Ayant récemment découvert les possibilités du blog dont disposent les abonnés de Mediapart, j'en profite pour publier des textes écrits pour le journal de l'école de mes enfants l'année dernière. J'avais écrit ces textes suite aux réactions d'une minorité de parents hostiles à la scolarisation de quelques enfants roms (qui par ailleurs se passait très bien) dans l'école. Le permier, que je reproduis ci-dessous, était consacré à la place de l'éducation pour tous dans la réflexion de Victor Hugo, l'un des pères de notre République.
« Ouvrir une école, c'est fermer une prison ».
Cette célèbre citation n'est probablement pas de Victor Hugo quoiqu'on la lui attribue souvent. Il est en tous cas impossible d'en trouver facilement la source et elle n'est pas tirée des Misérables comme certains le prétendent.Mais cette phrase fait largement écho à la pensée d'Hugo sur l'éducation.. Le fait qu'on la reprenne si souvent aujourd'hui montre également l'empreinte de cette pensée sur notre façon de penser le rôle social de l'école.
L'une des sources de cette fameuse phrase est probablement à chercher dans un court roman écrit en 1834 : Claude Gueux. Hugo y raconte l'itinéraire d'un homme condamné aux travaux forcés pour un vol destiné à faire survivre sa famille affamée. Séparé arbitrairement d'un codétenu auquel il s'était attaché, il finit par tuer son geôlier, parfaitement conscient qu'il sacrifie sa propre vie par cet acte. Hugo reprend la parole à la fin de son texte en s'adressant directement aux parlementaires de son temps : il critique la peine de mort et, plus largement, la manière dont la société traite la misère et la criminalité qu'elle génère.
« Messieurs, il se coupe trop de têtes par an en France. Puisque vous êtes en train de faire des économies, faites-en là-dessus.
Puisque vous êtes en verve de suppressions, supprimez le bourreau. Avec la solde de vos quatre-vingts bourreaux, vous payerez six cents maîtres d’école.
Songez au gros du peuple. Des écoles pour les enfants, des ateliers pour les hommes. Savez-vous que la France est un des pays de l’Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire ! Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique sait lire, le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France ne sait pas lire ? C’est une honte.
Allez dans les bagnes. Appelez autour de vous toute la chiourme. Examinez un à un tous ces damnés de la loi humaine. Calculez l’inclinaison de tous ces profils, tâtez tous ces crânes. Chacun de ces hommes tombés a au-dessous de lui son type bestial ; il semble que chacun d’eux soit le point d’intersection de telle ou telle espèce animale avec l’humanité. Voici le loup-cervier, voici le chat, voici le singe, voici le vautour, voici la hyène. Or, de ces pauvres têtes mal conformées, le premier tort est à la nature sans doute, le second à l’éducation.
La nature a mal ébauché, l’éducation a mal retouché l’ébauche. Tournez vos soins de ce côté. Une bonne éducation au peuple. Développez de votre mieux ces malheureuses têtes, afin que l’intelligence qui est dedans puisse grandir.
Les nations ont le crâne bien ou mal fait selon leurs institutions. »
On voit dans ce texte à quel point l'écriture romanesque d'Hugo est intrinsèquement liée à sa pensée politique. Le récit sert ici de point de départ à un discours fortement progressiste qui fait de l'éducation l'une des clés de l'évolution de la société. Hugo est aujourd'hui surtout connu comme un écrivain, un monument littéraire que tout petit Français croisera dans son parcours scolaire. Mais, pour le XIXe siècle, il était aussi un homme politique de premier plan et l'un des pères fondateurs de la Troisième République. La dimension politique des textes de Victor Hugo ne nous saute peut-être plus aux yeux, tant ses idées se sont confondues avec les valeurs portées par l'école républicaine. Pourtant, on a pu voir ces dernières années des écoles fermer et des prisons ouvrir. Et les discours sécuritaires ne cessent de faire resurgir les tentations d'exclure ceux qui ne peuvent se couler dans le moule de la société, souvent du fait d'une situation économique et sociale difficile. Or c'est précisément ce que refusait Hugo. Viscéralement optimiste, il pensait qu'aucun homme n'était mauvais en lui même. À ses yeux, c'est la société qui transformait les hommes en monstres.
Éduquer, envers et contre tout.
Et l'on retrouve ici l'un des personnages les plus célèbres de l'œuvre d'Hugo : Jean Valjean, qui n'est en fait qu'un Claude Gueux qui aura le bonheur de rencontrer un homme bon. L'histoire de Jean Valjean commence elle aussi dans un bagne où il est enfermé pour avoir volé du pain pour sa famille affamée. À sa sortie du bagne, l'ancien travailleur vertueux et courageux est devenu un vrai criminel qui en veut à la société et n'a de cesse de recommencer à voler. Par bonheur, sa route croise celle de l'évêque de Digne, dont l'attitude a de quoi surprendre le lecteur. Il offre avec beaucoup de bonté son hospitalité au forçat : il lui donne un bon repas, le fait manger dans des couverts en argent et lui propose une nuit dans un vrai lit, ce que Jean Valjean n'avait plus eu l'occasion de goûter depuis des dizaines d'années. Pourtant les couverts en argent attisent la convoitise du forçat. Il les vole et s'enfuit. Il est cependant vite arrêté par la police qui le ramène à l'évêque. Celui-ci prétend alors avoir donné les couverts et lui donne, en plus, deux chandeliers. Cette réaction du prêtre pourrait sembler choquante ou incompréhensible à beaucoup : il se laisse voler et favorise encore le voleur ! Mais aux yeux de l'évêque de Digne, son argenterie n'est pas perdue. Il a racheté un homme. La suite du roman lui donne raison. Jean Valjean deviendra un personnage extrêmement positif, seule lueur d'espoir dans la vie des misérables qui croiseront son chemin.
On peut penser que l'on s'est bien éloigné de l'école et qu'il s'agit d'un épisode de roman qui a plus pour but de nous surprendre que de nous apprendre quoi que ce soit. Mais l'importance que Victor Hugo accorde à l'éducation est intimement liée à sa foi en l'homme. À travers le personnage de Jean Valjean, il nous dit que tout homme est éducable et que la société a intérêt à éduquer chacun de ses membres. Il nous pousse à intégrer plutôt qu'à exclure, à investir pour l'avenir plutôt qu'à s'enfermer dans un présent égoïste.