L’économie est-elle une science sociale, comme les autres[1] ? Une grande partie des économistes répondraient Non. Pour eux, l’économie est une science dure, qui a découvert des vérités universelles. Elle analyse « comment allouer au mieux des ressources rares » et a découvert qu’il existe une façon optimale de faire cette répartition qui est l’économie de marché, telle que nous la connaissons dans les pays avancés capitalistes. Leur mot d’ordre c’est : TINA, there is no alternative (selon l’expression de Margaret Thatcher).
Ainsi, les économistes peuvent-ils grossièrement être divisés en deux camps, ceux qui participent de ce que nous nommerons la pensée dominante, la pensée mainstream ou la pensée unique, et ceux qu’il est convenu de nommer les économistes hétérodoxes, qui estiment que l’économie est foncièrement une science sociale, qu’il existe des façons différentes d’organiser l’économie et la société.
Des économistes de la pensée dominante
Foncièrement, les économistes dominants sont libéraux ; ils pensent que l’analyse économique doit partir des comportements des individus, tous mis sur le même plan, de leur fonction d’utilité posée comme donnée a priori. Ils pensent que la situation optimale est atteinte en laissant fonctionner les marchés. Tout ce qui interfère avec le libre jeu des marchés est nuisible : le salaire minimum, les prestations chômage, le syndicalisme sont responsables du chômage ; le blocage des loyers et les prestations logement sont responsables de la crise du logement ; les impôts et la protection sociale découragent les individus de travailler, etc. De sorte que, comme le disait Ronald Reagan, « l’État n’est pas la solution, c’est le problème ».
Cependant, la frontière n’est pas toujours nette, elle est mouvante. Les plus lucides des économistes de la pensée dominante se rendent compte que la démonstration de l’optimalité de l’équilibre de marché souffre de nombreux défauts : elle oublie qu’il existe des monopoles, qui abusent de leur domination du marché ; qu’il existe des dissymétries d’information, de sorte que l’État doit imposer des normes ; que le jeu du marché et la distribution initiale des ressources aboutissent à des inégalités de revenus inacceptables ; que le jeu des marchés, laissés à eux-mêmes, provoque des poussées spéculatives et des crises économiques, surtout que les marchés ne prend pas en compte les dégâts infligés à la nature. Que l’équilibre concurrentiel soit théoriquement un équilibre optimal ne signifie pas qu’il soit souhaitable. De sorte que certains peuvent se rapprocher des hétérodoxes. C’est, par exemple, le cas de Joseph Stiglitz ou de Paul Krugman.
Le libéralisme a évolué ; certains des économistes de la pensée dominante, en particulier ceux employés ou subventionnés par les entreprises, sont devenus des partisans du néobéralisme. Ils reconnaissent que le marché a besoin de l’État pour fonctionner, c’est l’économie sociale de marché ; mais, ils considèrent que l’État doit avant tout être au service des entreprises. Ainsi, la France, comme aucun pays, ne peut se singulariser ; elle doit accepter les règles du jeu de l’économie mondialisée, être la plus attractive possible, garantir un taux de profit élevé aux grandes entreprises, ne pas trop taxer les riches, qui sinon s’exileraient dans des pays moins taxant.
Ainsi, ces économistes rejoignent le discours du Medef : ce sont les chefs d’entreprises qui créent de l’emploi, ce sont eux les agents économiques moteurs, efficaces, productifs, eux qui créent de l’emploi. Ils devraient avoir plus de poids dans les décisions publiques. L’État doit être géré comme les entreprises, ce qui justifie le recours à des sociétés de conseil privées.
Par ailleurs, les entreprises savent mieux faire. L’État doit progressivement s’effacer, se limiter aux secteurs régaliens et remettre le reste aux entreprises. C’est le mouvement en cours dans les autoroutes, l’eau, les crèches et les EHPAD, les cliniques privées, l’enseignement, les partenariats public-privé (PPP) …
Ainsi, ces économistes propagent la théorie du ruissellement : réduire les impôts des riches les incitent à travailler et à investir plus, ce qui profite finalement aux classes populaires. Au contraire, augmenter les bas salaires et les prestations sociales réduit l’emploi et les incitations à s’améliorer ce qui nuit finalement aux plus pauvres.
Ces économistes défendent l’économie de l’offre, il n’y a pas de problème de demande, il faut impulser l’offre en réduisant les impôts sur les entreprises et les personnes les plus efficaces, il faut avant tout améliorer l’éducation ; les bas salaires s’expliquent par la faible productivité des non-qualifiés ; ce qui compte, c’est l’égalité des chances, pas l’égalité des situations. En somme, les riches méritent leur situation, les pauvres la leur.
Ainsi, Philippe Aghion, Gilbert Cette et Daniel Cohen ont-ils publié « Changer de modèle », en 2014, qui préfigure le macronisme. La France doit se caler sur le modèle anglo-saxon, moins de droits pour les salariés, moins d’impôts sur les riches et les entreprises, moins de protection sociale, moins de régulation. Ils plaident pour les innovations, qui nécessitent le maintien, et même la hausse des inégalités de revenus, sans jamais s’interroger sur la nature de ces innovations : incitation au gaspillage, à la consommation ostentatoire ou progrès technologique permettant de satisfaire des besoins fondamentaux sans dégâts écologiques.
Ainsi, participent-ils à la campagne ; « nous dépensons trop, nous avons une dette énorme, il faut la faire baisser, on ne peut pas augmenter les impôts, il faut baisser les dépenses publiques », ceci en oubliant que les gouvernements Macron avec près de 75 milliards d’euros de baisses d’impôts plus 10 milliards pour la promotion de l’apprentissage des BAC +3, sont directement responsables du creusement du déficit, qui témoigne surtout de la faillite de la théorie du ruissellement.
En même temps, le néoliberalisme est une impasse : peut-on faire baisser les salaires français au niveau bulgare ou chinois ? La victoire du capital sur le travail à l’échelle mondiale se traduit par des profits élevés, la faiblesse de la consommation qui oblige à maintenir des taux d’intérêt très faibles, à avoir de forts déficits publics, avec des crises de la dette et des bulles financières qui gonflent puis explosent.
Le néo-libéralisme a été affaibli mais pas abattu par la crise financière de 2008, qui a montré que les marchés financiers n’étaient pas efficients, que les mathématiques financières reposaient sur du vent, qui a questionné la pertinence des spécialistes à la Tirole qui n’avaient rien vu venir.
Alors que jadis, il y avait une certaine spécificité de la France en matière de théorie économique, avec les régulationnistes (Robert Boyer, Michel Aglietta, Bernard Billaudot), des institutionnalistes (Gérard de Bernis, Perroux), les keynésiens de la théorie du déséquilibre (Edmond Malinvaud, Jean-Pascal Bénassy), les marxistes (la théorie du CME, Charles Bettelheim, Bernard Friot) et les circuitistes[2] (Alain Parguez, Bernard Schmitt). Au contraire, les économistes français contemporains du courant dominant se calent sur les normes américaines, en envoyant les meilleurs jeunes économistes faire leur thèse aux États-Unis. L’originalité française a disparu.
Des économistes hétérodoxes
Les économistes hétérodoxes ont en commun de considérer que l’économie est socialement organisée, que c’est le fonctionnement global de l’économie qu’il faut analyser. Ils se partagent cependant en plusieurs catégories.
Les marxistes mettent en évidence la division de la société entre les capitalistes, propriétaires des moyens de production, et les salariés, contraints de vendre leur force de travail et obligatoirement exploités. Ils montrent que le capitalisme souffre de fortes contradictions ; la pression sur les salaires crée une insuffisance de demande ; à chaque période, les masses de capitaux accumulés doit pouvoir trouver de nouvelles sources de profit, ce qui est de plus en plus difficile, c’est la baisse tendancielle du taux de profit. Les marxistes reconnaissent le double rôle de l’État, à la fois instrument des capitalistes et organisateur de la société, qui doit tenir compte du vote démocratique. L’État est à la fois l’État capitaliste et l’État social. En même temps, l’existence d’une couche importante de salariés à hauts salaires, d’indépendants, de rentiers complexifie la situation, des couches importantes de la population bénéficient du capitalisme.
Les régulationnistes/institutionnalistes considèrent qu’il existe plusieurs formes de fonctionnement de l’économie et plusieurs types de capitalisme, le capitalisme productif, le capitalisme fordiste, le capitalisme mixte à l’européenne, le capitalisme étatique à la chinoise, le capitalisme financier. Ils étudient les modes de régulation, les crises spécifiques à chacun de ces types de capitalisme et leurs évolutions.
Les écologistes mettent à juste titre l’accent sur les risques que la poursuite effrénée de la croissance induite par le capitalisme fait peser sur l’humanité, avec la hausse de la température et la perte de la biodiversité. Avec cynisme, nous pouvons dire que le péril écologique est un nouvel argument contre le libéralisme. Face au péril écologique, Il y a trois façons de réagir : ne rien faire en faisant confiance au marché et au progrès technologique ; augmenter le prix des émissions de gaz à effet de serre, c’est la réponse libérale, sachant que cette hausse de prix pèsera en priorité sur les plus pauvres et que les néolibéraux s’opposent à toute mesure qui nuirait à la compétitivité des entreprises ; mettre en place une planification écologique pour réorienter la consommation et la production, pour passer à une économie sobre solidaire, socialiste. Les contraintes écologiques amènent à se prononcer pour une certaine forme de décroissance, en tout cas de la consommation matérielle, avec une certaine contradiction à gérer, entre la hausse du pouvoir d’achat des classes populaires, le plein emploi et les contraintes écologiques.
Cependant, selon l’INSEE, en 2023, en France, 13,1% de la population souffrent de privation matérielle et sociale. Malgré la hausse du niveau de vie moyen de la population (7,8 % par personne depuis 2013), le taux de privation a augmenté de 11,7% en 2013 à 13,1% en 2023, en raison de la hausse des dépenses incompressibles (loyer, énergie, abonnements, ...), de la stagnation des prestations d’assistance. La croissance en soi ne réduit pas la pauvreté.
Les « keynésiens/ défendeurs de l’État social » sont des personnes naïves. Ils se donnent comme tâche de défendre les objectifs immédiats de lutte des forces progressives, comme la hausse des salaires, la baisse du temps de travail, la hausse des dépenses publiques et sociales, objectifs de court-moyen terme qui acceptent obligatoirement le capitalisme tel qu’il est. Cela les amène à soutenir que des réformes progressistes (comme la hausse des salaires) vont dans le bon sens pour le fonctionnement du capitalisme lui-même. Ils doivent prétendre qu’une hausse des salaires augmentera l’emploi et permettra au capitalisme de mieux fonctionner. Ils doivent imaginer un capitaliste, modéré, viable et préférable à l’actuel capitalisme financier mondialisé. Hyman Minsky a monté que le capitalisme financiarisé traverse obligatoirement des périodes d’optimisme excessif, de boom financier, qui se terminent par des crises financières et des périodes de dépression profonde, de sorte qu’une politique budgétaire active et une stricte régulation financière sont nécessaires. Peut-on sauver le capitalisme ainsi ?
Les sociaux-fiscalistes à la Thomas Piketty dénoncent la croissance des inégalités de revenu et plaident pour une forte fiscalité redistributive. Mais celle-ci ne remettrait pas en cause le pouvoir des capitalistes d’orienter l’évolution économique.
Les marxistes au contraire, sont révolutionnaires et disent clairement : il n’existe pas de capitalisme bien domestiqué ; le capitalisme est incompatible avec la satisfaction des aspirations des salariés. Dans le capitalisme actuel, une hausse de salaires provoque une baisse de l’emploi (car les capitalistes peuvent aller produire à l’étranger ou substituer du capital au travail). A court terme, le chômage augmente. Cela dégrade le rapport de force en défaveur des salariés et permet aux capitalistes de reprendre les hausses de salaires que les travailleurs avaient arrachées. De même, les pays qui offrent plus de dépenses sociales, comme un niveau de vie des retraités équivalent à celui des actifs, la couverture maladie universelle, des prestations chômage élevées, de fortes prestations familiales qui sortent tous les enfants de la pauvreté, un revenu minimum garanti, doivent le payer par des cotisations sociales élevées qui nuisent à la compétitivité et de forts impôts qui incitent le plus riches à s’installer ailleurs. C’est la révolution ou l’acceptation du capitalisme financiarisé. Il n’y a plus de capitalisme acceptable.
Faut-il ajouter qu'il existe des "fous" ou des "illusionnistes", aux idées originales, mais absurdes. Par exemple, ceux qui croient que la Banque centrale pourrait financer sans limite les dépenses publiques à taux nul, qu'elle pourrait annuler les titres publics qu'elle détient ; ceux qui croient qye chacun pourrait choisir librement son travail et être payé selon ses "compétences" ; ceux qui croient en la TVA sociale qui ferait financer notre protection sociale par les étrangers..
Le champ des économistes français en 2024
Les activités des économistes se partagent en des activités académiques (enseignement, recherches théoriques ou empiriques), des activités d’expertise technique (prévoir l’évolution économique, analyser l’impact des décisions de politiques économiques) et des activités idéologiques (élaborer et diffuser des idéologies de groupes sociaux, intervenir dans la presse ou les réseaux sociaux, faire du lobbying).
En ce qui concerne les médias strictement économiques, Si Alternatives économiques est de gauche (Pour L’éco, lancé pour le concurrencer, a été un fiasco), LCI est aux mains de Martin Bouygues, CNews (et Europe 1) de Vincent Bolloré, BFM naguère de Patrick Drahi, bientôt de Rodolphe Saadé, L’Opinion est ouvertement libéral et pro-business, Les Échos est possédé par Bernard Arnault. Cela influence le choix de leurs éditorialistes (Nicolas Doze, Nicolas Bouzou et autres Pascal Perri) chroniqueurs et invités. Mais aussi que penser d’une chaine publique comme France Inter qui privilégie Dominique Seux ?
-Les économistes d’entreprises et de banques ont essentiellement des activités d’expertise (analyser les évolutions économiques, prévoir les taux d’intérêt et les taux de change) ; ils se doivent aussi de défendre les intérêts du patronat (pas de hausse d’impôts, pas de nouvelles régulations, moins de droits du travail), ce dont ils sont sans doute honnêtement convaincus.
- les économistes institutionnels (Direction générale du Trésor, Banque de France, Banque centrale européenne, Commission européenne, OCDE) doivent défendre le point de vue de leur organisme, ce qui doit être parfois difficile. Un économiste travaillant à la Banque de France peut découvrir qu’il n’y a pas de lien entre la masse monétaire et l’inflation, un économiste travaillant à la Commission européenne que les règles budgétaires sont stupides. Mais ils n’ont pas le droit de le dire. Ils peuvent parler librement à condition de rester dans la ligne de leur institution.
- Les organismes indépendants, les think tanks, les boites à idée ne sont pas sur un pied d’égalité. A droite : l’Institut Montaigne, le Cercle des Économistes, Rexecode, l’IFRAP sont fortement soutenus par des financements des grandes entreprises. C’est aussi le cas de Terra Nova, mais ce n’est pas le cas à gauche (sauf pour l’Institut Veblen, bizarrement fiancé par une fondation suisse, qui s’est spécialisé dans des propositions originales sur la politique monétaire).
Sur ce plan, le Medef est offensif. Ainsi Patrick Martin déclare : « En fait de rationalité, j’ai décidé de construire un front économique. Sur la base de travaux menés par des chefs d’entreprise, des économistes indépendants, des think tanks, nous produirons dans les prochains mois un corps de doctrine, une vision étayée et globale de ce qu’est la réalité du monde ; de ce qu’apporte l’économie de marché à la prospérité générale, bref, de ce dont nous avons besoin. Nous nous mettons en ordre de bataille, en vue des prochaines échéances électorales, afin de défendre nos convictions d’influencer la décision publique ».
Il existe quelques instituts universitaires financés par l’État, qui interviennent dans le débat public, avec un objectif de neutralité : l’OFCE, l’IPP.
La CAE publie des rapports pour aider le gouvernement. C’est généralement un temple de la pensée technocratique. Ainsi, son dernier rapport explique que réduire de 112 milliards en 7 ans le déficit public est une nécessité impérieuse et qu’il faut confier à des experts (eux-mêmes) le choix des dépenses à réduire.
L’IRES est, en principe, au service des syndicats, ce qui n’est pas toujours facile puisqu’il faut arbitrer entre des productions propres et des subventions aux services économiques des syndicats.
Le PCF dispose d’une section économique, LFI de l’institut La Boétie. Mais, leurs économistes doivent suivre la ligne de leurs partis, qui surestiment sans doute les gains potentiels d’une réforme fiscale, prônent une forte relance sans assurer que la production en France suivra (et pour le PCF) croit au financement gratuit de la BCE.
Les Économistes atterrés ont été créés en 2010, après l’éclatement de la bulle financière, pour s’opposer à la pensée dominante dans le milieu académique et le débat public. Ils se situent généralement dans le courant keynésien/social (lutte contre les politiques d’austérité et la financiarisation, combat la protection sociale) tout en insistant sur la nécessité de la transition écologique (ce qui ne va pas sans contradictions) et d’une rupture dans la gestion des entreprises et des services publics.
-Les économistes universitaires appartiennent au CNRS (une seule section, la section 37, contre 10 sections en physique, 6 en chimie), à l’Université (une seule section, la section 05 contre 3 sections en physique comme en chimie). Le CNU qualifie les candidats à être maître de conférences (MCF) ou professeurs des universités (PR) ; il classe les revues en A, B ou C, la bibliométrie joue un grand rôle dans le recrutement des universitaires, il faut avoir réussi à publier dans une revue à referee, de préférence classée A, sachant que la plupart sont anglo-saxonnes, d’inspiration mainstream, avec un biais pour l’université qui l’édite.
Les économistes peuvent être membres de l’AFSE (plutôt pensée dominante) ou de l’AFEP (plutôt hétérodoxe). Ces deux organisations organisent chaque année un congrès.
Il existe aussi des enseignants dans les écoles de commerce (qui bizarrement sont parfois plus pluralistes que les universités, comme on peut le voir avec Thomas Porcher).
Une thèse économie dominante est souvent l’assemblage de 3 articles courts en anglais publiés dans des revues de haut niveau, comme constituer une base de données, puis l’analyser par des techniques économétriques de pointe. Par exemple : Impact des déclarations de la BCE sur les taux d’intérêt à long terme, impact des prestations chômage sur la durée du chômage. Une thèse hétérodoxe est généralement plus longue, plus littéraire, plus sociologique, avec plus de réflexions méthodologiques. Exemple : Les emplois vacants avec une enquête auprès des entreprises ; Bilan de l’expérience « Territoires zéro chômeur de longue durée » avec des entretiens qualitatifs.
Certains travaux des économistes dominants sont absurdes et sans lien avec la réalité comme les modèles DSGE (modèle d’équilibre général dynamique stochastique) qui font l’hypothèse de comportement d’optimisation des ménages en anticipations rationnelles et d’équilibre par les prix. Certains travaux hétérodoxes sont de l’illusionnisme en particulier en matière monétaire (la thèse de l’annulation de la dette publique détenue par la Banque centrale ou celle du financement des dépenses publiques par la Banque centrale).
Le recrutement des enseignants à l’université comme MCF puis professeur des universités est crucial. Il détermine la nature des enseignements. Selon l’AFEP, se situent en dehors du courant mainstream, 12% des professeur des universités nommés en 2005-2013, 17% en 2013-2017 et 4% en 2017-2022, les fluctuations étant liées à la couleur du gouvernement et du ministre de l’ESR. Les professeurs hétérodoxes sont souvent nommés dans des instituts pluridisciplinaires ; les MCF hétérodoxes dans des IUT ou... des écoles de commerce[3].
L’histoire de la pensée économique ou les réflexions méthodologiques sont souvent l’apanage des hétérodoxes. Les économistes dominants prétendent qu’ils préparent mieux leurs étudiants aux tâches que ceux-ci auront à effectuer dans leurs carrières (hors universités pour la plupart), ainsi l’économie devient une technique axée sur l’analyse des données et non une science sociale.
En 2015, l’AFEP, créée pour défendre le pluralisme en économie, a publié un manifeste : « A quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? », qui est un titre provocateur, qui marque la rupture avec les sciences dures. Écrirait-on « A quoi servent les médecins, s’ils disent tous la même chose ? ». Selon le manifeste de l’AFEP : « L’état actuel de la science économique est insatisfaisant : 1/ Seuls certains travaux sont considérés comme « scientifiques » : non seulement la modélisation est perçue comme le seul travail ayant une réelle valeur, mais les modèles mathématiques considérés comme acceptables reposent sur la rationalité des individus et le fonctionnement parfait des marchés. Les autres types de formalisations, ainsi que les travaux empiriques ne relevant pas de l’économétrie, ne sont pas considérés comme relevant de la « science économique ». L’histoire de la pensée, l’histoire des faits, la connaissance critique des institutions, sont reléguées aux marges de la discipline. 2/ L’abandon de tout débat théorique ou méthodologique: aujourd’hui, la théorie dominante (néo-classique) prétend à elle seule couvrir l’ensemble du champ académique en économie, en niant l’existence d’autres approches, appartenant à d’autres courants théoriques (institutionnalisme, marxisme, keynésianisme, etc.) 3/ Le danger d’annexion des autres sciences sociales par une science économique définie comme un ensemble de techniques « éprouvées» (théorie des jeux, économétrie) en lieu et place d’un dialogue véritable entre les disciplines ; 4/ L’incapacité de l’économie dominante à proposer une lecture du monde susceptible d’éclairer et de nourrir le débat démocratique ».
L’AFEP cherche à obtenir la création d’une nouvelle section au CNU, « Économie et sociétés » pour accueillir les économistes qui ne se reconnaissent pas dans les méthodes de l’économie dominante. Elle est proche de l’obtenir en 2014 (Najat Vallaud-Belkacem étant ministre de l’éducation et Geneviève Fioraso, chargée de l’ESR). Jean Tirole, tout juste nobélisé, s’y oppose avec force, accusant les hétérodoxes à vouloir se soustraire à l’évaluation scientifique : « La création d’une nouvelle section du CNU serait une catastrophe pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre pays. J’ai toujours milité pour que notre pays adopte les normes sur l’évaluation de la recherche en vigueur dans le reste du monde. Il est important que la communauté des chercheurs en économie dispose d’un standard unique d’évaluation scientifique basée sur un classement des revues de la discipline et sur l’évaluation externe par des pairs reconnus internationalement. C’est le fondement même des progrès scientifiques dans toutes les disciplines. Chercher à se soustraire à ce jugement promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme. Les économistes auto-proclamés hétérodoxes se doivent de respecter ce principe fondamental de la science. La création d’une nouvelle section du CNU vise à les soustraire à cette discipline. L’éclatement de la communauté des économistes français par la sanctuarisation d’un ensemble hétéroclite en difficulté avec les normes d’évaluation internationalement reconnues est une très mauvaise réponse à l’échec de cet ensemble dans son effort de validation de ses travaux par les grandes revues scientifiques qui prévalent dans notre discipline ». Pourtant, les économistes hétérodoxes ont leurs propres revues qui ne sont pas moins sévères quant à l’évaluation des articles proposés ; simplement, les critères sont différents, moins de formalisme mathématique et plus de la pertinence sociale. C’est finalement Tirole qui obtient gain de cause.
En 2023, l’APEP publie un rapport : « L’insoutenable manque de pluralisme dans l’enseignement de l’économie à l’université », qui montre que l’économie mainstream occupe 48,5% du temps dans l’enseignement des facultés d’économie contre 18,5% pour l’économie non-mainstram, avec peu de temps pour des sujets comme la protection sociale, les inégalités, l’écologie.
Les économistes et la politique
En 2017, 40 économistes (dont Philippe Aghion, François Bourguignon, Gilbert Cette, Daniel Cohen et aussi Jean-Paul Fitoussi qui s’en repentira) avaient signé une pétition de soutien à Emmanuel Macron. « Le programme d’Emmanuel Macron est le plus à même de poser les bases de la nouvelle croissance économique dont notre pays a besoin. Il l’est parce qu’il fait le pari du travail, de la jeunesse, de l’innovation, de l’inclusion, de l’investissement et de la transition environnementale… La nouvelle croissance, proposée par Emmanuel Macron, repose sur le progrès et l’innovation, c’est-à-dire la création en permanence de nouvelles technologies, de nouvelles activités, de nouveaux biens et services de meilleure qualité et de nouvelles façons de produire plus économes en énergie ».
Le 27 juin 2024, 100 économistes signent un texte plus embarrassé : « Seule une coalition du centre pourra répondre aux défis économiques de notre époque …L'emploi et les gains de productivité constituent la meilleure politique pour le pouvoir d'achat, pour nos finances publiques et pour le financement de la transition écologique. Ces piliers sont fondamentaux et au cœur de la politique économique de notre pays depuis 2017. Changer radicalement de stratégie serait à nos yeux très dommageable… France 2030 et la stratégie sur l'intelligence artificielle proposent une vision pro innovation qui cherche à investir dans l'avenir et les secteurs stratégiques… Force est de constater cependant que cette politique économique ne rassemble plus : trop peu d'importance accordée aux partenaires sociaux ou aux parlementaires, trop peu de préoccupation de justice, y compris intergénérationnelle, dans la répartition des efforts. Il faut agir encore davantage pour les services publics, et en particulier l'école. La question de la redistribution doit être posée : le gouvernement travaille d'ailleurs au niveau mondial à une imposition des milliardaires, celle-ci est importante pour la cohésion sociale ». Parmi les signataires, Philippe Aghion, Olivier Blanchard (de retour du FMI), François Bourguignon, Gilbert Cette, Xavier Jaravel (jeune économiste, libéral et ambitieux) ; 26 universitaires en poste à l’étranger ; 22 de la Toulouse School of Economics.
Le 25 juin 2024, le soutien au programme du NFP est signé par 300 économistes, donc Thomas Piketty et ses disciples (Emmanuel Saez, Julia Cagé, Lucas Chancel, Camille Landais, Gabriel Zucman), les économistes de La Boétie, les économistes atterrés, Bruno Amable, Denis Clerc, Olivier Favereau (manquent Michel Aglietta, Robert Boyer, Henri Sterdyniak). Les signataires, plus nombreux, ont souvent des positions académiques plus basses que celle des 100 économistes pro-Ensemble avec des MCF et des doctorants, moins de professeurs mais leur nombre témoignent quand même de la force des idées non-mainstream parmi les économistes : « Le programme du Nouveau Front populaire indique une direction de politique économique claire : prendre le chemin d’une prospérité partagée et soutenable grâce au renforcement de la politique sociale et à l’investissement public et privé. Redonner à notre pays des perspectives à long terme implique de lever de nouvelles recettes pour rétablir les finances et reconstruire les services publics. La justice fiscale est ainsi au cœur de ce projet, comme levier indispensable pour garantir une éducation de qualité, un système de santé efficace et un développement productif respectueux des équilibres écologiques… Les financements envisagés sont détaillés et s’articulent de manière cohérente avec les grands enjeux du moment. Ils reposent principalement sur des mesures fiscales concentrées sur les très hauts revenus et les très hauts patrimoines, ce qui contribuera à réduire les inégalités, sur une conditionnalité progressive des exonérations à la trajectoire de bifurcation des entreprises ainsi que sur le protectionnisme écologique, fiscal et social… Notre soutien au projet économique porté par le Nouveau Front populaire ne vaut pas blanc-seing. En ce moment historique, nous nous retrouvons sur l’essentiel ».
Conclusion : Pour caricaturer, deux écoles existent en économie aujourd’hui, dans le débat public et dans le débat académique. Elles correspondent souvent à des attitudes politiques ; confiance dans les entreprises et le capitalisme versus souhait d’une rupture écologique, économique et sociale. Aussi, la question n’est pas que les politiques ou les médias dominants s’attaquent à l’économie, prise globalement, comme ils s’attaquent à la sociologie ; il est qu’ils choisissent quelle économie.
Il est important que les hétérodoxes persistent à la fois dans le débat public, où ils portent des thèmes importants, comme la remise en cause de la gouvernance des entreprises, le contrôle de la distribution du crédit, rupture écologique, la lutte contre les inégalités et dans le débat économique, où ils sont un aiguillon et un poil à gratter. Cela suppose qu’ils évitent de soutenir des thèses illusionnistes, qu’ils produisent des travaux de qualité à la fois sur le plan empirique (comme ceux de Piketty et de son école, par exemple) et sur le plan des idées (comme le combat sur l’utilité de la dette publique et de la retraite par répartition, sur la possibilité d’une économie plus sobre) ; qu’ils mettent en place des processus rigoureux de validation. Cela suppose un dialogue confiant et exigeant avec les forces politiques progressistes et le mouvement social.
[1] Intervention a à Marseille, le 27 Septembre 2024, au Festival des Sciences Sociales.
[2] Dois-je ajouter que je n’apprécie guère les thèses circuitistes.
[3] Merci à Philippe Légé pour ces éléments.