’ordre des choses, » écrit-il.

Illustration 6
© La boîte bleue de Michal Weits

En décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la résolution 194, autorisant le retour des réfugiés palestiniens dans leurs pays. Le premier ministre David Ben Gourion sabote aussitôt cette décision. Il vend 250 000 acres de terres appartenant à des propriétaires déclarés absents au Fonds national juif. Par ce biais, le gouvernement israélien transfère ces terres à un organisme national qui échappe au contrôle du droit international. Ce transfert devient la plus grande transaction immobilière de l’histoire d’Israël.

En 1950, Israël adopte la loi sur la propriété des absents qui légalise l'expropriation des Palestiniens et autorise l’État à saisir leurs biens.  David Ben Gourion confie à Joseph Weitz le grand projet de planter 80 millions d’arbres. La plantation des forêts ne visait pas à verdir le paysage mais à recouvrir les villages arabes détruits, pour qu’ils ne puissent jamais être reconstruits. David Ben Gourion a déclaré : « Planter des arbres est devenu notre sport national. »

Illustration 7
© La boîte bleue de Michal Weits

Michal Weits filme les paysages boisés d’Israël : montagnes verdoyantes, forêts et champs baignés de lumière. Entre les arbres, surgissent des traces des villages détruits, un pan de mur, une pierre abandonnée, un seuil sans maison. Elle montre ce qu’il reste des Palestiniens. Elle dit,

« En 1948, du jour au lendemain, des centaines de maisons en briques et en torchis sont démolies et des terrains rasés dans nombreux villages du sud et du centre du pays. C’est en fouillant cette histoire que j’ai commencé à décrypter le décor qui m’entoure. J’ai appris qu’un bosquet de cactus est le signe de la présence d’un ancien village arabe, que les maisons de pierre en ruines au bord du chemin n’étaient pas les vestiges d’une époque lointaine. Les gens qui ont vécu ici, ont laissé de nombreuses traces. Mais d’ici quelques années, elles seront ensevelies. Ces vestiges, nous choisissons de ne pas les voirSymbole de vie, l’arbre verdoyant monte désormais la garde, tel un soldat. Les villages sont enterrés sous les pins et leurs histoires sont balayées sous un tapis d’aiguilles et de mousse. On nous raconte l’histoire des héros qui ont fait fleurir le désert. Et à moi, on me parle de mon ancêtre qui a planté une forêt. »

Illustration 8
© La boîte bleue de Michal Weits

Joseph Weitz était hanté par le problème des réfugiés qui, selon lui, « déterminera le sort de l’État d’Israël. Nous avons la terre et nous ne l'avons pas payée. Nous devons payer les Arabes pour leurs terres. À l'heure actuelle, nous détenons les clés de ce pays, mais bientôt, ils exigeront leurs droits. Les immenses cohortes de réfugiés haineux et désireux de vengeance qui nous encerclent de toutes parts, seront là pendant les années à venir. Ils seront un obstacle à la paix avec nos voisins. »

L'architecte du transfert  se tourmentait de ne pas avoir mené à bien son projet colonialiste. Il remit un mémorandum sur les réfugiés à David Ben Gourion qui ne semblait pas concerné par la question, estimant que le temps effacerait tout. À l'ONU, le problème des réfugiés était abordé uniquement sous un aspect humanitaire.

Joseph Weitz était persuadé, comme une évidence, de la supériorité du peuple juif. Il croyait, en toute bonne foi, qu'une compensation monétaire suffirait à résoudre le problème avec les Arabes, les réduisant à une simple affaire à acheter ou à négocier. Pour lui, les Palestiniens n’étaient qu’un obstacle à éliminer pour assurer la sécurité et la pérennité d’Israël. Sa déshumanisation des Palestiniens, d’une normalité effrayante, leur refusait tout droit sur leur terre, toute mémoire, toute souffrance. Leur seul droit : un apaisement économique pour qu’Israël puisse prospérer en paix.

Illustration 9
© La boîte bleue de Michal Weits

Son indifférence au peuple palestinien pourrait expliquer la franchise frappante de ses journaux intimes, rédigés sans filtre, avec l’assurance tranquille d’un homme convaincu de la légitimité de la domination de son peuple et de la normalité de ses actes. Son geste de consigner serait alors le prolongement de l’acte colonial. Cependant, l’enregistrement méthodique et sans précaution de ses exploits effroyables étonne. Son témoignage constitue un contre-récit soigneusement enseveli et banni par son État. Ses mémoires contredisent l’Histoire officielle d’Israël, victime innocente. Son archive s’oppose à celle enseignée et racontée à travers le monde.

Et si ce geste cachait une forme de conscience (peut-être confuse) que les générations futures découvriraient la vérité tôt ou tard ? Et ce n’est ni une confession, ni un regret, mais plutôt une conviction irréductible, une bravade lancée au visage de l’Histoire.

Les carnets intimes de Joseph Weitz témoignent d’un système fondateur colonial dont la continuité tragique structure encore l’ordre politique et social israélien. Le pionnier de l’État sioniste y reporte fidèlement une vie faite de conquêtes et de domination. Ses aveux invalident la version dominante qui nie l’histoire brutale de la genèse du pays. Le reniement et la manipulation des faits servent à revendiquer l’innocence et à justifier la violence.

Illustration 10
© La boîte bleue de Michal Weits

Michal Weits dit dans une interview : « On nous a dit que les Arabes ont attaqué Israël, et que les Palestiniens sont partis. Qu’il n’y a pas eu de villages détruits, ni d’expulsions. En Israël, la Nakba et 1948 sont des sujets tabous. On n’en parle pas, on ne les enseigne pas. Nous devons demander pardon aux Palestiniens. Si nous voulons envisager un avenir meilleur pour la prochaine génération, il faut aller à la racine du conflit. Ce n’est pas 1967, ni même 1948, même si cette date est un tournant majeur. Le conflit commence plus tôt, dans les années 1920-1930, lorsque le peuple juif a commencé à acheter des terres à la population arabe. C’est là que tout commence. je ne pense pas que reconnaître l’histoire des Palestiniens nuirait à l’État d’Israël ; au contraire, cela nous apporterait plus d’avantages que de torts. La nouvelle génération n’a pas peur d’en parler. »

Michal Weits et d’autres Israéliens de sa génération choisissent d’affronter l’histoire, de rétablir la vérité. Ce ne sont pas les Palestiniens qui menacent Israël, mais la tyrannie qui nourrit son existence. Les extrémistes revendiquent le passé des pionniers et jurent « de finir le travail commencé par Ben Gourion ». Michal Weits reconnaît l’histoire non pour la justifier, mais pour en faire un acte de responsabilité envers le peuple spolié, un point de départ pour une conscience nouvelle. Elle dit à son père : « Ma génération essaie sans arrêt de se plonger dans l’Histoire, mais on nous en empêche. » Briser le silence. Démanteler le tabou de cet héritage chargé de violence, pour qu’il ne demeure pas entre les seules mains des guerriers messianiques.

Illustration 11
© La boîte bleue de Michal Weits

Le ton du film est sobre. Michal Weits raconte calmement les actes de son grand-papa Joseph (comme elle l'appelle), lit posément ses carnets terrifiants. Elle les soumet à notre regard, comme pour s’en détacher ou ne pas porter seule le poids trop lourd pour sa conscience. Les paroles de Joseph Weitz, citées sans emphase ni commentaire appuyé, n’en sont que plus brutales. Leur violence éclate, cruelle et immédiate.

Le récit du film, ponctué d’extraits en voix off des journaux intimes et du commentaire de la réalisatrice, se déploie de manière chronologique. Il donne une contextualisation historique à travers des dates, des cartes, des films, des photos, des images animées, des documents écrits. Un important travail d’archives retrace les actions de Joseph Weitz et restitue la vie quotidienne des Palestiniens, leur travail de la terre, leur existence. Une trame musicale, aux notes et rythmes variés, accompagne presque tout le film, alternant entre une ambiance contemplative et expansive.

Le geste de la cinéaste n’apporte pas de réponses, il ouvre des questions. Elle met au jour les mots de son ancêtre, les silences de sa famille, les non-dits d’un héritage. Son père et ses oncles, admirateurs du père des forêts, doivent répondre face caméra à l’autre visage de l’homme, l’architecte du transfert qui déracinait en plantant.

Michal Weits a dit dans une interview qu'elle n'avait pas informé sa famille de la teneur de son projet, par crainte de leur réaction. Pendant le tournage, elle leur a posé des questions auxquelles ils n’étaient pas préparés. L’ambiance était tendue, son père, très en colère, a refusé de lui parler pendant deux mois.

Chacun a réagi comme il a pu : les oncles et le père ont tenté de justifier les actes du grand-père en invoquant le contexte malheureux de l’époque. La distance des années leur a servi de défense :

« On ne considérait pas que les Arabes avaient été déracinés. Les terres avaient été achetées de manière organisée et les colonies avaient été construites dessus. Notre grand-père respectait la loi et les accords pris avec les propriétaires absents, et il devait se rendre auprès des pauvres arabes qui habitaient les terres et qui ne comprenaient pas le système, pour leur ordonner de partir.  Il a vu l'impact sur les Arabes locaux, il a dit que cette blessure ne guérirait jamais, qu'elle resterait profonde et se transmettrait de génération en génération. Il ne haïssait pas les Arabes mais c’était inconcevable pour lui que la majorité de la population soit arabe. Je partage le sentiment que la naissance de cet État est un miracle, mais à un coût catastrophique. C’est pourquoi nous devons faire notre possible pour assurer sa pérennité. »

Le cousin, de sa génération, porte un regard plus critique sur le patriarche : « J’ai demandé à mon père, est-ce que Ben Gourion a chargé ton grand-père de débarrasser le pays des Arabes pour que l’intégralité du pays soit juive ?  »

Même si Michal Weits ne pousse pas les échanges jusqu’au bout, elle place sa famille face à la caméra, et par là, face à nous. Elle fait basculer son histoire personnelle dans l’espace public. Le choix d’interroger uniquement ses proches, sans témoin extérieur, resserre l’enjeu : ce qui se transmet ici, c’est d’abord une mémoire intime, longtemps silencieuse sur les actes d’effacement. Michal Weits porte la responsabilité morale de sa famille en les exposant à l’héritage sombre de leur grand-père.

Elle a rompu le silence familial. Aujourd’hui, son père aime beaucoup le film et participe à des débats. La parole intime s’est libérée, défiant le récit national mythifié : celui d’un Israël innocent né du désert, verdoyant grâce à l’effort pionnier.

Mais le cinéma peut-il aller plus loin ? Peut-il contribuer à libérer un refoulé colonial ? Peut-il rendre la voix des victimes : les Palestiniens dépossédés de leurs terres ?

La cinéaste nous confronte, nous, le public, à une tension troublante : peut-on aimer une personne - fût-elle notre grand-père - tout en affrontant les souffrances qu’il a infligées ? Peut-on hériter sans répéter ? Peut-on témoigner sans trahir ? ET comment habite-t-on une terre interdite à ceux qu’on a délogés, maintenus hors de leur pays, entassés dans des camps, relégués à sa périphérie ?

Michal Weits pose ces questions encore largement taboues. Elle les formule sans les trancher et amorce la réflexion. La Boîte bleue vient porter un fardeau : celui d’une mémoire interdite et de son inscription dans l’arène publique. C’est un cinéma de témoin, du voir qui montre et rend visible.

Michal Weits filme les failles par lesquelles se sont échappées les empreintes d’un peuple éclipsé, fixe les ruines menacées de disparition, et préserve des fragments d’histoire pour ouvrir une fissure dans l’Histoire exterminatrice. Ce que le film dit, c’est qu’il n’y a pas d’histoire collective éclairée sans l’épreuve des histoires personnelles. Et que l’archive n’est rien sans le regard qui ose la confronter.

Ce qui émeut, c’est la cinéaste elle-même. Sa force réside dans sa mise à nu : elle affronte seule son histoire. Elle apparaît souvent isolée, entourée de hautes étagères remplies de boîtes, assise parmi des piles d’archives, ou perchée sur un tas de pierres d’un village détruit, conduisant à travers des paysages.  Comme si elle nous disait sa solitude devant l’ampleur de la mission qu’elle mène.

Michal Weits lance une bouteille à la mer dans cette immense machine qui, pendant des décennies, a manipulé l'Histoire, broyé les plus vulnérables et étouffé la parole des justes – des deux côtés. Le cinéma, entre des mains honnêtes, devient un geste de révélation, un acte de vérité. Le film n'invente rien. Il ne reconstruit pas. Il montre. Et c’est déjà ça.

En dévoilant les journaux intimes de son arrière-grand-père et en disant son propre récit, Michal Weits ne s’adresse pas seulement à sa famille. Elle s’adresse à un pays, à un récit national construit sur l'effacement, à un peuple spolié et à un monde qui commence à questionner les certitudes établies.

À la fin du film, elle s’adresse à Joseph Weitz (1890–1972) :

« Mon grand-père, l’artisan du reboisement et l’âme dirigeante des transferts, n’a rien camouflé ou embelli. Pourquoi devrais-je faire autrement ? Joseph Weitz nous a laissé la boîte bleue. Il nous a également laissé les clés de la boîte noire. Comme si tu avais su, grand-papa, qu’un jour, quelqu’un, comme ta petite-fille peut-être, voudrait savoir ce qui s’est réellement passé. »

-----

La boîte bleue (Blue Box), écrit et réalisé par Michal Weits, coproduction : Israël, Canada, Belgique, 2021, 82 minutes

Disponible sur les plateformes canadiennes : ICI TOU.TV (version française, 53 minutes), et Knowledge Network (version anglaise, intégrale)

Illustration 12
© La boîte bleue de Michal Weits

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.