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Billet de blog 15 avril 2015

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L’impuissance en miroir

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Que le monde soit une illusion procède de son imperfection radicale », dit Jean Baudrillard. On peut considérer que les représentations que nous avons du monde, de la vie, de notre propre existence, sont toutes des illusions qui nous feraient penser que notre rapport à la réalité serait réglé par des constructions mentales constitutives de nos croyances. Ce constat, s’il en est un, ne change guère notre présence au monde. Savoir que nous vivons avec des illusions ne modifie en rien le pouvoir que nous leur accordons. C’est une impression commune dans la vie quotidienne d’être confronté, au rythme des informations du monde entier, à l’idée qu’il se passe beaucoup de choses et qu’il ne se passe rien. Confortée par notre propre impuissance, identique à celle des pouvoirs politiques, cette impression nous contraint à préserver des croyances, plus ou moins militantes, qui nous feraient croire en notre capacité d’intervenir pour ne pas être condamné à l’indifférence. Il en va d’une obligation de croyance pour survivre.

Le pouvoir politique semble avoir perdu toute faculté de créer l’illusion du futur. La perte de croyance en un quelconque projet, l’abandon des promesses énoncées dans un programme électoral confirment combien est anéantie toute dimension utopique qui permettrait de « rêver le futur ». En affichant sa seule volonté de prescription dans une atmosphère pour le moins hystérique de légifération, le pouvoir politique ne semble manifester que sa propre impuissance. Dans son livre « Gouvernez ! », François Cornut-Gentille critique l’abandon d’une exigence de l’intérêt général au profit des lobbies de défense d’intérêts catégoriels qui contraignent les politiques à orienter la loi en faveur de leurs intérêts. En supposant que la loi, comme reflet de la volonté de l’Etat, demeure le seul moyen de l’action publique, « l’inflation législative », entraînant une surabondance des amendements, ne fait qu’entretenir la représentation collective d’une impuissance. Ce qui prévaut au regard public, c’est l’apparence collective d’une indétermination dans la production des décisions et dans le suivi de leur effectuation. Face au monopole de l'imposition des intérêts politiques institués, comment définir ce que peut être l’intérêt général ? Nul n’est dupe du fait que ce sont les intérêts particuliers des lobbies et des mandataires eux-mêmes qui sont universalisés d’une manière nécessairement arbitraire.

L’intérêt général est une illusion nécessaire. Il est une mise en perspective d’une conquête du futur, il ne peut fonctionner publiquement comme un acquis objectif. La « séduction du concret » qui se joue dans l’urgence supprime cette possibilité de projection et amplifie le sentiment d’impuissance. Du coup, l’abstentionnisme n’est pas réductible à une perte d’intérêt à l’égard du politique, il est paradoxalement l’expression active de ce sentiment d’impuissance des citoyens. Bien en-deçà d’une « crise de la représentativité », la délégitimation des élus vient de cette déficience que le citoyen ressent à l’égard de la politique, de la concaténation obligée des actions qu'elle propose et de l’inaccessibilité aux appareils politiques. Du coup, les politiques sont de plus en plus acculés à se « re-légitimer » publiquement en utilisant, bien entendu, tous les artifices d’une « relation intimiste avec le peuple ». Les gouvernants, n’exerçant plus leur rôle d’homme d’Etat, exhibent « leurs manières d’être comme les autres » pour partager en commun leurs motivations comme des choses intimes et nous empêcher de les évaluer à l’aune de leurs actes.

La « mise en scène » du pouvoir semble désormais anachronique. Soumise à un moralisme ambiant, répondant à un devoir de transparence qui permet bien des simagrées, elle joue la carte de la légitimité de proximité pour masquer sa vacuité. Les grands débats de société qui servent de toile de fond à « l’inflation législative » prennent une allure de plus en plus patrimoniale dans la défense des valeurs républicaines. Au lieu d’être des espaces de réflexivité, ils se soutiennent d’un conservatisme qui cache difficilement le sentiment d’impuissance devant un « tout fout le camp ». Le Front National réussit à construire le simulacre de cette « mise en scène » d’un pouvoir conquérant en captant toute l’énergie d’un pot pourri de « résidus idéologiques », et en laissant croire à l’avènement d’une société libérée des hypocrisies du pouvoir politique. Il tente d’inverser l’état de victimisation du corps social en force projective de revendication. Il fait ainsi croire à la cantonade que tout citoyen peut participer au « jeu politique » qui n’est plus réservé aux seuls initiés. Utilisant l’arme du ressentiment collectif, cette fiction d’une réappropriation du « jeu politique » s’offre comme l’illusion d’une victoire sur l’impuissance.

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