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Billet de blog 14 juin 2023

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Je ne suis pas un robot

Sur l’écran de l’ordinateur, je suis invité à déclarer « je ne suis pas un robot », et si je suis tenu de me présenter comme un sujet bien vivant, capable de réfléchir, la vérification en est faite par la reconnaissance d’une série banale d’images qui viendrait prouver mon acuité visuelle.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand, sur l’écran de l’ordinateur, je suis invité à déclarer « je ne suis pas un robot », j’ai au contraire la certitude d’être traité comme un véritable automate qui doit répondre par « oui » ou par « non ». Et si je suis tenu de me présenter comme un sujet bien vivant, capable de réfléchir, la vérification en est faite par la seule reconnaissance d’une série banale d’images qui viendrait prouver mon acuité visuelle. Curieusement, comme tout un chacun, j’ai pourtant l’impression que si je me trompe, que je distingue quatre voitures au lieu de trois, c’est pour moi, la confirmation que « je ne suis pas un robot ». N'est-ce pas plutôt la preuve de mon erreur qui me permet d’échapper à la robotisation de mes actes ?  

Mais le robot n’est plus ce qu’il était… Le bon vieux robot nous faisait un peu peur parce qu’il nous ressemblait. Aujourd’hui, il pense comme un véritable « penseur de Rodin ». Le futur ne sera plus ce qu’il était avec l’Intelligence artificielle ! Sur Internet, on peut être étonné, voire émerveillé, des usages rapides et efficients de ChatGPT, cet outil de conversation automatisée grâce auquel il est possible d’échanger des informations et des points de vue sur tous les sujets. Qu’il s’agisse d’une recette de cuisine ou d’une question philosophique sur le destin et la mort, la réponse produite immédiatement se présente comme un discours concis et convaincant. Pas l’ombre d’un doute ou d’une interrogation ! L’incertitude est exclue, les mots s’enchaînent pour imposer l’évidence du sens. Ce qui compte, c’est la logique absolue du raisonnement, en somme la succession indubitable des propos tenus. Un discours au kilomètre que ChatGPT produit en figurant la recherche des mots comme s’il était un être humain en train de réfléchir.

Mieux : la construction du discours, ChatGPT la « personnalise » en ayant toujours l’air de l’adresser à la personne même qui pose une question. Le nouveau robot puise ses ressources dans l’abstraction de la pensée et le langage, il hésite d’abord, et brusquement les mots se mettent à danser sur l’écran. Tout devient très clair. Il n’y a que des réponses et des solutions. Plus besoin de se torturer l’esprit, le monde radieux de la connaissance se reflète dans le miroir des affirmations triomphantes.

J’ai demandé à ChatGPT de me construire un poème à la manière d’Henri-Pierre Jeudy. Et voilà en quelques secondes la réponse : « Dans l'éclat des mots qui dansent, je tisse un poème à la façon de Jeudy. Un hommage vibrant à son esprit frémissant. À sa plume folle et érudite, épanouie. Tel un funambule entre les idées, il transcende les frontières de la pensée convenue. Il ouvre les portes du réel à l'inattendu. » Ainsi, les livres mais aussi les discours pourront s’écrire tout seuls en un temps record.

Ce qui nous permettra de rester humain, c’est l’amour de l’erreur. Se laisser porter par l’expectative que provoque l’incertitude, ultime délice de la perplexité. On peut se demander si la rationalité absolue ouvrira elle-même les portes d’un imaginaire dont les manifestations irrationnelles deviendront à leur tour une source de création… Après tout, qui n’a pas rêvé qu’un robot puisse « perdre les pédales » ? Le plus souvent en produisant une catastrophe. L’immédiateté et la vitesse de communication nécessitent l’usage de fragments rhétoriques déjà composés manipulables comme des cartes à jouer. Le discours est pour ainsi dire « déjà là », il suffit que le robot en assemble les constituants. Apprenant à être « déjà parlé », je n’ai plus qu’à redire ce qui est affirmé. Je ne devrais pas me tromper puisque je ne suis, en somme, déjà plus là. Autrement dit, comme dans un scénario d’Hitchcock, je joue le rôle du « personnage absent ».   

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