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Billet de blog 1 décembre 2016

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Les grandes entreprises multinationales et les choix sociaux

Le XXIème siècle verra les grandes entreprises multinationales jouer un rôle de plus en plus dominant dans l’économie mondiale. Ainsi, avec l’économie numérique, certaines firmes ont su se créer un monopole technologique. Ce seront les empires de notre siècle, avec leurs seigneurs et leurs serfs, qui auront autant, sinon plus de pouvoir sur la vie des génération future que les Etats.

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Ces firmes, nous les voyons aujourd’hui grossir sous nos yeux, prendre de plus en plus d’importance. Elles peuvent facilement lever des capitaux : en ces temps  de liquidités abondantes, il leur suffit de convaincre quelques banquiers et financiers qui leur ouvrent des lignes de crédit quasi-illimités ; elles peuvent ainsi être à l’affut des progrès techniques, acheter à prix d’or les brevets innovants ou censés l’être,  augmenter de façon irréversible leur influence grâce à aux effets d’économie d’échelle et de réseau : le client préfère utiliser un logiciel qui a déjà beaucoup d’applications et d’utilisateurs qu’un nouveau logiciel. Il est important d’être le premier à développer un produit, d’où leur frénésie d’innovation.

C’est  Amazon, qui conquiert des positions dominantes dans la diffusion de livres, de DVD, de CD, d’objets culturels, qui utilise ces positions pour se développer dans d’autres secteurs,  qui cherche, par des innovations techniques (la commande en un click) à enfermer le client dans un univers Amazon. Mais, le commerce local disparaît,  le libraire compétent est remplacée par un manutentionnaire, beaucoup moins bien rémunéré. Amazon, devenu acheteur dominant, va pouvoir imposer ses prix à ses fournisseurs, au détriment des éditeurs ou des auteurs/artistes.  Surtout Amazon va pouvoir favoriser tel ou tel produit culturel, refuser de vendre celui-ci ou du moins décourager ses achats. Une entreprise multinationale opaque va progressivement prendre le contrôle de l’univers culturel.

C’est Google qui peut choisir les sites vers lequel elle oriente les demandes des utilisateurs, qui peut promouvoir les sites qui lui versent des redevances, qui met en vente des mots-clefs, qui  détourne les recettes publicitaires à son profit au détriment des fournisseurs de contenu. C’est Google qui ne respecte guère les règles de respect de la vie privée, qui au contraire recueille le maximum d’informations sur ces clients, pour les revendre à des publicitaires. C’est à Google que maintenant  le gouvernement français veut sous-traiter les subventions à la presse écrite.

C’est Facebook qui peut choisir et orienter les informations qu’elle diffuse, sans qu’aucun contrôle ne soit possible, qui peut maintenant lancer des mouvements d’opinion.  C’est Apple qui peut choisir les logiciels et les applications qu’elle propose à ses clients, qui organise l’obsolescence accélérée de ses produits. C’est Booking.com qui impose des commissions importantes aux hôtels qu’elle référence, quitte à leur demander de payer encore plus s’ils veulent être mieux référencés, avoir des notes favorables.

C’est dans le domaine de la culture et de la communication que le risque est sans doute le plus fort. Ces domaines ne peuvent vivre aujourd’hui que par les subventions publiques, la publicité ou le mécénat, ce qui donne un pouvoir exorbitant aux chefs d’entreprises sur la presse, la télévision, la radio, avec des risques pour la diversité culturelle comme pour la liberté d’expression. De plus en plus, les recettes publicitaires vont aux grandes entreprises numériques, de sorte que la possibilité (déjà fragile) de faire vivre une presse indépendante disparait.

Ces firmes (Google, Amazon, Apple, Starbucks) se caractérisent aussi par des stratégies d’optimisation fiscale qui leurs permettent de localiser leurs profits dans des paradis fiscaux, donc de payer peu d’impôts, ce qui leur donne un avantage injustifié par rapport aux entreprises nationales. Cela leur permet aussi d’accumuler des masses énormes de profits, qu’ils peuvent utiliser pour  investir de nouveaux domaines.

Certes, ces entreprises apportent un plus aux clients, mais ce plus, ils le font payer et surtout ils acquièrent progressivement un pouvoir incontrôlable. Faut-il accepter ce pouvoir grandissant ? Ces entreprises deviennent plus riches que les Etats. Elles n’ont pas les contraintes juridiques ou démocratiques des Etats. Elles peuvent mettre en place un lobbying puissant. Leur fonctionnement repose sur un esprit d’entreprise, une idéologie spécifique qui n’est pas contestable de l’intérieur de l’entreprise. L’objectif est la croissance de l’entreprise, sa capacité à dégager du profit, à maitriser son environnement, à être autonome des Etats, des clients et des fournisseurs, mais ce qui souvent ne correspond en rien à des objectifs socialement acceptables.

Le risque est grand que les Grandes entreprises deviennent trop puissantes pour être remises en cause et que ce soient elles qui de façon opaques et non-démocratiques orientent l’évolution de l’économie. Ainsi, demain, ce sera sans doute Google qui financera la recherche scientifique, en particulier la recherche médicale, avec des risques importants de dérives.

Ne faudrait-il pas que les Etats imposent à ces grandes entreprises de nouvelles règles de fonctionnement, socialement décidées et contrôlées, par exemple en mettant en place des comités représentant toutes les parties prenantes (usagers, fournisseurs, salariés) ? Qu’ils leur imposent des règles de bonne conduite en matière de fiscalité, de conditions de travail et de salaires, d’exigences environnementales, mais aussi de neutralité, de non-intervention dans les contenus, de respect du droit à la vie privée, à l’oubli, etc. ?   Ne faudrait-il pas aussi se poser la question de la nationalisation ou de la collectivisation quand ces entreprises acquièrent un pouvoir trop important ?

Prenons des exemples dans d’autres secteurs. Dans l’industrie, par exemple, les grandes entreprises font des choix technologiques non maitrisés socialement. Ainsi, certains constructeurs automobiles choisissent  de fausser les tests de pollution plutôt que de proposer des voitures propres un peu plus chères ; ainsi, l’industrie agro-alimentaire propose des produits de mauvaise qualité, surchargés de sel, de sucre, de colorants, d’additifs chimiques. Ainsi, l’objectif de la plupart des firmes est de développer leurs chiffres d’affaires, donc en imposant aux clients le besoin de produits couteux, sans tenir compte des contraintes écologiques. Ainsi, des grandes banques  ont choisi de développer des activités spéculatives, de forte rentabilité apparente de court terme, mais sans la moindre utilité sociale.

Nos sociétés vivent ainsi sous le règne de l’innovation, de la volatilité des goûts. C’est le règne de la consommation ostentatoire et des besoins impulsés par la publicité. La concurrence entre entreprises induit des gagnants et des perdants (Apple versus Nokia). Cette dictature du consommateur-Roi-esclave induit une forte volatilité qui se répercute sur les producteurs et sur les salariés, qui brise le modèle de la grande entreprise pérenne, qui pratiquait une gestion sociale de sa main d’œuvre. Le développement du précariat, de la sous-traitance contribue  à mettre en danger la cohésion sociale.

Les services de santé, d’éducation, de culture, de soins aux personnes âgées  ou dépendances vont prendre un rôle croissant dans l’avenir. Ce sont aujourd’hui en quasi-totalité des services publics, des secteurs où les gains de productivité sont faibles, des secteurs qui devraient être plus ou moins disponibles à tous, où les préoccupations marchandes devraient être secondaires,  des secteurs donc où le public fournit souvent des prestations plus satisfaisantes, plus égalitaires et moins couteuses que le privé.

En même temps, leur croissance est limitée par la contrainte financière qui pèse sur les finances publiques. Ces secteurs représentent des champs de profit que les capitalistes aimeraient conquérir. Ces secteurs vont-ils devenir de plus en plus envahis par le capitalisme, on le voit déjà en matière de santé ou d’éducation ? ou vont-ils rester publics ?

Ceci pose aussi  la question de l’avenir du compromis qu’a représenté le modèle social mixte d’après la seconde guerre mondiale, que l’on peut nommer l’Etat-providence, l’Etat-social, le modèle social européen. La stratégie des « réformes structurelles » visent, d’une façon ou d’une autre, à remettre ce compromis en cause en réduisant le poids de l’Etat, le droit du travail, la régulation, les dépenses publiques et la fiscalité. En sens inverse, la transition écologique, la lutte contre le creusement des inégalités, le vieillissement de la population, le besoin de dépenses de santé, etc. rendent nécessaire plus d’interventions publiques sous forme de pilotage de l’économie comme de transferts sociaux ou de dépenses publiques, de sorte que les « réformes structurelles » vont dans le mauvais sens.  

Face aux grandes entreprises multinationales, la société  doit se battre pour conserver ou retrouver la possibilité de choix sociaux. 

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