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Billet de blog 30 août 2014

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Brachay, une commémoration in vivo

Roulant à bicyclette sur la route d’une étroite vallée, peu avant un village qui comptait à l’époque une centaine d’habitants, j’ai vu une pancarte en bois annonçant « dimanche 26 août Strip-tease en soirée ». Je suis entré dans le café que je connaissais.  Il était tenu par une femme qui avait vécu à New-York et qui s’était réfugiée là quand son mari est mort.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Roulant à bicyclette sur la route d’une étroite vallée, peu avant un village qui comptait à l’époque une centaine d’habitants, j’ai vu une pancarte en bois annonçant « dimanche 26 août Strip-tease en soirée ». Je suis entré dans le café que je connaissais.  Il était tenu par une femme qui avait vécu à New-York et qui s’était réfugiée là quand son mari est mort. Son chignon assez haut, impeccable, lui donnait une fière allure. On traversait d’abord une grange avant de pénétrer dans la cuisine. Ce jour-là, deux vieillards jouaient au jeu de « l’année dernière à Marienbad », avec des allumettes. C’était plutôt inattendu de voir des gens de la campagne  pratiquer un jeu qui semble bien plus élégant que la belotte. Assises sur la pierre d’évier, deux adolescentes s’amusaient, elles aussi, à un jeu peu habituel. Elles tenaient chacune un bol dans leurs mains qu’elles faisaient tourner afin que la pièce de vingt centimes demeure sur le bord sans tomber au fond. Elles appelaient ce jeu « le mur de la mort ». Près d’un montant de la cheminée, des cartes postales étaient punaisées et parmi des paysages du monde entier, trônait un portrait de Che Guevara. La tenancière me fit passer dans la pièce de derrière, une salle à manger avec un mobilier Henri II. Sur la tapisserie à fleurs, des gravures de poilus, dans leurs cadres gris, ornaient les murs.

Ce village de Brachay, désormais connu pour être devenu un lieu de pèlerinage du parti du Front National, a failli brûler tout entier à cause des expériences menées par Philippe Lebon, l’inventeur du gaz d’éclairage. Les scènes de sa vie ont été représentées dans le journal Spirou par le célèbre Oncle Paul qui savait, en quelques pages raconter en images l’histoire des héros. Sur la façade d’une maison, une plaque commémorative nous déclare : « Dans cette maison est né Philippe Lebon le 27 mai 1767, inventeur du gaz d’éclairage » et sur celle d’une demeure mitoyenne, une autre plaque nous rappelle : « Maison de l’inventeur-ingénieur Philippe Lebon. Il y est né ici le 29 mai 1767 et non ailleurs. » L’idée d’éclairer l’espace public pour la sécurité des citadins serait-elle née à Brachay ?

Avec plus de 70 % de suffrage exprimé pour sa personne, Marine Le Pen peut faire du village un lieu emblématique du Front National : l’ex-New-Yorkaise qui avait une carte postale du Che dans la cuisine de son café est décédée depuis plusieurs années. Dans le département de la Haute-Marne qui ne cesse de se dépeupler, le leitmotiv des oubliés fait florès. Le mécanisme mental collectif est simple : l’enjeu est d’entretenir un espoir désespéré par le pouvoir d’un rituel. Le mémorial du général de Gaulle à quinze kilomètres, c’est pour le passé, la commémoration de l’avenir, c’est Brachay avec Marine Le Pen soutenue en arrière garde par la présence de Jeanne d’Arc dont le père est né « dans le coin ». Le tour de force est de faire de la déréliction du lieu un symbole contre offensif de la dérision actuelle des politiques. Si la mise en scène est d’une banalité déconcertante et se prête à la risée, elle tire justement sa puissance du « presque rien » qui la constitue. Ce que cette ébauche de rituel met en valeur, c’est la conquête d’un renouveau à partir de ce « presque rien ». Joli trompe-l’œil cérémonial : la figure du déclin est inversée en promesse d’un « autre » avenir. Le rituel redonne au lieu sa naturalisation, laquelle prend un sens d’autant plus fort que règne la globalisation. 

Comme il est devenu habituel d’entretenir les images quotidiennes de la morosité ambiante, déplorer l’état maladif de la société est aussi conventionnel que de parler du temps détraqué. Afin de montrer la hargne qui s’exprime dans le sentiment polymorphe de l’insécurité, les medias s’intéressent aussi à ce village de la France « tranquille » où le Front National a réussi un score décrété mirobolant. Les « oubliés » sont pris pour des révélateurs de la déchéance des relations sociales. Un habitant de Brachay finira par dire : « je vote Marine Le Pen parce qu’on en a marre des autres ». Dans le village où personne ne voit des immigrés, n’est victime de la moindre agression, l’Autre serait tout bonnement devenu insupportable. Sans doute est-ce un redoutable poncif que de croire en la règle absolue du bouc émissaire qui permet à une communauté de resserrer ses liens. La vie communautaire peut en mourir. Les gens en arrivent à ce point de non retour parce que leur village est lui-même surmédiatisé. La focalisation médiatique sur le pire, grâce à l’effet immédiat de la stigmatisation, permet de conforter le tableau d’une tragédie sociale qui n’aurait pour horizon que l’auto-incarcération – le meilleur moyen d’éviter l’Autre -. La déréliction du village devient l’emblème de tous les « oubliés ». Avec l’hystérie de l’insécurité, l’auto-persuasion collective ne se nourrit plus de la peur de l’Autre mais du désir devenu trop avouable de sa suppression.

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