En 2008, Jeanne Moreau a lu des lettres adressées au ministre de l'Immigration.
« J'ai honte. Et nous sommes certainement nombreux à avoir honte de cette violence quotidienne faite en notre nom aux étrangers. Cette violence déshonore ceux qui la décident, ceux qui la mettent en œuvre, mais aussi ceux qui laissent faire et ceux qui se taisent. Chacun devrait hurler pour que de telles tragédies ne puissent plus se produire en France et partout dans le monde. Pour que jamais nous nous habituions à l'inacceptable. Chacun devrait hurler pour que notre société ne tourne pas définitivement le dos à la solidarité et à la fraternité. » Les lettres lues par Jeanne Moreau
La scandaleuse Mademoiselle Jeanne Moreau (Texte écrit en 2010)
Exquise Mademoiselle Moreau disant les vers de Jean Genet comme une désobéissance, comme un défi à la crispation, à la bienséance de la langue.
Tristesse dans ma bouche ! Amertume gonflant
Gonflant mon pauvre cœur ! Mes amours parfumées
Adieu vont s'en aller ! Adieu couilles aimées !
Ô sur ma voix coupée adieu chibre insolent !
Jeanne Moreau et Étienne Daho revisitent Le condamné à mort et célèbrent magistralement le centenaire de la naissance de Jean Genet. Le condamné à mort est la première œuvre de l’auteur, écrite en 1942, à Fresnes où il était emprisonné pour vol. Un long poème brûlant d’amour pour Maurice Pilorge, un assassin de vingt ans destiné à la guillotine. Le mot cru jusqu’au vertige, le propos exacerbé au bord de l’implosion et le désir plein, violent à faire tressaillir, Jean Genet prend d’assaut et sans périphrase, le corps aimé menacé. Une tendresse infinie surgit de ce texte brut rendu avec grâce, par Jeanne Moreau et Étienne Daho.
L’album produit par Étienne Daho, reprend la merveilleuse mise en musique d’Hélène Martin, interprète des poètes et une habituée de l’univers de Jean Genet. Elle a adapté en chansons Le condamné à mort en 1962. Les arrangements épurés de Daho laissent toute la place à la musicalité du poème, aux voix. Le va-et-vient entre parlé et chanté, entre la voix profonde de Jeanne Moreau et claire d’Étienne Daho, accentue l’ambiguïté, l’étrangeté de cette ballade au creux de l’abîme. Le duo joue délicieusement du trouble du texte savamment composé de quatrains en alexandrins, dans un verbe argotique, dans une langue de bagnard. Jean Genet chante effrontément le sexe de l’homme et le salue au féminin.
Il bondit sur tes yeux ; il enfile ton âme,
Penche un peu la tête et le vois se dresser.
L'apercevant si noble et si propre au baiser
Tu t'inclines très bas en lui disant : « Madame ! »
Jeanne Moreau et Étienne Daho sont les bandits amoureux qui s’expriment avec rigueur métrique. Elle/il habitent les vers graveleux avec retenue et mesure. Une interprétation sobre, précise où l’érotisme abrupt entre les deux galériens est d’une beauté stupéfiante. Ni sentimental ni romantique, le ton détaché de Jeanne Moreau- elle a choisi de ne pas chanter- est diablement subversif ; narguant les parangons de vertu.
Si le corps est le lieu de révolte de Jean Genet, la prise de parole est l’outil de revendication de Jeanne Moreau. Les mots consensuels et sans audace : c’est le péril de la langue et la démission de la pensée. Elle, qui a écumé les bars de Paris avec son ami Jean Genet, le sait.
L´indignation constante et le point de vue affirmé à gauche, Jeanne Moreau ne cesse de dénoncer les ratés de la démocratie, les libertés réprimées, les inégalités raciales.
En 1971, elle était une des « 343 salopes » signataires du manifeste pour le droit à l’avortement.
En 2008, elle se tient aux côtés des expulsé.es et lit des lettres adressées à Brice Hortefeux, le ministre français de l’immigration. Elle déclare le Manifeste des Innombrables : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30.000 euros. (…) Au nom de l’Humanité, je continuerai à aider des personnes dites sans-papiers à faire face aux décisions arbitraires et brutales qui brisent leur avenir et violent leurs droits fondamentaux. »
Jeanne Moreau met sa voix au cœur de la faille, au plus près de la justice, auprès des dépourvu.es de parole, de visibilité, de pouvoir. Au temps de la répression rampante et l’engagement banalisé, prendre la parole pour interpeller une conscience citoyenne demande du cran, de la lucidité et une sacrée dose de générosité.
Lire Jean Genet, c’est ouvrir la langue à l’audace, au risque, au danger, à la liberté allée avec la beauté.
Michel-Ange exténué, j’ai taillé dans la vie
Mais la beauté, Seigneur, toujours je l’ai servie