La politique brutale et incohérente de Donald Trump et ses justifications absurdes ne nous interdit pas de poser la question de la gestion macroéconomique mondiale.
Les déséquilibres de solde courant
Contrairement à ce que Keynes avait proposé, il n’existe pas d’organisme mondial chargé de gérer les déséquilibres mondiaux. Le FMI, puis l’OMC ont perdu toute influence réelle. De sorte qu’il n’existe pas de règles de fonctionnement et que la situation économique mondiale, résultante des stratégies des pays, des classes dirigeantes et des firmes multinationales comme des jeux des marchés financiers, peut apparaître comme fortement déséquilibrée.
Actuellement, les États-Unis sont au quasi plein-emploi, mais avec d’important déficits publics (7,6% du PIB en 2024) et extérieurs (3,25 % du PIB, 949 milliards de $) tandis que l’Union Européenne a un déficit public de 3,1% du PIB, mais un excédent extérieur de 3,3% du PIB (648 milliards). Les États-Unis, et à un moindre degré le Royaume-Uni (avec un déficit de 100 milliards) soutiennent la demande mondiale, alors que l’Union Européenne, la Chine (avec un excédent de 320 milliards), le Japon (194 milliards d’excédent), certains pays asiatiques (280 milliards d’excédent pour Taïwan, Singapour, Corée), produisent plus qu’ils ne dépensent.
Les États-Unis sont régulièrement (hors les crises : début des années 1980, 1990, 2000 puis 2008 et 2020) quasiment au plein-emploi. Ils ont "sauvé" la croissance mondiale ces dernières décennies en dépensant plus que ce qu'ils produisent via des politiques de relance budgétaires et monétaires massives. Certains pays et non des moindres (Chine mais aussi dans l’Union Européenne l’Allemagne, les Pays-Bas, les pays nordiques) tirent une bonne part de leur activité des exportations, en particulier vers les Etats-Unis, d’où les déséquilibres commerciaux. Keynes invitait à pointer du doigt non les pays déficitaires, mais les pays excédentaires : ceux-ci ne dépensent pas assez. La leçon vaut pour aujourd’hui : il y a bien des excédents exorbitants de la Chine et de l’Union Européenne.
Dans une vision utopique de l’équilibre mondial, chaque pays pourrait se donner le but de maintenir (ou de retrouver) le plein-emploi (du moins un niveau d’emploi satisfaisant) grâce à sa politique budgétaire et d’obtenir un niveau objectif de solde courant grâce à sa politique de change.
Proche du plein-emploi, les États-Unis ne peuvent réduire leur déficit extérieur sans réduire leur demande intérieure. Le dollar devrait baisser, mais, en même temps, les États-Unis devraient réduire leur demande intérieure, en diminuant leur déficit public ; cela se traduirait par une baisse du niveau de vie des Américains et aurait un impact récessif sur l’économie mondiale. En sens inverse, les pays de la zone euro devraient accepter une réévaluation de l’euro et organiser une hausse de leurs demandes intérieures. De même, le renminbi chinois devrait être réévalué et la demande intérieure chinoise devrait augmenter.
Cependant, trois obstacles empêchent ces évolutions. Rien n’assure que la somme des objectifs de solde courant désirés à l’échelle mondiale fasse bien zéro. Certains pays riches en matières premières ne dépensent pas tout ce qu’ils gagnent. Certains pays basent leur croissance sur leurs excédents extérieurs (Chine, Taïwan, Singapour, Corée). D’autres (Allemagne, pays nordiques, Japon) prétendent accumuler des avoirs extérieurs pour financer demain leurs retraites, ce qui est paradoxal, car cela supposerait qu’ils utilisent ces avoirs dans le futur, donc qu’ils aient des déficits commerciaux, ce qui suppose un affaiblissement de leur capacité productive. Ces pays qui engrangent des excédents extérieurs grâce à une demande intérieure relativement faible et une trop bonne compétitivité font peser un poids dépressif sur leurs partenaires qui, s’ils refusent une baisse de l’activité, doivent accepter des déficits publics et extérieurs.
Alors qu’un pays peut accumuler des avoirs financiers sans limite, l’accumulation des dettes se heurte aux réticences des créanciers (pays ou marchés financiers). C’est le deuxième paradoxe, un pays peut vouloir accumuler d’importants avoirs financiers alors que ses institutions financières refusent de prêter à ses partenaires qu’il juge trop endettés. Il faut revenir au projet de Keynes : le FMI doit pouvoir imposer aux pays ayant des excédents importants de réévaluer ou tout au moins de les investir à long terme dans des projets industriels.
Par ailleurs, les taux de change sont déterminés par les marchés ; ils ne sont pas fixés de façon macroéconomiquement réfléchie. En particulier, le dollar, monnaie de réserve désirée par les marchés et les Banques centrales, est surévalué. C’est le troisième paradoxe, la bonne santé de l’économie américaine induit des entrées de capitaux qui automatiquement génèrent un déficit commercial important ; la baisse du déficit américain supposerait une baisse de l’attractivité des États-Unis pour les détenteurs de capital financier, baisse que le gouvernement américain ne peut que se refuser d’organiser.
Enfin, pour mémoire, la zone euro est un conglomérat de pays en situations économiques différentes, de sorte qu’une stratégie commune est difficilement envisageable. Par exemple, le niveau souhaitable de l‘Euro n’est pas le même pour l’Allemagne et pour la France.
A propos des déficits publics
En 2024, le déficit public représentait de 5,5% du PIB des pays du G7 ou du G20, de 4,5% du PIB des pays de l’OCDE. La quasi-totalité des pays avancés a besoin d’un déficit public important. Réduire ces déficits induirait une baisse de la demande globale. Pourquoi ces déficits publics sont-ils nécessaires ? Avec l’ouverture des frontières et la domination du néo-libéralisme, les pays sont en compétition pour attirer les plus riches, les ultraqualifiés mobiles et les grandes entreprises ; ils réduisent la fiscalité les concernant et font pression sur les salaires et la protection sociale, c’est le principe du néo-libéralisme. En même temps, les grandes entreprises réduisent leurs coûts de production en produisant dans les pays à bas salaires ; elles accumulent et distribuent des profits importants. Il en résulte une déficience de la demande globale., C’est la contradiction du capitalisme, les entreprises font pression sur les salaires, ce qui bride la consommation ; elles réclament une forte rentabilité pour investir, aussi la demande est trop faible. Cette déficience de la demande doit être comblée par des taux d’intérêt réel faibles par rapport aux taux de croissance, mais surtout par des déficits publics. Le Capital a gagné ; les États sont pauvres, les grandes entreprises sont riches ; elles peuvent orienter les médias, la culture, la recherche ; elles pèsent sur le résultat des élections.
Compte tenu des intérêts des classes dirigeantes et des exigences de compétitivité et d’attractivité, aucun pays ne prend les mesures nécessaires, augmenter les salaires et la protection sociale.
Une mesure simple et indispensable pour réduire les déficits publics serait de mettre fin à la concurrence fiscale et surtout de s’attaquer à l’optimisation fiscale. Ainsi, les gouvernements américains auraient pu réduire le déficit public américain en interdisant aux entreprises américaines de déclarer leurs profits dans des paradis fiscaux (Bermudes, Irlande, Luxembourg, Suisse, Singapour). Retrouver un niveau satisfaisant pour l’impôt sur les sociétés éviterait la distribution excessive de dividendes ou l’accumulation de profits au sein des grandes entreprises ; cela permettrait d’utiliser ces profits pour financer la transition écologique.
Des droits de douane ?
Bien sûr, les échanges internationaux sont nécessaires puisqu’ils permettent aux entreprises et aux ménages de payer moins cher les produits importés que s’ils étaient produits nationalement ; puisqu’ils élargissent la gamme des produits disponibles pour les entreprises et les ménages. En même temps, certaines protections de la production nationale, dont les droits de douane sont légitimes. Il en va de même pour les subventions à certaines filières, souvent plus efficaces que les droits de douane : la Chine, mais aussi les États-Unis (l’IRA sous Biden), les utilisent massivement, l’Union européenne s’est donné comme principe de les interdire.
Un pays a le droit de choisir son système social. Il doit donc avoir le droit de décider que certains secteurs (la santé, l’éducation, le logement social, la retraite) sont publics et ne sont pas ouverts à la concurrence internationale.
Chaque pays doit imposer aux produits qu’il importe les mêmes normes sanitaires, phytosanitaires et environnementales qu’à sa production nationale. S’il impose une taxe carbone à ses entreprises, il a le droit de mettre en place un mécanisme équivalent d’ajustement carbone aux frontières.
Il peut instaurer une taxe anti-dumping à certains produits s’il prouve que leurs bas prix ne sont que temporaire et visent à décourager sa production. Par contre, il ne peut imposer des taxes pour compenser les différences structurelles de salaires (les pays les plus pauvres ont droit d’utiliser leur avantage comparatif, leurs bas salaires) ou de niveaux de protection sociale (qui sont un choix national). Toutefois, il est légitime de demander aux pays importateurs de s’engager à respecter les normes de l’OIT.
L’expérience a montré que les échanges commerciaux internationaux sont fragiles, peuvent être mis en cause par des chocs sanitaires, des difficultés de transport ou des événements politiques. Les importations de produits indispensables peuvent donc être frappés d’un droit de douane représentant une prime de risque.
De façon générale, un pays a le droit de décider de maintenir et de développer sa production nationale de produits indispensables et donc de réduire les importations. Ce peut être le cas de certains produits agricoles de subsistance, ce doit être le cas des produits pharmaceutiques indispensables. C’est le cas aussi de la culture en tant qu’élément de la cohésion nationale : la France protège déjà sa culture (subventions, normes de diffusion), elle devrait aller plus loin, par exemple en contribuant à développer des réseaux européens en remplacement de X et de Netflix.
Certains pays peuvent ne pas être satisfaits de la structure de leurs productions, vouloir faire un effort pour s’industrialiser, pour développer des industries d’avenir. Ils doivent pouvoir protéger leurs « industries naissantes ». Cela peut passer par des aides sectorielles, mais aussi par des droits de douanes protecteurs temporaires.
L’émergence des pays à bas salaires (en particulier, mais pas seulement, de la Chine) met en cause les emplois industriels (même l’emploi dans certains services) dans les pays avancés. En même temps, leurs produits à bas prix augmentent le pouvoir d’achat des ménages des pays avancés. Les grands gagnants sont les firmes multinationales qui peuvent « choisir leur classe ouvrière », licencier les salariés trop coûteux des vieux pays industriels pour bénéficier des bas salaires et de la faiblesse du droit du travail dans des pays émergents.
Il n’est pas souhaitable de bloquer les importations venant de ces pays, ce qui compromettrait leurs possibilités de développement[1] ; mais, spontanément, le développement de ces importations aboutit à priver d’emploi et à plonger dans la précarité une partie importante des travailleurs des pays développés, tandis que grimpent le profit des firmes multinationales, les revenus financiers et les salaires des ultracompétents. Les pays avancés sont donc dans une situation difficile, d’autant que les gagnants de la mondialisation peuvent refuser la solidarité nationale et pratiquer l’exil fiscal.
Aussi, les classes populaires des pays avancés doivent se battre pour faire contribuer les gagnants de la mondialisation au soutien des salariés dont l’emploi est menacé[2] ; ce soutien doit permettre là la fois le maintien de leur niveau de vie et une baisse de leur coût salarial de sorte qu’une partie importante de leurs emplois soient sauvegardés. De ce point de vue, la prime à l’emploi et les exonérations de cotisations sociales employeurs sont justifiées. Ceci nécessite cependant qu’il soit strictement contrôlé que ces exonérations bénéficient bien à l’emploi (et non aux dividendes) et qu’elles soient compensées aux organismes de protection sociale, de sorte à ne pas les priver de ressources. Dans cette situation, il est justifié de subventionner des secteurs économiques dont la perte de savoir-faire n’est pas acceptable, dans la mesure où il faut anticiper l’évolution future, la hausse des frais de transport et la hausse des salaires dans les pays à bas salaires.
Notons que contrairement à ce que proclament Donald Trump et les partisans de la TVA dite sociale, la TVA n’est pas un droit de douane. Une hausse de la TVA ne fournit aucun gain de compétitivité à l’importation comme à l’exportation ; elle nuit à la compétitivité quand elle se répercute sur les salaires. Substituer de la TVA aux cotisations sociales employeurs ne fournit aucun gain de compétitivité si le pouvoir d’achat des salariés n’est pas réduit[3]. Chaque pays doit financer sa protection sociale : il ne peut la faire financer par les importateurs.
Un pays qui instaure des droits de douane inflige un coût supplémentaire à ses ménages et à ses entreprises. En même temps, il peut espérer qu’une partie de la hausse des droits soit à la charge des importateurs contraints de baisser leurs prix, de sorte que l’opération lui permettra une réduction de ses prix à l’importation. Ce gain est perdu si les pays importateurs ripostent. Toutefois, un pays nettement déficitaire dans les échanges bilatéraux peut espérer être finalement gagnant. C’est le cas des États-Unis vis-à-vis de la Chine.
Les droits de douane et les réglementations sont parfois légitimes. En tout état de cause, instaurer de nouveaux droits de douane, ou les augmenter, doit être justifié, être annoncé à l’avance et non imposé brutalement. C’est le rôle de l’OMC, dont les objectifs doivent être repensés, non pas seulement l’instauration du libre-échange, mais aussi la prise en compte des objectifs écologiques, sociaux et de développement équilibré, que de servir d’arbitre si certains pays s’estiment lésés.
Gérer la mondialisation ?
Spontanément, l’économie mondiale fonctionne sur la base des rapports de force, chaque pays défendant arbitrairement ses intérêts (ou ceux de sa classe dirigeante ou de ses grandes entreprises). Toutefois, depuis Bretton-Woods, des nombreux accords ont permis d’instaurer un fonctionnement plus coopératif. Donald Trump et les idéologues ultralibéraux américains vont-ils imposer un retour en arrière ? L’Europe doit trouver des alliés dans les pays du Sud pour instaurer un fonctionnement sur une base coopérative, ce qui suppose que soit restaurée et repensée l’autorité du FMI et de l’OMC, que soit enfin créées une OME (organisation mondiale de l’environnement) et même une OMF (organisation mondiale de la fiscalité).
En tout état de cause, les États-Unis ne peuvent se présenter comme les victimes de la mondialisation telle qu’elle fonctionne actuellement. Ils ont la croissance la plus forte des pays avancés ; ils dépensent plus qu’ils produisent et peuvent s’endetter sans guère de limites ; ils émettent des gaz à effet de serre de façon excessive ; leurs entreprises dominent le secteur du Web (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, X, Nivdia) et échappent à l’Impôt sur les sociétés des pays où elles génèrent leurs profits. Les États-Unis attirent des capitaux étrangers ; ils s’endettent à coût relativement bas ; leurs entreprises ou institutions financières peuvent prendre le contrôle d’entreprises étrangères, de sorte que leurs avoirs leur rapportent plus que ne leur coûte leur endettement. Enfin, les États-Unis, ou plus précisément leur classe dominante, refusent d’organiser les transferts internes qui limiteraient la pauvreté et la précarité d’une partie de leur population.
Une mondialisation régulée remettrait en cause les privilèges des États-Unis. Ceux-ci devraient diminuer leur demande intérieure, accepter la baisse du dollar, accepter que les firmes américaines paient plus d’impôts là où elles ont des clients. Surtout, les États-Unis devraient réduire fortement leurs émissions de gaz à effet à effet de serre. Ce n’est pas l’intérêt de sa classe dirigeante.
A court terme, face à Donald Trump, la riposte européenne doit s’effectuer en trois phases :
- Prendre des mesures de rétorsion équivalente aux siennes : augmenter les droits de douanes sur des produits américains non indispensables pour lesquels il existe des productions européennes (jus d’orange, jeans, motos, etc.) ; exclure les entreprises américaines des marchés publics, taxer les entreprises Internet américaines.
- Négocier, sachant que les normes européennes sanitaires et écologiques ne sont pas négociables, sachant que la négociation ne doit aboutir qu’à des règles équitables. L’UE peut s’engager à augmenter sa demande interne ; elle peut accepter à des baisses équilibrées de droit de douanes ; elle ne peut s’engager à favoriser les importations américaines ou à renoncer à développer certains secteurs industriels (armement, énergie, entreprises du Web)
- A plus long terme, organiser l’économie mondiale en dehors des États-Unis en développant la coopération avec les pays du Sud et en faisant vivre les organisations internationales sans les États-Unis (OMC, OMS, COP climat ou biodiversité ..) ; organiser l’autonomie de l’UE par rapport aux États-Unis, en particulier développer des entreprises européennes sur Internet, taxer les firmes multinationales sur la base de leurs profits réalisés dans l’UE, empêcher l’achat de firmes européennes par des capitaux américains. Cela ne passe pas par le développement de l’Union des Marchés de Capitaux, puisque le libre jeu des marchés aboutit en fait à financer les États-Unis et que les marchés à la recherche d’une rentabilité forte et assurée ne peuvent financer la transition écologique. Il importe plutôt de développer un secteur bancaire et financier public, capable de fournir des fonds propres aux entreprises européennes et de financer la transition écologique.
[1] C’est l’ambiguïté du projet de protectionnisme social ou solidaire.
[2] Voir Mathieu C. et H. Sterdyniak, 1994 : « L’émergence de l’Asie en développement menace-t-elle l’emploi en France ? », Revue de l’OFCE, n° 48 ; Mathieu C. et H. Sterdyniak, 2007 : « Face aux délocalisations, quelle politique économique en France ? », Revue de l’OFCE, n° 94.
[3] Voir Sterdyniak H. (2007) : TVA sociale, deux ou trois choses que je sais d’elle…, lettre de l’AFSE, n°68.