La ville du futur n’est-elle pas préfigurée par la campagne d’aujourd’hui ? Il n’est pas inconvenant d’imaginer que le principe du confinement soit devenu la source d’un modèle de vie. Telle une utopie de l’autarcie en trompe l’œil puisque celle-ci n’est définie que par le système économique qui en distribue les règles. Ne plus sortir de chez soi pour aller acheter des provisions ou pour se préparer à manger s’est imposé comme le signe dominant du bonheur de vivre. Dans la ville du futur, c’est le frigidaire lui-même qui est d’ailleurs programmé pour établir les menus quotidiens et assurer l’ordre des approvisionnements. Mieux, les potagers au sommet des immeubles offrent les éléments vitaux pour une bio-éco-existence et limitent les effets de la pollution dans l’air. C’est donc à partir de chez soi que le nouveau monde peut être construit et que la planète sera sauvée des risques de son déclin.
Ce repli sur le territoire privé, sur « notre chez soi », toujours connecté, change les représentations, si elles existent encore, de la vie publique, en imposant une immatérialité des échanges, lesquels ne sont plus que des « effets de commutation ». A de telles fins, il faut apprendre à s’enfermer tout en préservant des lieux de convivialité où les échanges de type « corporels » pourront s’accomplir. La communication par les réseaux sociaux n’empêche pas de « se retrouver ensemble » grâce, essentiellement, à des événements culturels. L’apologie du « vivre ensemble » implique l’obligation de la fête comme point de mire du collectif. Ainsi l’espace public perd-il son aspect « universel » pour devenir une portion spatiale déterminée par sa fonction.
L’œil de Big Brother est une métaphore de l’omni-surveillance… La propagation du contrôle, à la campagne, s’accomplit inéluctablement, sans doute confortée par la pandémie. Le port du masque, aussi légitime soit-il pour assurer la protection sanitaire des uns et des autres, a créé des mécanismes gestuels de méfiance qui amplifient les représentations quotidiennes de l’insécurité. Comment la spontanéité naturelle de la confiance retrouvera-t-elle sa place dans les relations humaines ? Cette légitimation de la surveillance, offerte par la peur de la circulation d’un virus, banalise l’appel à la vigilance civique avec son œil presque terrifiant qui orne l’entrée des villages pour dissuader les « étrangers » de commettre des actes d’incivilité. Depuis longtemps, au dépôt des poubelles de mon village, il est écrit sur un panneau : « Réserver aux gens du village, sous peine de poursuite, caméra de surveillance ». Même si elle n’existe pas, cette caméra est devenue l’arme habituelle de dissuasion. Rien que la désignation de sa présence doit « faire peur »…
Maintenant, des caméras de surveillance ont été placées aux entrées du village, elles balaient un champ de vision qu’il semble difficile à définir. Mais elles sont bien là et captent toute intrusion possible. Les engins agricoles, les véhicules, les motocyclettes… continuent d’aller et venir comme si rien n’avait changé ni ne pouvait changer. La surveillance quand elle devient trop ostentatoire engendre un état de morbidité sociale et sur un territoire qui ne cesse de se dépeupler, l’atmosphère de la vie communautaire peut alors sombrer dans un désarroi implicite. L’hospitalité suppose au contraire une certaine élégance du comportement humain au lieu de vouloir conjurer la peur que provoque l’insécurité par une méfiance ostensible. Au nom de la protection, ce qui hante la société contemporaine, c’est un désir sournois de délation qui risque de mettre en péril la puissance fondatrice des rapports humains.
Dans l’enceinte même d’un village, la présence d’un étranger n’est-elle pas prise par avance comme un signe d’intrusion ? L’hospitalité demeure le souvenir d’une autre époque ! Aujourd’hui les habitants d’une bourgade, entraînés à se surveiller eux-mêmes, n’hésitent plus à avoir recours à la délation, en gardant l’œil toujours ouvert sur tout ce qui se passe, surtout quand il ne se passe rien.
Comme les valeurs qui régissent la société s’avèrent de plus en plus moribondes, comme l’espoir partagé d’un changement structurel de la société n’est pas pour demain, il est difficile de ne pas s’en remettre à la surveillance accrue. Les cancans, ces bavardages médisants, ont toujours été de mise dans un village, ils étaient même à l’origine de certaines rumeurs, aujourd’hui le commérage, animé par la « vigilance civique » redevient-il, comme à l’époque de l’occupation allemande, une invitation à la délation ? Pour faire croire en la qualité des rapports humains, chacun serait destiné à « être un vigile ». Et pour rendre honorable une telle pratique, on lui donne le nom de « vigilance citoyenne ».