Au cours d’un débat, ce n’est pas une prise de position, aussi radicale puisse-t-elle paraître, qui garantit l’exercice de la violence critique. Quand les intellectuels de renom nous expliquent les « pourquoi » et les « comment » de ce qui est en train de se passer, ils énoncent souvent des évidences en leur donnant l’allure souveraine d’une réflexivité qui légitime leur reconnaissance publique. Leurs points de vue s’inscrivent dans la trame de métadiscours qui, bien implantés dans les media, règnent en maître dans l’art d’imposer « un sens qui s’oppose » afin de se distinguer du conventionnalisme des opinions. Mais aux échanges du « pour » et du « contre » le jeu des contraires s’enlise dans la répétition du même. Et la critique vire alors à une injonction incantatoire de principes moraux. Devenant elle-même conventionnelle, elle finit par exténuer toute expression de la contradiction. Quand la croyance en l’engagement critique n’est plus qu’une signature, comme celle d’un tableau de maître, il ne reste plus qu’à se laisser conduire par ceux ou celles qui indiquent le chemin à suivre. L’état d’alerte se résume dans cette sommation : « ne pas faire d’amalgame ». Autrement dit, ne pas tout mélanger, établir des distinctions afin d’y voir clair. L’amalgame qui caractérise la présentation médiatique des évènements serait propice à l’émergence des tendances au totalitarisme. Cette mise en garde contre l’amalgame ne peut cacher l’ironie de son revers : le fonctionnement des media est lui-même soumis au rythme des miscellanées d’événements et d’interprétations.
La conceptualisation de l’analyse sociologique affiche l’illusion de sa singularité grâce à la griffe de sociologues patentés dont la mesure du pouvoir de conviction dépend du nombre de livres vendus. Et ce, pour aboutir le plus souvent à des tautologies : les fantasmes de reconstruction des murs et des barrières pour arrêter les flux d’immigrés viennent de la peur de l’Autre. Les interprétations des faits peuvent toujours tenter de circonscrire ce qui se passe – ce qu’on tient pour la réalité des faits – elles demeurent figées par le clivage entre des croyances traditionnellement ancrées dans un état d’esprit de gauche ou de droite. La critique ne s’exprime alors que dans une « mise en miroir » de telles oppositions. Elle ne peut plus être frontale, elle en est réduite au camouflet dans un criticisme ambiant animé par les « marques des métadiscours » en présence. On s’insurgeait contre la dictature du consensus et de la pensée unitaire, on se retrouve face au trompe-l’œil du sempiternel dualisme gauche/droite. Quelle que soit l’opinion qu’on exprime, on peut être taxé de « bien-pensant » puisqu’il est de plus en plus difficile de se moquer du conformisme d’une manière qui ne soit pas elle-même convenue. Ce ne sont pas les préjugés qui caractérisent le bien-pensant, c’est plutôt son auto-complaisance intellectuelle qui lui garantit l’assurance de sa posture.
La réflexivité est-elle devenue notre pire ennemi ? La relation spéculaire entre les clichés de la gauche et ceux de la droite est d’autant plus pétrifiante que les controverses sur « ce qu’est une position de gauche » ou « ce qu’est une position de droite » augmentent. On aurait pu croire naïvement à un enrichissement des idées, mais ce sont les clichés qui se débrident… et s’amalgament. La réflexivité est prise à son propre piège grâce à la fusion du spéculaire et du spéculatif : plus la relation en miroir s’intensifie, plus elle active la spirale de la spéculation. Et la croyance en l’intelligence de l’interprétation n’est plus un enjeu puisqu’elle s’anéantit dans l’illusion de l’engagement.
La médiatisation de la notoriété intellectuelle consacre le royaume de la réflexivité avec son éventail de parangons de réflexions. L’encadrement public s’accomplit grâce à cette pratique de persuasion (qui n’a plus rien de clandestine) « de ce que nous devons penser ». Chacun est libre de s’approprier les arguments qu’il veut, ceux-ci se présentent comme des produits de consommation pour parler avec les autres, pour échanger des points de vue. Les opinions lancées sur Facebook à chaque instant de la journée, assurant la fonction phatique de la communication, créent l’illusion devenue sur-vitale d’une présence « à ce qui se passe ». Ce qui compte est d’avoir quelque chose à dire pour combattre l’indifférence. Et ce « quelque chose » nous est offert par la propagation des modèles de réflexion qui reviennent chaque jour sur le devant de la scène publique. On pourrait se dire que c’est préférable à tout usage prescriptif de l’information, mais dans quelle mesure le fonctionnement spéculaire de la transmission n’est-il pas identique ?