hendrik davi (avatar)

hendrik davi

Chercheur en Ecologie et député de Marseille

Abonné·e de Mediapart

101 Billets

1 Éditions

Billet de blog 26 novembre 2011

hendrik davi (avatar)

hendrik davi

Chercheur en Ecologie et député de Marseille

Abonné·e de Mediapart

A quoi sert la punition des criminels ?

hendrik davi (avatar)

hendrik davi

Chercheur en Ecologie et député de Marseille

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vu l'utilisation des faits divers dans la période, je publie ici un texte que j'avais écrit dans un autre contexte.

A quoi sert la punition des criminels ?

Au cœur du triangle

« Et après je vais en prison ? Et après je vais en prison ? Je ne veux pas aller en prison ». C’est un extrait d’un interrogatoire d’une jeune femme par un avocat commis d’office dans le documentaire de Raymond Depardon « Délits Flagrants ». C’est le 11ème cas exactement ; l’avocat résume la vie de cette jeune de 22 ans : prostitué, séropositive, toxicomane et voleuse de voiture…Elle n’est jamais allé en prison mais c’est la 6ème fois qu’elle fait l’objet d’une procédure. Elle n’a pas le permis de conduire mais elle adore conduire des voitures très puissantes.

Cinquième affaire présentée dans un autre documentaire de Depardon (10ème chambre). Une femme après avoir subie sept ans de violences conjugales est victime de harcèlement, le procureur résume le rôle de la justice : « la protection des libertés individuelles, de l’ordre public et des victimes, il s’agit ensuite de sanctionner, réparer et prévenir ».

Ces deux exemples résument tout: les criminels et les victimes sont des hommes et des femmes, individus mais aussi des archétypes sociaux. La punition des criminels est au coeur d’une tension triangulaire : le criminel, la victime, la société. Dès la définition du crime, le dialogue en tête à tête du criminel et de la victime est rompu.

« Généralement, une infraction est considérée être un crime si elle porte atteinte au bien-être collectif de la société ou si elle déroge significativement des normes socioculturelles qui dictent la conduite normale d'une personne[1] »

La prison ou plutôt la menace de prison, a le pouvoir de faire passer un individu du statut de simple délinquant à celui de criminel. Dans ce cadre à quoi sert la punition des criminels, qui de nos jours se traduit essentiellement par la prison ? La réponse traditionnelle est évidemment qu’elle est censée servir à diminuer la délinquance, mais son efficacité a souvent été critiquée. Comme le remarque Foucault «il faut s’étonner que depuis 150 ans la proclamation de l’échec de la prison se soit toujours accompagné de son maintien[2] ». Pour cette raison nous chercherons ailleurs une réponse à cette lancinante question de l’utilité de la punition.

Pour tenter d’y répondre, nous commencerons par regarder le point de vue du puni et puis le dialogue criminel – victime en faisant abstraction du fait social, car avant tout le crime touche des individus aux histoires particulières. Puis nous dépasserons cette vue atomique, sous l’éclairage des faits sociaux : fait social du crime, fait social de la punition. Quelle est l’utilité du second pour répondre au premier ? Et quelle est l’utilité du second seul, indépendamment du premier ? « A quoi sert l’échec de la prison ? » comme l’exprime si bien Foucault, je modifierais alors la question : à qui sert la punition ? Poser cette question c’est déjà ne plus examiner la société comme une entité homogène, mais comme le produit de rapports sociaux. Ce sera l’objet de notre dernière partie, où l’analyse de l’efficace de la punition, dans ce contexte, nous ramènera paradoxalement à la psychologie des individus.

Rédemption et réparation : de part et d’autre d’un miroir ?

Un crime est un écart à la norme qui porte préjudice à la société ou à quelqu’un. C’est un « phénomène social normal » comme le note Durkheim car s’il y a norme, il y a possibilité d’écart à cette norme. Mais la normalité du fait social que nous analyserons par la suite, ne doit pas masquer la réalité de l’événement crime, qui s’insère au cœur d’une ou de plusieurs trajectoires subjectives. Le crime passe parfois par la violence voir la mort ; c’est un acte ancré dans une histoire, qui en perturbe ou modifie le déroulement. Il y a instantanéité du crime et perturbation : lors d’un homicide la scène de crime donne matérialité à cette perturbation. Le crime peut être pour la victime la simple perte d’objets, mais aussi la violence, voir pour les proches un deuil. Cette « perturbation » bouscule autant la victime et ses proches que le criminel. Revenons aux « délits flagrants» de Depardon, cinquième cas, une femme alcoolique, une dispute, un couteau, 4 coups, heureusement non mortels, sur son ami. Elle est sous le choc, il est probablement sous le choc.

Il y a un aspect de dépassement de la norme, mais le crime peut aussi provoquer une souffrance indépendante du dépassement. Ces trois aspects du crime, (i) perturbations dans une histoire « linéaire », (ii) transgression d’une norme et (iii) décharge d’affects, sont d’ailleurs à l’origine de notre fascination pour les crimes. Cette fascination est rendu visible sur les étals des librairies par le succès des romans policiers (l’engouement pour Millenium ou pour le commissaire Adamsberg), des séries de télévision (FBI portés disparus, cold case…) ou au cinéma : que seraient devenu Al Pacino ou Robert de Niro sans le crime et la lutte inexorable pour sa punition ?

Face au choc que provoque le crime, à quoi pourrait servir la punition ? Pour le criminel, nous entrons dans la thématique de la rédemption, du repentir et voir du changement. La punition peut permettre un retour à la normalité : normalité de son histoire, normalité sociale, normalité psychologique. Avouer un crime, c’est déjà reconnaître qu’on a eu tort, c’est « se racheter » autant du point de vue de la société que son propre ego. D’une certaine manière, l’aveu est un début de retour sur la voie des trois normes, c’est un gage de volonté de se réinsérer, d’à nouveau rentrer dans une dynamique sociale. Par exemple, le « second cas » de Depardon, est toxicomane, il vole. Il insiste pour obtenir un séjour pour se désintoxiquer sachant que normalement dit-il, il faut 3-4 mois d’attentes, c’est trop. L’austère bureau du substitut du procureur est le lieu d’appels au secours incessants, et parfois de demandes explicites de retour à cette normalité inaccessible.

Foucault rappelle que l’institution pénale se donne comme fondement ce principe de correction ou d’amendement : « L’amendement du condamné comme but principal de la peine est un principe sacré (…) (congrès pénitentiaire de Bruxelles, 1847»[3]. Ce principe de correction explique l’importance de la modulation des peines, « le but de la peine étant la réforme du coupable». Ce même principe transpire du dialogue entre substitut et délinquant toujours dans « délits flagrants»: septième cas, un jeune homme inculpé d’outrage à agent, la substitut conclut « ne vous remettez pas à insulter personne ». Mais le lapsus involontaire « personne » à la place de « quelqu’un» rend ici presque dérisoire ce principe si sacré. Derrière ce principe de correction, il y a en effet un principe d’efficacité pour la société qui dépasse la seule rédemption pour le seul avantage du condamné. Ici on voit au passage que la société s’invite de toute façon dans la relation du criminel avec son crime. D’ailleurs, la même substitut dit à la femme alcoolique (cinquième cas) : « je ne fais pas cela à votre bénéfice, seulement pour que cela ne se reproduise plus». De même, dans le passé, l’aveu lors des supplices jouait un double rôle de rédemption et de mécanique d’élaboration de la vérité dans lequel le condamné publie son crime[4]. La thématique de la pure rédemption est un thème cher à Clint Eastwood en tant que cinéaste. Mais dans son cas, cela passe par l’auto punition très christique. Dans Gran Torino, l’ancien militaire raciste qui a tué des enfants coréens se rachète en mourrant, en sauvant un jeune asiatique et en envoyant par le même acte des criminels en prison. Mais cette rédemption souvent ne passe pas par la punition organisée par la société.

La punition est elle donc efficace pour cette rédemption ou correction ? Concernant la socialisation, pour Foulcault la réponse est négative, mais nous reviendrons plus en détail dans la seconde partie, car dans ce cas, l’aspect social et la rédemption individuelle convergent. Concernant le retour à une triple normalité, historique, sociale et psychologique, la réponse me semble en partie négative notamment à cause de la normalité « du crime » chez le criminel ou du moins à sa contingence. En effet, dans la plupart des cas, l’écart à la normale est normalité pour l’histoire du criminel et la perturbation n’est pas perturbation. Les causes structurelles de cet écart à la normale paraissent insolubles dans la punition. Reprenons les délits flagrants de Depardon : un toxicomane, une alcoolique, un sans papiers sans passeport et gravement malade. La sixième, voleuse de vêtements, pour sa féminité explique-t-elle, résume bien les choses « On ne va pas jusqu’au bout, la délinquance ce n’est pas pour s’amuser», puis elle menace de se suicider, alors la substitut lui dit « vous en parlerez à votre psychiatre». La réponse au toxicomane de la part du substitut « vous êtes un adulte responsable, le seul qui peut décider de s’arrêter c’est vous» apparaît dérisoire, pathétique même. Pire parfois le crime est ridicule par rapport à la normalité de l’histoire de la personne, comme pour ce onzième cas, si parlant. Elle est arrêtée seulement pour tentative de vol de voiture, mais elle conduit des voitures volées, à plus de 200 km/h sans permis, elle est aussi prostituée, toxicomane, dealeuse et séropositive avec ce que cela implique dans sa vie…et elle n’a que 22 ans. Le fait social transpire de chacun de ces interrogatoires et la punition paraît anecdotique, même si dans tout les cas elle fait peur au condamné. Mais on pressent que cette peur est plus porteuse d’enfoncement de l’individu ou d’enfouissement de la non normalité que de rédemption. Je prendrais un dernier exemple issu cette fois ci de la 10ème chambre, un jeune est pris en train de conduire sans permis, il est franc il explique qu’il a encore conduit ce matin pour travailler car il est livreur. La juge s’offusque de cette franchise, il y a bien d’autres métiers dit-elle. Oui vendre de la drogue rétorque-t-il…il y a un mur d’incompréhension. Il prendra une nouvelle peine, il s’enfoncera. La punition semble aussi inopérante pour résoudre l’anomie, écart la normalité dans laquelle se situe le délinquant ; on peut même dire qu’elle la renforce.

Face à la rédemption du criminel, de l’autre coté du miroir, il y a la réparation de la victime. Miroir car il y aussi souvent une triple rupture historique, sociale et psychologique. L’événement, le crime, s’incarne dans des lieux : les urgences, le bureau de police et la déposition, puis la justice, parfois, aussi pour les proches d’un meurtre, le cimetière. L’acte réparateur est avant tout la reconnaissance du statut de victime. D’une certaine manière, le crime introduit une négation de la victime, plus ou moins forte selon la violence de celui-ci. La reconnaissance du crime est l’envers symbolique positif d’une telle négation. La reconnaissance par la société du préjudice est avant tout une réparation morale. Beaucoup d’études ont montré l’importance d’une telle reconnaissance, par exemple notamment pour le viol, l’inceste ou les violences conjugales. En effet, dans 80% des cas la victime connaît son agresseur. Cette connaissance surajoute à la dimension traumatisante du crime. La punition et surtout la mécanique judiciaire peuvent agir comme catharsis de façon similaire à la psychanalyse. Dans cette logique de miroir, il y a bien une asymétrie, car il y a victime et que cette victime, elle, n’a pas l’habitude de cet écart à la normalité. Il y a donc possibilité et nécessité pour elle de retour à la normalité. Néanmoins, l’efficace de la punition par rapport à d’autres modes comme le suivi psychologique de la victime peut être questionné. Plus que la mécanique de punition, Boris Cyrulnik démontre que la résilience de la victime, c'est-à-dire sa capacité à revenir à une normalité, dépend plus de l’existence d’un objet de résilience et d’un tuteur de résilience[5]. L’objet peut être l’art ou la réflexion, le tuteur c’est quelqu’un et non un appareil, qui est présent et donne de l’affect à partir duquel va se reconstruire l’individu. Trouver les voies efficaces de réparation après un crime dépasse en fait le seul objet de la punition du délinquant, même si elle peut en faire partie.

Dans tous les cas, l’efficace discutable de la punition quant à la réparation et son inefficace indubitable quant à la rédemption sont elles les causes ultimes de la punition ? Nous avons vu que même dans cette étude moléculaire des couples crime / criminel et criminel / victime, le fait social se réintroduit sans cesse. De plus, il existe des crimes sans victimes individuées, c’est même le cas de la plupart des affaires présentes dans la 10ème chambre. Venons en donc aux deux faits sociaux : le crime et la punition.

Autre échelle, autre miroir : Le crime et La punition

De tout temps, dans toutes les sociétés même les plus primitives comme le rappelle Malinowski, quand il critique la vision idyllique d’un communisme primitif, il a existé des normes, des règles et une répression des écarts à la norme. D’ailleurs, «c’est plus l'hypertrophie que l'absence de lois qui caractérisait la vie primitive »[6]. La façon de punir était certes différente, les mélanésiens ayant eux recours à la magie noire et au suicide :

« Le jeune homme s'était suicidé. Il avait en effet violé les règles de l'exogamie avec sa cousine maternelle, fille de la soeur de sa mère. Ce fait avait été connu et généralement désapprouvé, mais rien ne s'était produit jusqu'au moment où l'amoureux de la jeune fille, se sentant personnellement outragé du fait d'avoir été éconduit, alors qu'il espérait l'épouser, avait conçu l'idée de se venger. Il commença par menacer son rival d'user contre lui de magie noire, mais cette menace étant restée sans effet, il insulta un soir le coupable publiquement, en l'accusant devant toute la communauté d'inceste (…). A cela, il n'y avait qu'un remède, (…) le lendemain matin, ayant revêtu son costume et ses ornements de fête, il grimpa sur un cocotier et, s'adressant à la communauté, il lui fit, à travers le feuillage, ses adieux[7] ».

Se situer dans un contexte ethnologique différent permet de mieux identifier la nature de nos propres pratiques. Ce passage me permet d’introduire le fait qu’il apparaît évident que le Crime ainsi que le mode de Punition sont des faits sociaux au sens ou l’entend Durkheim :

« Ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’ils le veuillent ou non[8]»

D’abord il y a une règle du groupe même si les superstructures pour les faire respecter n’existent pas encore. Ici la règle est l’exogamie, je n’ai pas le droit d’avoir des femmes de mon clan. Ensuite, cette règle, extérieure à l’individu, s’applique à tous et tous la connaissent, elle a le pouvoir de contraindre. C’est l’existence de cette règle, fait social, qui délimite l’existence du crime comme autre fait social, qui conduit à la punition dernier fait social. Mais il est intéressant de voir que la punition a lieu car il y a un plaignant, une victime qui jette l’opprobre sur toute la lignée et pousse ainsi au suicide. La subjectivisation des méfaits du crime par le biais du plaignant est une mécanique quasi nécessaire. Le pouvoir de la règle est ici encore plus fort car la punition s’exécute d’elle-même.

Le passage des sociétés primitives aux sociétés actuelles ne se caractérise donc pas par la création de règles ou l’existence de punition, mais par la sophistication de la punition du fait des changements dans la société. L’augmentation de la taille de la société, la diversification des rapports sociaux économiques en son sein ont baissé le pouvoir naturel de cohésion caractéristique du petit groupe et ont renforcé le rôle de la punition. La punition et le crime sont donc des faits sociaux qui ont acquis en complexité. Ils sont chacun caractérisés par des mécaniques de groupes (banditisme) et des appareils (police, justice, prison) ayant leurs logiques propres.

C’est dans cette perspective fonctionnaliste que nous pouvons analyser la punition des criminels. La punition renforce d’abord la cohésion du groupe par la réaffirmation du groupe et de ses valeurs après un crime qui les a mises à mal et par l’exclusion de personnes qui le menacent. L’objet de « Surveiller et punir » de Foucault est d’analyser finement les changements dans la logique de punir : entre d’une part l’ancien régime et ces supplices et d’autre part la démocratie capitaliste et son système carcérale fondement et finalité d’une société disciplinaire. Que cela soit chez les Mélanésiens, au Moyen âge ou dans l’univers carcéral aujourd’hui, c’est bien la société et le groupe que visent à sauver à la fois de le crime et la punition. C’est ce que nous allons maintenant analyser en détail.

Le crime lui-même joue un rôle de renforcement du groupe. D’abord, il soude le groupe en soumettant l’exclu à la vindicte populaire. C’est ce que montre le film de Fritz Lang, M le Maudit. Toute la ville recherche le tueur d’enfants, même les associations de criminels se mettent au service de la police. Quand il le trouve, quel effroi ! C’est un homme chétif et surtout malade mental qui cherche par ailleurs une rédemption impossible. La guerre du bien contre le mal ou de l’état de droit contre le criminel renforce le groupe. D’ailleurs dans ce contexte là, le criminel est un tueur ou un grand bandit, c’est le criminel des romans policiers, des films de genre. C’est d’ailleurs un criminel fantasmé, car en réalité la plupart des affaires sont des violences conjugales, des vols à la tire, des conduites d’ivresse ou l’usage de stupéfiants…90% des infractions sont finalement sans violence envers la victime[9].

La punition du criminel prolonge ce renforcement du groupe. L’éclat des supplices du Moyen jouait aussi d’autres rôles, il réactive le pouvoir du souverain : c’est « une politique de l’effroi, rendre sensible à tous, sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain[10] ». Mais il y a aussi un rôle inverse cathartique de la punition comme le rappelle encore Foucault : « il y a dans ces exécutions, qui ne devraient montrer que le pouvoir terrorisant du prince, tout un aspect de carnaval où les rôles sont inversés, les puissances bafouées, et les criminels transformés en héros. L’infamie se retourne… ». Ce pouvoir cathartique c’est un peu la liberté retrouvé de ceux d’en bas qui évite une explosion. On retrouve ce phénomène dans le fascinant personnage de Jacques Mesrine, cet ennemi numéro 1, à la fois l’autre par excellence mais en même temps celui qu’on a pas le courage d’être. Le criminel joue un rôle similaire à celui joué par le comique ou le cynique, c’est aussi une soupape.

Mais 90% des infractions sont sans violence envers la victime…ce n’est ni le grand Criminel, ni La punition. La réparation est là sans objet. Quel est donc le rôle de la mécanique de punition pour ses conducteurs en état d’ivresse (3 verres pour une dame âgée), ces sans papiers sans autre nationalité que la France, ce sociologue qui porte un opinel par tradition et refuse de donner ces empruntes digitales car il réfute que c’est un port d’arme (3 cas extraits de la 10ème chambre) ? Il existe évidemment un rôle affiché d’exemplarité de la punition, mais force est de constater vu le taux de récidives, son peu d’efficacité. Tout le monde sait ce qu’il encours d’une conduite en état d’ivresse ou sans permis (au moins quatre des douze affaires de la 10ème chambre)…pourtant cela a finalement peu d’effets. De plus, quand on regarde les audiences, on s’aperçoit surtout qu’on est un criminel sans le savoir: on télécharge des films, on fume des substances illicites, parfois on reprend le volant après 3 ou 4 verres, ou pire on a un jour aidé un sans-papiers…

Pour répondre à cette question, il faut analyser non plus le crime fantasmé mais la mécanique qui produit du criminel et de la punition en permanence. La mécanique de punition ne vise pas alors à punir à un criminel mais bien à le créer. C’est ce renversement quasi copernicien que propose Foucault. D’abord, il y a ces crimes qui n’en sont pas car le criminel ne peut pas ne pas l’être : un malade mental, un sans-papiers qui risque de mourir s’il revient dans son pays, un père de famille qui ne peut plus nourrir sa dernière fille et qui vole car il vient de perdre son travail. Partout, il y a surtout une contingence sociale qui transpire et la punition ne la solutionne pas ; par contre la punition propose une solution, elle fait devenir criminel. Ce devenir permet d’isoler le groupe qui pose problème, le surveiller et de le cantonner à la criminalité.

Au delà les miroirs : des classes sociales[11]

Pour comprendre et analyser finement la place de la punition dans ce contexte, il est nécessaire de ne plus voir le groupe comme une entité homogène dont certains déviants dangereux pour le groupe devraient être exclus. La nature des protagonistes, la nature des crimes et l’ampleur numérique de la population carcérale, indiquent bien que la punition est une arme dans une guerre de classe. Aux USA un adulte sur 100 et un jeune noir sur 9 est en prison[12]. Ce caractère de classe transpire des « Délits flagrants », les trois substituts sont des blancs bien habillés qui parlent évidemment un langage très correct, les prévenus sont souvent noirs, arabes ou visiblement d’origines étrangères, et on ne comprend pas tout de ce qu’ils disent. Différences de couleurs, de langues, voir d’habits, deux classes se font face. C’est moins flagrant dans la 10ème chambre, mais trois prévenus n’ont pas été à l’école, un ne sait ni lire ni écrire. Dans la 10ème chambre, le dialogue de sourd entre le conducteur à qui on a retiré le permis et le juge est l’illustration parfaite à la fois de ce caractère de classe et de cette impossible compréhension : « je travaille, j’ai pas le choix – si vous avez le choix – quoi vendre de la drogue – il y a d’autres métiers vous avez essayer ? – oui j’ai une formation dans la sécurité- j’ai cherché 6 mois, j’ai rien trouvé – oui c’est sûr avec votre profil..». La seule chance du prévenu est parfois d’être de la même classe. L’avocat s’appuie souvent sur le fait que le prévenu à une bonne position, que c’est quelqu’un de respectable, il est médecin ou chercheur. Mais cela ne marche que si le coupable fait profil bas, le sociologue de la 10ème chambre, qui se défend seul et qui s’oppose à l’institution est paradoxalement le seul qui énerve vraiment la juge.

Dans ce cadre, la punition est d’abord l’organisation de la surveillance. On note les délits, cela fera des antécédents pour la prochaine fois : trois fois pris à dealer du cannabis, la quatrième fois c’est de la prison ferme. On regarde le passé, les revenus, on moralise, on enregistre… «Comment vivez vous avec ce train de vie et 1500 euros par mois ». Cette organisation passe par des rites d’interrogatoires, vous êtes qui ? Vous faites quoi ? Vous avez fait quoi ? Le second substitut dans les « Délits flagrants » avec son accent du seizième à couper au couteau et son costume, respecte scrupuleusement le même ordre dans ces questions, une sorte de litanie constamment répétée pour enregistrer et classer. Il y ad’ailleurs une sorte de contradiction entre une volonté classificatrice qui fait réapparaître le social et la permanence d’un discours individualisant le condamné, comme s’il avait toujours le choix.

La punition permet ensuite matériellement de faire rentrer le puni dans la criminalité. Ces trajectoires sont innombrables de jeunes arrêtés pour des faits mineurs, qui petit à petit en prison fréquentent d’autres réseaux, se désocialisent faute de travail, de logement et de famille et deviennent de vrais criminels. La mécanique est imparable, elle vise à faire passer la légitimité du pauvre à une illégitimité de criminel. Il devient autre pour le possédant, mais il devient aussi autre pour le reste des « pauvres ». Cette logique d’exclusion est aussi à l’œuvre avec les sans domicile fixes ou les malades mentaux, ils sont mis hors de notre portée. La prison permet de compartimenter et de mieux cerner cette population exclue dans la prison, mais aussi en dehors car la police connaît le milieu du criminel et le retrouvera. L’organisation collective de la punition permet de mieux contrôler, voir d’utiliser (comme indicateurs) ces criminels, par la création d’un corps du banditisme, qui remplace au passage d’autres corps existants (sociaux, syndicaux, associatifs), eux marquant plus fortement les antagonismes de classes.

La création du criminel et la punition ne sont là qu’un élément d’une société du contrôle, absolument requise au maintien d’une société de classes aux antagonistes insolubles. En effet, on peut dire que c’est à la fois l’ultime contrôle, la décharge de l’échec des autres contrôles manqués, mais aussi la pierre qui maintient l’ensemble de la structure. Expliquons nous. Les autres contrôles sont multiples et a priori bien plus efficaces comme le remarquait Louis Althusser, qui a analysé l’importance de l’idéologie pour expliquer pourquoi chaque matin, chaque citoyen se lève, fait ce qu’il a à faire sans contrôle direct ni du policier ni du juge. Dans ce contexte, l’appareil le plus puissant qui a remplacé l’église est l’école :

« Elle prend les enfants de toutes les classes sociales dès la Maternelle, et dès la Maternelle, avec les nouvelles comme les anciennes méthodes, elle leur inculque, pendant des années, les années où l'enfant est le plus « vulnérable », coincé entre l'appareil d'État famille et l'appareil d'État école, des « savoir-faire » enrobés dans l'idéologie dominante» [13]

Le sujet ici n’est pas d’expliciter comment fonctionne l’idéologie dominante, mais de voir quel est le rôle de la punition du criminel dans ce schéma d’ensemble. D’abord, la condamnation des criminels intervient effectivement quand le reste n’a pas fonctionné. L’enfant a appris à l’école qu’il ne faut pas voler, ses parents lui ont répété, son patron aussi parfois, pourtant à un moment il le fait car soit car il est contraint matériellement[14], soit cela opère justement comme un échappatoire psychologique à cette invisible pression de l’idéologie. Interrogeons cet étrange second cas, le crime parfois est alors le soupir de la créature trop réglée, c’est le vol de la fille des bourgeois, la vente de cannabis par le petit jeune qui n’en a pourtant financièrement pas besoin. On rejoint la fascination pour la rupture décrite dans la première partie face à une histoire trop carrée, trop linéaire, cette volonté de tester les lignes, voir de les franchir. C’est aussi parfois l’absence de sens d’une vie morne, où le seul sens est alors incarné par le crime, pensons à ces couloirs infinis « d’Elephant » de Gus van Sant. La prison est alors l’arrière cours de ces échecs matériels, mais aussi psychologiques de la société de contrôle, mais est elle que cela ?

Non, c’est aussi la pierre angulaire du système. D’abord, matériellement nous l’avons dit elle individualise un groupe hors de la société qui solidarise à la fois la classe dominante mais aussi fait croire aux classes dominés qu’elles ont sur ce point les mêmes intérêts que les dominants. Mais elle joue un rôle idéologique intime. Tous les matins je fais ce qu’il faut que je fasse, mais je sais aussi que si je ne le fais pas, je risque de tomber dans ce groupe. Si je ne travaille plus, si je ne peux pas payer mon loyer, rapidement la justice et la prison me rattrapent. Au moindre écart, l’appareil panoptique décrit par Foucault se rappelle à mon bon souvenir. La punition du criminel n’est alors plus simplement qu’une arrière-cour des échecs, c’est un mur contre nos espoirs. L’univers carcéral et la présence policière matérialisent alors à tout moment le pouvoir de l’état et le pouvoir de ceux d’en haut… Plus qu’une permanence de la surveillance, c’est bien le poids du pouvoir, y compris armée, d’une classe qui constitue la pierre maintenant l’ensemble de l’édifice.

Dialectique et miroir d’un changement d’échelle

Pour étudier la fonction sociale de la punition des criminels, nous avons travaillé en spirale en commençant par les atomes du système, le criminel, la punition, la victime, puis nous avons regardé le groupe par une analyse fonctionnelle. Dans la dernière partie, nous avons décomposé le groupe en ces composantes antagonistes avant de chercher comment l’efficace de la punition pour un groupe passe par une mécanique psychologique au niveau de l’individu.

La question posée et la méthode proposée pour y répondre est emblématique de la difficulté épistémologique propre aux sciences sociales. L’objet de la sociologie est d’étudier des faits sociaux et des groupes sociaux qui ont des propriétés émergentes par rapport aux individus. Il est possible d’abstraire ces groupes et d’essayer de comprendre leurs logiques sans jamais se poser la question de l’individu comme point départ, notre première partie, ou comme point d’arrivé, la fin de notre dernière partie. Notre méthode a ici été d’abstraire des systèmes aux différentes échelles avec un aller retour permanent entre ces deux grandes échelles. Cette démarche a été rendue possible par le dialogue entre l’analyse fonctionnelle (et puis marxiste) et les parcours individuels issus des films de Depardon. Cette méthode nous a permis, il me semble, d’éviter deux ornières : le réductionnisme moléculaire qui seul ne permet pas de comprendre les logiques d’ensemble, et la démarche purement holistique qui méprise d’une certaine manière le point d’application de ces processus sociologiques : les individus. Elle est prostituée, séropositive, toxicomane et voleuse de voiture… mais surtout elle aime et connaît très bien les voitures très puissantes….

Ce faisant, une autre caractéristique du processus dialectique est apparue : les concepts miroirs. Le triptyque criminel, punition, victime est intéressant pour cela. A priori, Crime et Châtiment sont deux objets bien distincts. En fait un parcours sur ces concepts nous démontre combien ils sont miroirs. Le crime crée la punition, mais c’est la punition qui fait que le crime est crime. Je fais parfois un crime pour tester la punition. La punition organise le crime. La punition et le crime, deux facettes d’un même mécanisme d’organisation d’un désordre pour mieux maintenir un ordre. Deux concepts qui n’en font qu’un qu’il nous a fallu décomposer pour mieux recomposer.


[1] Définition de Wikipédia

[2] Surveiller et punir p317

[3] Surveiller et punir p314

[4]surveiller et punir p52

[5] Boris Cyrulnik les vilains petits canards

[6] Bronislaw Malinowski (1933). Moeurs et coutumes des Mélanésiens. P8

[7] Ibid p37

[8] Emile Durkheim. Les Règles de la méthode sociologique ? p4

[9] Les statistiques de la délinquance par Bruno Aubusson, Nacer Lalam, René Padieu, Philippe Zamora in France, portrait social 2002/2003 153p

[10] Surveiller et punir p60

[11] Définition marxiste et non sociologique de la classe. La lutte des classes est définie dans le cadre d’une compréhension dialectique des moteurs de l’évolution des sociétés humaines. Dans ce cadre, la notion de classe sociale ne se définit pas de manière statique comme un groupe homogène existant. Mais c’est un autre sujet.

[12] Plus d'un adulte sur 100 en prison aux Etats-Unis 29 février 2008, Courrier international, par Laurent Thomet

[13] Idéologies et appareils idéologiques d’état. Louis Althusser (1970)

[14] Nous ne revenons pas sur les causes matérielles dont l’évidence traverse déjà le reste de notre texte


Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.