Trois enseignements.
En ce début 2016, le débat sur la politique économique de la France doit partir de trois points forts.
Le premier est l’échec de la politique économique menée par le gouvernement depuis 2012. La croissance française a été médiocre (0,75% en moyenne annuelle depuis la mi-2012) ; la production industrielle a stagné et reste 20% en dessous du niveau de fin 2007, le chômage a continuellement augmenté (le taux de chômage passant de 9,7 % à la mi-2012 à 10,6% aujourd’hui, soit de 2,9 à 3,6 millions de chômeurs en catégorie A). Durant ces années, le pouvoir d’achat des ménages n’a progressé que de 0,5%. Les pertes de production dues à la crise (de l’ordre de 10% par rapport à la tendance d’avant crise) n’ont pas été récupérées. L’économie française est confrontée à un triple problème : un manque de demande généralisé dans l’ensemble de la zone Euro, puisqu’au choc de la crise financière et économique s’est ajouté celui des politiques d’austérité ; une crise de compétitivité puisque la France subit la concurrence des pays à bas salaires et que les salaires en France se sont moins infléchis qu’en Allemagne, avant la crise, que dans les pays du Sud, après ; une crise productive, puisque la France a détruit son modèle traditionnel de capitalisme monopolistique d’Etat, marqué par la fusion entre les grandes entreprises, les grandes institutions financières et l’Etat, sans être capable d’inventer un nouveau modèle performant.
En fait, la gauche au gouvernement n’a pas essayé de sortir d’un double étau :
- elle a accepté l’objectif fixé par les institutions européennes de réduction du déficit public par des mesures d’austérité (hausse des impôts puis baisse des dépenses publiques). Celles-ci ont représenté environ 2,5 point de PIB en 2013-2015 (soit 0,8 point par an), ce qui ne pouvait manquer de peser lourdement sur la croissance, ce d’autant que l’austérité était généralisée en Europe. Certes, la France avait en 2012, un déficit public de 4,8% du PIB, mais son solde primaire structurel était sans doute excédentaire, de sorte que, en juin 2012, le gouvernement aurait pu plaider fortement à Bruxelles pour une réécriture du Pacte de Stabilité et du Traité budgétaire autorisant chaque pays à avoir une politique budgétaire compatible avec ses besoins de régulation macroéconomique. Le fait est que la France s’y est refusé pour ne pas ouvrir une crise en Europe, mais aussi parce que les classes dirigeantes françaises (et en particulier les élites technocratiques) pensent que les contraintes européennes sont le meilleur moyen de faire évoluer la France vers le modèle libéral quelles souhaitent. La politique de hausse des impôts menée en 2012-14 a certes permis de supprimer des privilèges fiscaux injustifiables, mais, les recettes supplémentaires n’étant pas redistribuées (elles ont été consacrées à réduire le déficit), l’effet sur l’activité ne pouvait être que dépressif.
- Après une tentative timide et vite avortée (portée par Arnaud Montebourg) de revivifier une politique industrielle nationale, en particulier par la création de la BPI, la gauche gouvernementale a accepté le schéma libéral/patronal de sortie de crise par la baisse des impôts et cotisations des entreprises (qu’elle prétend compenser par la diminution des dépenses publiques), par la mise en cause de l’intervention publique et du droit du travail. La gauche gouvernementale n’a guère essayé de lancer une autre politique passant par la définanciarisation de l’économie, une politique industrielle vigoureuse, l’intervention des salariés dans la gestion des entreprises, la transition écologique. La promotion de Macron a marqué cette défaite idéologique de la gauche, qui n’a plus de discours à opposer au néo-libéralisme, sinon que de faire mollement - les 40 milliards de baisse d’impôts s’étalent sur 4 ans, l’extension du travail dominical par la loi Macron nécessite un accord avec les syndicats, le droit du travail n’a été jusqu’à présent qu’ébréché - ce que la droite ferait plus franchement.
Ainsi, l’économie française n’a pas trouvé d’impulsion et s’est enfoncé dans la stagnation.
Le deuxième est la nouvelle poussée du Front national, qui est devenu le premier parti pour les ouvriers (43% des votants), les employés (36%), les chefs d’entreprises-artisans-agriculteurs (35%).
Le Front National a réussi à faire évoluer son programme. Celui-ci comportait traditionnellement trois grands axes : l’axe anti-immigration (les immigrés prennent le travail des français et coûtent cher en prestations sociales, il faut appliquer une priorité nationale en matière d’emplois et de logement) ; un axe libéral-poujadiste (les fonctionnaires sont des parasites, la Sécurité sociale nous vole, il faut réduire les dépenses publiques, les cotisations sociales et les impôts, en particulier pour les petites entreprises, il faut diminuer l’influence des syndicats politisés) ; un axe protectionniste (il faut nous protéger des pays à bas salaires par des barrières douanières et des quotas d’importation). L’axe libéral coexiste maintenant avec un axe interventionniste (politique industrielle mettant en œuvre une stratégie de réindustrialisation, séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires, lutte contre la spéculation, loi « achetons français ») et un axe social (retour à retraite à 60 ans, hausse du SMIC, revalorisation des prestations familiales et de l’AAH, défense des services publics, création d’une branche dépendance, renforcement de la progressivité de l’impôt), une pseudo-cohérence étant assurée par l’idée fantasmatique que des économies importantes pourraient être réalisées en luttant contre les dépenses publiques inutiles, contre les fraudes sociales, et surtout en ne versant plus de prestations aux immigrés. La hausse du SMIC serait financée par la taxation des importations. Le FN reprend l’objectif libéral d’un solde budgétaire structurel nul, ceci étant assuré en supprimant les mauvaises dépenses publiques et en faisant financer l’Etat à taux zéro par la Banque de France. L’axe protectionniste est renforcé par un axe anti-européen qui comporte des points regrettables commeannuler la contribution nette de la France au budget européen, mais aussi des points forts : il faut renégocier les Traités, sortir de l’Euro, regagner de la compétitivité par une forte dévaluation, regagner le droit à pratiquer une politique économique autonome. Ainsi, le vote FN est essentiellement un vote contre la mondialisation, l’Europe, l’immigration. C’est un vote des patrons et des ouvriers des petites entreprises. C’est un vote contre les élites, politiques et économiques, qui n’ont pas réussi à sortir la France de la crise et nous livrent au capital multinational. Ainsi, le FN emprunte une partie de son programme à la gauche (partie que la gauche gouvernementale a abandonnée), tout en oubliant la partie « augmentation des droits et des capacités d’actions des salariés ».
Une partie des classes populaires sont effectivement frappées par la mondialisation (au sens large) qui détruit des emplois industriels, artisanaux, agricoles et commerciaux, sans que l’Etat et les classes dirigeantes réagissent. Elle est affectée aussi par la concurrence en France faite par les immigrés (permanents, temporaires ou travailleurs détachés) sur des emplois industriels ou de services. On assiste à un risque de communautarisation, d’éthnicisation des relations sociales, avec une couche d’immigrés récents qui acceptent des emplois précaires, pénibles et/ou mal rémunérés ; et une couche de salariés traditionnels qui voient leurs emplois disparaitre soit du fait de la mécanisation et de l’informatisation, soit du fait de la délocalisation, soit du fait de la concurrence des entreprises des pays à bas salaires, soit du fait de la concurrence en France elle-même. Ainsi, la mondialisation a fortement affaibli la position sociale des couches populaires, même si certains de leurs enfants ont pu bénéficier de l’ascenseur social, même si elles continuent à bénéficier de l’Etat social (retraites, RSA, prestations famille et chômage). La situation est encore plus tragique pour une partie des enfants des immigrés qui, élevés en France, ne veulent et ne peuvent postuler sur des emplois d’immigrés de fraiche date, ne trouvent pas les emplois industriels offerts jadis aux enfants des classes populaires et se voient refuser les emplois intermédiaires ou supérieurs. L’immigration, la mondialisation, la précarisation des emplois ont fait disparaitre la classe ouvrière comme classe relativement homogène, porteuse d’une idéologie inclusive et transformatrice. C’est dans ce vide que nait et prospère le vote Front national. Les classes dirigeantes ont choisi une stratégie d’acceptation de la mondialisation qui ne tient pas compte des intérêts des classes populaires qui réagissent en votant pour le FN.
De sorte que l’on ne peut y répondre, ni par la dénonciation mécanique du racisme, ni par l’argument : le programme du Front national fera augmenter le chômage (puisque c’est la montée du chômage qui provoque celle du FN), ni même par des arguments purement économiques, puisque les politiques mises en place actuellement ont échoué. Il faut y répondre par une stratégie économique qui répond à la mondialisation. Or il en existe trois : la réponse libérale (les non-qualifiés doivent accepter une forte baisse de leurs niveaux et conditions de vie) ; la réponse protectionniste (la France doit se fermer) ; la réponse de politique industrielle (prendre aux riches et aux gagnants de la mondialisation pour subventionner la production française). La première détruit notre modèle social ; les deux autres ne sont pas compatibles avec l’Europe telle qu’elle se fait.
La troisième est l’effondrement de la gauche populaire et des écologistes, qui ne font ensemble que 11% des voix.
Le Parti Communiste était l’expression d’une classe sociale (les ouvriers, et particulièrement les ouvriers qualifiés) qui a, en partie, disparue. Le PCF est aujourd’hui une survivance. C’est l’alliance de la classe ouvrière et des couches moyennes du secteur public qui a impulsé le modèle social français ; l’affaiblissement de la classe ouvrière est dangereux de ce point de vue. La gauche portait un projet émancipateur, internationaliste et inclusif, qui ne porte pas le FN (c’est une litote).L’émiettement des classes populaires, le recul de la grande industrie, le précariat, ont fait disparaître la « conscience de classe ». L’ouvrier qualifié de jadis pouvait se penser comme un membre de la classe productive, exploitée, mais motrice de l’histoire ; ce n’est pas le cas aujourd’hui des salariés précaires non-qualifiés. L’immigration crée un conflit d’intérêt entre les immigrants qui sont contraints d’accepter de travailler avec un salaire faible et des conditions de travail difficiles et les travailleurs en place, qui souffrent de cette concurrence, qui les entraîne vers le bas. Comment la gérer ? Le PCF (comme le Front de gauche) est doublement victime de cette contradiction : il n’a pas réussi à s’implanter chez les travailleurs immigrés et le fait qu’il les défende l’affaiblit parmi une partie de la population. De même, il souffre sans doute de sa position ambiguë vis-à-vis de l’Europe, conditionner un changement de politique en France à un changement de politique en Europe le décrédibilise.
Plus généralement, face à l’offensive du Medef, les syndicats français sont sur la défensive, ne proposent pas de stratégie alternative que ce soit en matière de gestion des entreprises, de protection sociale, de politique macroéconomique.
Les écologistes n’ont pas réussi une percée idéologique. Même si la quasi-totalité des hommes politiques prétendent tenir compte des préoccupations écologiques, ni le message : « les contraintes écologiques nous imposent un profond changement dans nos modes de production et de consommation », ni le message « il faut faire de l’économie autrement en promouvant l’intervention des travailleurs dans les entreprises, les communs, les organisations coopératives horizontales qui visent à satisfaire les besoins fondamentaux, sans préoccupation de profit » ne sont passé dans la population. Même si l’écologie est la nouvelle frontière de l’activité et du progrès, la transformation écologique demande à court terme des efforts et des sacrifices qui ne sont pas acceptés facilement dans une période d’austérité et de difficulté économique. Les effets négatifs sont immédiatement perçus, les effets favorables sont lointains et dilués. L’exemple de l’écotaxe est aussi instructif de ce point de vue. Le discours : « les uns transforment la société par l’innovation, les autres doivent se résigner aux bas salaires et à la précarité » est devenu le discours dominant, propagé par le patronat et ses médias. Le discours : « il faut promouvoir une société sobre, égalitaire, solidaire » n’est pas aisée à faire passer dans une société marquée par l’idéologie capitaliste de la consommation ostentatoire, de la compétition, de l’individualisme. Pour les uns, la première préoccupation c’est d’avoir un emploi ; pour d’autres, c’est de monter dans la hiérarchie des revenus et des statuts.
Enfin, le discours : « Il faut changer la politique, faire prendre les décisions par les citoyens, se débarrasser des professionnels de la politique » ne fonctionne guère. Les stratégies de liste citoyenne, impulsées par les écologistes, le Parti de Gauche ou Nouvelle Donne, n’ont guère eu de succès aux élections régionales. D’un côté, certains estiment que les partis politiques ont fait leur temps, qu’il faut s’appuyer sur des formes nouvelles de mobilisation comme Syriza ou Podemos auraient su le faire. De l’autre, il en résulte un foisonnement d’organisations, incapables de prendre des initiatives fortes, d’avoir une ligne tant soit peu cohérente et mobilisatrice, d’avoir un programme politique.
Quelle rupture ?
Juste après les élections, la montée du FN (et du chômage) a donné lieu à trois discours.
Le gouvernement se refuse à toute inflexion de sa politique économique. Il a certes annoncé qu’il allait lancer un plan anti-chômage, mais celui-ci se limiterait à un « programme massif de formation » des jeunes et des chômeurs, selon la thèse qu’il y aurait en France un grand nombre d’emplois non pourvus. Malheureusement, cette thèse est fausse. Certains prétendent qu’il y aurait 1,74 millions d’emplois à pouvoir en France, mais ce chiffre est le nombre d’emploi que les entreprises envisageaient de pourvoir en 2016 selon une enquête Pôle emploi, qui incorpore départs à la retraite et départs anticipés, pas d’emplois effectivement vacants. Un autre chiffre parfois évoqués est de 400 000 emplois non pourvus, c’est le nombre d’offre d’emploi que les entreprises retirent chaque année (sur 22 millions d’embauches chaque années, soit 2%), sachant que 200 000 sont retirés pour des raisons internes à l’entreprise, 100 000 sont pourvus par promotion interne, ne reste que 100 000, dont beaucoup correspondent à des compétences ou à des conditions de travail particulières (comme les médecins en zone rurales, certains OHQ dans certaines régions, etc.), d’autres à des offres destinés à tester le marché, à chercher un oiseau rare. Le risque est que l’effort de formation des chômeurs ne serve à rien s’il n’y a pas en même temps création d’emplois correspondant. La question de la formation est en partie un leurre : naguère, en période de forte croissance et de changement technique, les entreprises acceptaient d’embaucher des travailleurs peu qualifiés et de les former progressivement.
Le gouvernement entend aussi introduire de nouvelles réformes libérales, un Macron 2, avec des mesures favorisant l’auro-entreprenariat et réduisant les critères requis pour exercer certaines professions. C’est la stratégie de la précarisation où des personnes relativement bien rémunérées pourraient être concurrencées, au nom de l’emploi, par des précaires peu qualifiés au détriment du pouvoir d’achat de la population et des ressources de la protection sociale. Il a accepté le projet Medef (relayé par Badinter-Lyon-Caen et Barthélemy-Cette) de réécriture du droit du travail, de façon à permettre, dans de nombreux domaines, aux accords d’entreprises ou aux accords de branches de déroger aux normes légales. Le risque est grand qu’il joue son va-tout en 2016 accordant au patronat tout ce qu’il demande dans l’espoir de voir celui-ci se décider à investir et à embaucher.
Certains préconisent un gouvernement d’Union nationale, qui ferait la politique qui s’impose : une forte baisse des dépenses publiques permettant une forte baisse des impôts des entreprises, l’allègement du droit du travail, la dérégulation des marchés, la réforme des prestations chômage. C’est aussi la politique préconisée par tous ceux qui veulent que la France joue pleinement le jeu européen ; mais il faudrait aussi réduire rapidement notre déficit public. Ce projet aboutit en fait à accentuer la politique qui a amené la situation actuelle : à court terme, l’effet serait fortement restrictif, la baisse des dépenses publiques porterait obligatoirement sur le revenu des ménages et sur les services publics. Dans ces conditions, rien ne prouve que le profit des entreprises serait amélioré. En tout état de cause, la paupérisation et la précarisation des ménages augmenteraient. Des pays phares comme les Etats-Unis ou le Royaume Uni connaissent des taux de pauvreté nettement plus fort que celui de la France.
Après les régionales, le Medef a proposé un « Plan d’urgence pour l’emploi » avec ses propositions habituelles : prévoir dans le CDI les conditions de la rupture ; baisser les cotisations sociales sur les embauches et les seniors ; favoriser le développement de l’auto-entreprenariat, réformer le droit du travail et l’assurance-chômage ; moins taxer les entreprises, le travail et le capital augmenter la TVA ; baisser les dépenses publiques (de 57 à 50% du PIB). Mais comment financer les prestations sociales en baissant les cotisations et en organisant la fraude sociale ? Comment mobiliser les salariés en s’attaquant à leurs droits, en réclamant le droit de les licencier sans justification, ce qui est d’ailleurs interdit pas nos engagements internationaux ? Comment mobiliser les citoyens en demandant une forte baisse de leur pouvoir d’achat ? Ce programme provoquerait une forte chute de la demande car les entreprises n’augmenteraient pas massivement leurs investissements en proportion de la baisse des dépenses publiques. Surtout, le Medef oublie totalement ses responsabilités dans la crise : il n’a pas dénoncé les effets nocifs pour l’emploi et l’investissement de la financiarisation d’avant-crise, des délocalisations sauvages comme de l’optimisation fiscale. Dans un langage hargneux de lutte de classe, il réclame tous les pouvoirs et tous les droits aux chefs d’entreprise, les seuls productifs, en oubliant que l’efficacité et la productivité dans les entreprises, c’est l’affaire de tous les travailleurs, que les enseignantes ou les médecins sont aussi productives que les traders ou les spécialistes de la communication ; gérer l’entreprise dans le seul souci des actionnaires a provoqué la crise de la production que nous connaissons aujourd’hui ; la transition écologique nécessite que l’orientation de la production et de la consommation devienne l’affaire de tous.
Le problème du gouvernement aujourd’hui est que, malgré toutes les concessions faites en sa faveur, le Medef présentent encore des exigences impossibles à satisfaire : la France ne peut donner 80 milliards d’euros de plus aux entreprises ; le contrat de travail ne peut être rompu sans causes réelles et sérieuses, que le travailleur pourra toujours contesté devant le juge, qui pourra toujours l’indemniser ; remettre en cause les 35 heures n’a pas de sens, compte tenu de l’ensemble des flexibilités que l’entreprise peut mettre en œuvre, sauf si la revendication patronale est de faire travailler les salariés 39 heures payés 35, etc.
Oui, il faut une rupture, mais la solution ne peux résider dans un renforcement du néolibéralisme dont le triomphe alimenterait encore plus les crises que nous connaissons : crise du travail, crise financière, crise économique, crise sociale, crise écologique.
Quel pacte pour la France ?
La solution de facilité serait pour le gouvernement de gauche de ne rien faire, de compter sur le timide retour pour la croissance pour permettre une légère baisse du chômage durant l’année 2016 et la première moitié de l’année 2017. Ensuite, deux scénarios sont possibles : le scénario mou, une alliance gauche-droite contre le FN, pour pratiquer une politique de normalisation lente de l’économie française par la baisse des dépenses sociales, l’affaiblissement du droit du travail et l’acceptation des reformes européennes ; le scénario dur, la droite au pouvoir avec un programme brutal. Les deux scénarios aboutissent au même résultat tragique : une campagne « libéral/européen » contre « social/nationaliste », avec le triomphe final du libéralisme européen, pour lequel nous serions appelés à voter pour éviter le pire, avec une rupture totale entre l’élite vertueuse et ouverte et un peuple coupable de racisme et de nationalisme.
Nous devons proposer une alternative. Celle-ci devrait comporter six éléments, mais aucun n’est simple. Comment sortir des contradictions qui ont rendu inaudible la gauche ?
Une rupture en Europe.
La France doit dire clairement que le PSC comme le Traité budgétaire sont inacceptables. Elle doit trouver des alliés en Europe pour réclamer une réorientation des politiques économiques. Un pays doit pouvoir pratiquer une politique budgétaire expansionniste tant qu’il n’est pas à un niveau d’emploi satisfaisant. Les déséquilibres extérieurs et les différentiels de compétitivité doivent être réduits de façon coordonnée, c’est-à-dire notamment par la hausse des salaires et de la demande dans les pays trop excédentaires ou, s’ils s’y refusent, par des investissements créateurs d’emplois dans les pays déficitaires. De même, les pays doivent refuser la contrainte des programmes de réforme, qui leur imposent de présenter et de mettre en œuvre des ensembles de réformes libérales. La France (et ses éventuels alliés) doit refuser toute avancée en Europe tant que ces exigences ne sont pas pris en compte. Ainsi, lui faudra-t-il ouvrir une crise en Europe, en liaison avec d’autres pays qui connaissent des difficultés similaires (Italie, Espagne, Portugal, Grèce). Ces pays ne doivent plus acceptés d’être jugés par la Commission et le Conseil selon le critère « solde publique/réformes structurelles ».
En sens inverse, cette proposition se heurtera aux pays de Nord et à la Commission qu’il faudra affronter. Il faut tenir la position délicate : « Nous sommes en faveur d’une coordination des politiques économiques en Europe, mais nous refusons de nous plier à la coordination telle qu’elle est organisée aujourd’hui ».
Une rupture dans la finance
Il faut remettre la finance sur ses pieds. Se donner comme objectif d’éradiquer la plupart des activités spéculatives, de recentrer les banques sur la distribution de crédit, de reconstituer des circuits financiers publics ou coopératifs tournés vers le financement des Etats, des collectivités locales, des entreprises créant des emplois ou s’engageant dans la transition écologique.
Cette proposition se heurtera aux lobbys des banques et à l’organisation actuelle de l’Union bancaire qui vise, au contraire, à dénationaliser et à financiariser les banques, à augmenter le poids des marchés financiers.
Un choc de demande et la rupture écologique
Après le choc financier et le choc des politiques d’austérité, la plupart des pays d’Europe souffrent d’un fort déficit de demande. Celle-ci doit être impulsée par une hausse des dépenses publiques, tant en matière sociale (il faut remettre à niveau les prestations sociales), en matière de services publics (en particulier pour l’école) qu’en matière d’investissement public où la transition écologique nécessite des investissements importants en matière de transports collectifs, rénovation urbaine, rénovation des logements, économies renouvelables.
Le point délicat ici est qu’il existe une certaine contradiction entre une stratégie keynésienne, relancer la demande telle qu’elle est, et une stratégie social-écologique, le tournant vers une société sobre et solidaire. Notre société est caractérisée actuellement par la coexistence de de la non-satisfaction de besoins fondamentaux et l’explosion des consommations ostentatoires et de gaspillages. De nombreux emplois sont à la fois inutile socialement et fortement rémunérateurs. L’objectif ne peut être « tous communicants», ni « une Rolex pour tous ». Il faut à la fois réduire les secteurs gaspilleurs et promouvoir les secteurs économes. Ceci induit des coûts de transformation important. Ceci exige de passer à une société plus égalitaire. Il faut réduire la durée de travail marchand, dans la semaine et la vie, tout en retrouvant l’emploi pour tous.
Il faut opposer au modèle « innovation/précarisation » le modèle « sobriété/égalité », ce qui ne va pas de soi. Beaucoup continuent à penser que l’humanité évitera la crise écologique par le progrès technique qui seule la croissance peut impulser. La question est de faire le tri, entre les progrès utiles et les progrès nuisibles.
La rupture industrielle
La rupture industrielle a trois composantes. D’une part, la France (et l’Europe) doivent trouver une place dans la future division internationale du travail. Cela suppose que la politique industrielle soutienne certains secteurs innovant, certains secteurs structurants, des secteurs de main d’œuvre. Chaque pays doit à la fois soutenir sa demande et gérer son taux de change de manière à avoir une croissance satisfaisante et un solde extérieur proche de l’équilibre. Dans ce cadre, la France (et l’Europe) doivent pouvoir mettre en place une fiscalité écologique et protéger leurs services publics. Elles doivent faire pression pour que les pays excédentaires corrigent leurs excédents excessifs, cause de déséquilibre mondial.
Les choix industriels qui engagent notre développement économique, ne peuvent être laissés aux actionnaires à la recherche d’une rentabilité de court terme. Il faut organiser socialement l’évolution de l’industrie vers des techniques vertes, économes et innovantes. La politique industrielle doit s’inscrire dans une perspective de long terme, visant la transition écologique, la définanciarisation, la socialisation de la gestion des entreprises. Il faut proposer un pacte productif aux entreprises, leur demande de se dissocier de la stratégie actuelle du Medef pour s’inscrire pleinement dans la transition écologique et sociale.
Il faut organiser la coexistence de cinq secteurs : un secteur public démocratisé, renouvelé ; un secteur d’économie sociale, solidaire, collaboratif ; de grandes entreprises privées où les salariés et les clients auront leurs mots à dire ; des petites entreprises traditionnelles ; les petites entreprises porteuses d’innovation (qu’il faudra socialement contrôler, ce qui ne va pas de soi).
L’urgence aujourd’hui n’est pas la lutte contre le FN dans une union sacrée autour du libéralisme et de la mondialisation. L’urgence est de proposer une stratégie alternative, avec ses difficultés et ses contradictions. Cette stratégie suppose des ruptures claires avec la logique du capitalisme financier libéral et européen.