La mise en place de la monnaie unique s’est accompagnée de l’instauration de règles contraignantes sur la politique budgétaire des États membres. Ces règles ont créé des tensions entre la Commission européenne et les États membres ; elles ont souvent imposé des politiques restrictives ne correspondant pas à la situation économique des pays concernés ; elles sont responsables de la stagnation de la zone euro après la crise financière. En 2018, la Commission s’était engagée à proposer une réforme en 2020, qui devait toutefois rester conforme aux Traités européens. En raison de la crise sanitaire, cet examen a été reporté à 2022. La remise en place, tel quel des Traités obligeraient la plupart des pays à pratiquer, dès 2023, des politiques restrictives ; elle ne permettrait pas de financer la transition écologique et sociale. Les Institutions économiques et beaucoup d’économistes européens proposent l’instauration d’une règle d’évolution des dépenses publiques, qui reviendraient à « Tout changer pour que rien ne change », obligeant à une longue période d’austérité pour retrouver un niveau arbitraire du ratio dette publique/PIB, renforçant la tutelle des institutions technocratiques sur les politiques économiques nationales. Nous proposons au contraire de restaurer la possibilité de politiques budgétaires autonomes, dans le cadre d’une coopération ouverte, sans règle préalable ; les dettes publiques des pays de la zone euro doivent être garanties ; ceux-ci doivent pouvoir pratiquer les politiques budgétaires requises par leur situation macroéconomique, tout en tenant compte des objectifs de la BCE qui devront être repensés. Les pays ne doivent être tenus de changer de politique économique que si elle nuit à leurs partenaires.
La politique budgétaire est nécessaire.
Avant même la crise Covid, l’économie des pays développés se caractérisait par la coexistence de déficit et de dettes publics importants avec des taux d’intérêt faibles, inférieurs aux taux de croissance nominal anticipés. Globalement, ces pays souffraient d’un déficit de demande : la mondialisation avait permis au capital de renverser à son profit le rapport de force par rapport au travail ; chaque pays devait faire pression sur les salaires et les dépenses sociales pour améliorer sa compétitivité et son attractivité, devait réduire les impôts sur les plus riches et les grandes entreprises. Un fort soutien monétaire et budgétaire était donc nécessaire, avec des effets pervers comme la formation de bulles boursières.
La crise Covid de 2020-21 a montré, elle-aussi, la nécessité de politiques budgétaires actives. Le déficit public des pays de la zone euro s’est creusé de 7 points de PIB en 2020, à la fois du fait de la baisse des recettes publiques induites par la chute du PIB et des mesures discrétionnaires d’aide aux ménages et aux entreprises. Après la crise sanitaire, les dettes publiques des pays de la zone s'établiront en moyenne à 96 % du PIB. A l’avenir, la lutte contre le changement climatique rend nécessaires d’importants investissements publics (de l’ordre de 2 points du PIB, chaque année[1]). Ces dépenses peuvent permettre de relancer des économies, engluées dans une croissance molle, qui avaient accepté un niveau important de chômage au nom de la soutenabilité des finances publiques, de la compétitivité, de la lutte contre l’inflation. Elles sont facilitées par le bas niveau, actuel et sans doute, des taux d’intérêt.
En même temps, les politiques budgétaires actives nécessaires risquent de se heurter aux règles budgétaires imposées par les Traités Européens. L’organisation des politiques budgétaires est particulièrement délicate pour les pays de la zone euro. L’Europe monétaire est une chimère, qui ne peut avoir de règles de fonctionnement satisfaisantes. Un triangle d’incompatibilité existe entre une monnaie unique, des politiques budgétaires autonomes et des situations économiques différentes. L’incompatibilité s’est accrue au fil du temps : la monnaie unique n’a pas fait converger les économies, mais au contraire a creusé les disparités entre les pays de réussite, les pays du Nord, et les autres. La monnaie unique crée obligatoirement une forte solidarité entre les pays membres ; les pays excédentaires doivent toujours financer les pays déficitaires, de sorte qu’ils peuvent s’estimer en droit de contrôler leurs politiques, tout en pratiquant des politiques non-coopératives de recherche de compétitivité. De plus, les classes dirigeantes, les oligarchies financières, nationales et européennes estiment qu’il faut réformer le modèle européen, obliger les pays membres à réduire leurs dépenses publiques pour diminuer leurs impôts, ce qui est peu compatible avec les nécessités de la transition écologique et sociale, ce qui pose des questions démocratiques (l’UE peut-elle obliger un pays à réduire ses dépenses sociales contre l’avis de sa population ?).
Des règles budgétaires sans fondement économiques.
Contrairement à ce que prétendaient ses partisans, la monnaie unique n’a pas permis une plus grande liberté des politiques budgétaires, permettant de compenser la perte d’autonomie en matière de taux d’intérêt et de taux de change. La monnaie unique s’est accompagnée de la mise en place de règles budgétaires contraignantes et sans fondement économique. Au cours du temps, ces règles ont été complexifiés, renforcées, assouplies… Ainsi, le déficit public des États-membres ne doit pas dépasser 3% du PIB, leur dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB. Les pays doivent se donner un objectif de moyen terme (OMT) : soit, un déficit structurel inférieur à 0,5 % du PIB, si la dette publique est supérieure à 60 % du PIB, à 1 % du PIB si elle est inférieure. La convergence vers cet objectif doit s’effectuer à un rythme supérieur à 0,5 % de PIB par an (mesuré en termes de hausse du solde structurel primaire, tel que calculé par la Commission). Les pays ayant une dette supérieure à 60 % du PIB doivent la faire baisser au rythme d’un vingtième de l’écart avec 60% par an. Le taux de croissance des dépenses publiques primaires (corrigées des variations structurelles des recettes publiques) ne doit pas dépasser le taux de croissance du PIB potentiel. Les pays doivent mettre en place des Comités budgétaires nationaux indépendants (CBN), chargés de veiller au respect de ces règles.
Ces règles n’ont aucun fondement économique, en particulier les limites de 3%, et 60%, comme les objectifs de quasi-équilibre structurel et d’effort de 0,5% par an. La mise en œuvre du dispositif dépend crucialement de l’évaluation de la production potentielle. Or, celle-ci est fragile, contestable et variable (voir, Mathieu et Sterdyniak, 2015[2]). La méthode de la Commission fait que la production potentielle s’écarte relativement peu de la production constatée, de sorte que le déficit est toujours estimé être en quasi-totalité structurel. Les règles interdisent toute politique active de soutien de l’activité ; elles ne tiennent pas compte de la nécessité de financer les investissements publics.
Pensées pour réduire le risque de politiques budgétaires trop expansionnistes, elles sont inappropriées quand tous les pays développés souffrent d’un déficit global de demande et d’un risque de stagnation. Basées sur la thèse de l’efficience de la politique monétaire, elles étaient contre-productives quand la situation des pays membres différaient ; elles le sont encore plus marges de manœuvre de la politique monétaire sont inexistantes, les taux d’intérêt étant déjà nuls. Elles ne constituent pas un dispositif de coordination des politiques économique ; elles ne tiennent pas compte de la situation globale de la zone, les politiques restrictives imposées à certains pays ne sont pas compensées par des politiques expansionnistes de leurs partenaires. Elles ont contraint certains pays à pratiquer une politique budgétaire restrictive ne correspondant pas à leur situation conjoncturelle, ce qui a brisé la reprise en 2011-2014 après la crise financière. En même temps les dettes publiques ne sont pas garanties par la BCE. La spéculation sur les dettes publiques nationales a remplacé la spéculation sur les taux de change. Certains pays (comme l’Italie) continuent à souffrir d’écarts de taux d’intérêt peu justifiables.
Elles ont été imposées par les pays du Nord, en particulier l’Allemagne, qui se méfiait des pays du Sud, soupçonnés de vouloir pratiquer des politiques budgétaires expansionnistes et inflationnistes et faire financer leurs déficits publics et extérieurs par leurs partenaires. Elles sont soutenues par les classes dirigeantes, qui y voient un moyen d’imposer la baisse des dépenses sociales et d’empêcher tout tournant de politique économique.
Les règles budgétaires ont été suspendues en 2020-21-22. Les pays membres ont pu soutenir massivement leur population, leurs salariés et leurs entreprises. La BCE a joué correctement son rôle, en maintenant les taux d’intérêt aux plus bas niveaux possibles, en rachetant, tant que nécessaire, les titres publics des Etats-membres[3]. Ainsi, en 2022, selon les dernières prévisions de la Commission, la dette publique devrait atteindre 98 % du PIB en moyenne dans la zone euro, dépasser 60 % dans douze pays, 100 % dans six d’entre eux (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique) ; le déficit public structurel de la zone serait de 3,9% du PIB ; seul le Luxembourg atteindrait son OMT. La remise en œuvre des règles budgétaires en 2023, sans réforme, supposerait donc soit des politiques restrictives dans la zone Euro, qui briseraient la reprise comme en 2011-2014, sans guère améliorer les ratios de dette, en raison de la chute du PIB, soit de fortes tensions entre les pays membres et les Instances européennes.
Une norme d’évolution des dépenses publiques
Un certain consensus semble s’être établi parmi les institutions européennes et les économistes européens pour remplacer les règles existantes par une seule règle : une norme d’évolution des dépenses publiques. Le taux de croissance des dépenses publiques (hors charges d’intérêt et hausse conjoncturelle des dépenses de prestations chômage) devrait être inférieur, sur une certaine période, 5 ans en général, à la somme du taux d’inflation et du taux de croissance potentiel, de façon à viser une cible de dette publique de 60 % du PIB. Toutefois, un pays pourrait augmenter ses dépenses publiques s’il augmente en même temps ses recettes publiques ; il ne pourrait baisser ses impôts que s’il baisse ses dépenses publiques. En fait, la règle est très proche d’une règle d’évolution du solde primaire structurel (SPS), qui devrait augmenter chaque année en fonction de l’écart du ratio de dette à la norme de 60 % du PIB. Mais, présenter la règle sous forme d’une contrainte sur les dépenses publiques n’est pas neutre : la pression est mise sur les dépenses plus que sur la possibilité d’augmenter les impôt (que certains veulent même refuser de prendre en compte, ESM, 2021).
Selon ses partisans, cette règle éviterait les problèmes liés à l’estimation problématique de la production potentielle, du solde structurel, de l’impulsion budgétaire. En sens inverse, elle nécessite toujours d’estimer la croissance potentielle, ce qui est problématique en situation de dépression. Le risque demeure d’un enchainement pervers comme après 2011 : sous-estimation de la croissance potentielle d’où politique restrictive, d’où faible croissance, d’où baisse de l’estimation de la croissance potentielle.
Les propositions diffèrent sur la prise en compte de l’inflation (constatée, anticipée ou les 2 % objectif de la BCE, ce dernier choix étant le plus stabilisant puisque la politique budgétaire serait plus ou moins expansionniste selon le niveau d’inflation.
Quand l’objectif de 60 % pour le ratio dette/PIB est maintenu, la règle impliquerait une longue période d’austérité. Rien n’assure que la baisse induite des dépenses publiques sera compensée par une hausse des dépenses privées. Rien n’assure que ce niveau arbitraire est compatible avec l’équilibre macroéconomique de moyen terme. La France doit-elle se donner l’objectif de ramener sa dette à 60 %, alors que ce niveau arbitraire est largement dépassé par les pays hors zone euro, alors que l’urgence est de financer la transition écologique ? Aussi, certains remettent en cause ce chiffre de 60 %, peu réaliste en 2023, pour proposer 90 % (Dullien et al., 2020)) ou 100% (ESM, 2021), ou même une cible glissante à 5 ans, spécifique à chaque pays (Darvas et al., 2018) ce qui rend la règle plus floue et moins contraignante.
Dans certaines propositions (Claeys et al. (2016)), l’évolution des dépenses publiques nettes serait imposée par une formule rigide : le taux de croissance du PIB potentiel plus l’objectif d’inflation de la BCE (2%) moins un terme correcteur de 0,02 fois l’excès de dette publique par rapport à l’objectif de 60 % du PIB. Quelle que soit sa situation conjoncturelle, un pays ayant une dette de 120 % du PIB devrait réduire ses dépenses publiques de 1,2 % et donc pratiquer un effort budgétaire de l’ordre de 0,6 % par an.
Selon d’autres proposition, la norme de dépenses publiques serait fixée par une négociation entre l’État membre, la Commission, le Conseil budgétaire européen (CBE) et le Conseil Budgétaire National. (Bénassy et al., 2018, Darvas et al., 2018, Martin et al, 2021). Le respect de la règle serait supervisé par le CBE et le CBN, en mettant en place un processus technocratique de contrôle des politiques budgétaires nationales, qui ne respecterait pas l’autonomie des États membres.
Le non-respect de la règle serait sanctionné, pour certains par la suspension de l’accès aux prêts du MES ou aux transferts de l’UE, pour d’autres (Bénassy et al., 2018 ; Darvas et al., 2018), par l’obligation de financer l’excès de dépense en émettant de la dette junior (celle qui serait annulée en premier en cas de faillite de l’Etat). Ce serait une dangereuse innovation financière : un pays avancé émettrait de la dette qu’il déclarerait lui-même comme risquée. Cela ne ferait que donner du grain à moudre aux spéculateurs et crédibiliser la possibilité d’une défaillance partielle d’un État de la zone euro.
Enfin, mal conçue, la règle porte sur la variation du SPS et non sur son niveau. Elle ne fixe pas de niveau d’équilibre du SPS, de sorte qu’elle n’aboutit pas à un long terme équilibré. Un pays qui part avec une dette de 100 % du PIB et un déficit structurel primaire de 2 % du PIB, doit augmenter chaque année son solde structurel primaire. Au bout de 20 ans, sa dette serait proche de 60 % du PIB et son solde primaire structurel excédentaire de 4,5 % du PIB. La règle ne dit rien sur la suite, entre rester à une dette de 60 % du PIB (ce qui permettrait de ramener rapidement le solde structurel primaire à l’équilibre, avec un fort effet expansionniste) ou maintenir un fort excédent et annuler progressivement la dette publique.
Certes, la règle laisse, à court terme, jouer les stabilisateurs automatiques du côté des recettes (et des prestations chômage). En sens inverse, elle impose une politique budgétaire plus ou moins rigide, qui ne tient pas pleinement compte de la situation conjoncturelle ; elle interdit les politiques discrétionnaires (qui sont nécessaires comme l’a, à nouveau, montré la crise sanitaire). Elle maintient une tutelle technocratique des Instances européennes, secondées par des comités ad hoc, sur les politiques nationales. Par rapport à la situation actuelle, c’est vraiment « tout change pour que rien ne change ».
Selon la règle d’or des finances publiques, il est légitime, pour assurer l’équité intergénérationnelle, de financer les investissements par l’endettement (Truger, 2015). Plus précisément, le déficit public structurel doit être égal à l’investissement net plus la dépréciation de la dette publique induite par l’inflation[4] (Mathieu et Sterdyniak, 2012). Aussi, certains préconisent d’ôter les investissements des dépenses publiques régies par la règle et de n’y inclure que la consommation de capital public[1] C’est crucial aujourd’hui quand d’importants investissements publics sont requis pour la transition écologique. Cela éviterait que ceux-ci ne soient fortement réduits en période d’austérité budgétaire. Cela pose toutefois la question de la définition des investissements publics ; pour certains, il faut élargir la définition de la comptabilité nationale à toutes les dépenses augmentant la croissance potentielle (y compris les dépenses d’éducation et de recherche) ; ils oublient que la politique économique doit avoir d’autres finalités, bien plus importantes aujourd’hui: réduire les émissions de gaz à effet de serre, défendre la bio-diversité ; aussi, serait-il plus avisé de préconiser plutôt de l’élargir aux dépenses s’inscrivant dans la transition écologique. La règle d’or nécessite, en toute logique, que la dette publique soit évaluée nette du capital public. Par ailleurs, la règle d’or est indispensable, mais ce n’est pas une règle de stabilisation macroéconomique ; il faut aussi que les États puissent ajuster leurs politiques budgétaires à des fins conjoncturelles. Enfin, l’accent mis sur les dépenses d’investissement risque d’impliquer une pression à la baisse accrue sur les dépenses sociales.
La soutenabilité des finances publiques
Blanchard et al. (2021) estiment que la règle budgétaire doit avant tout se préoccuper de la soutenabilité de la dette. D’un côté, ils proposent de passer de règles numériques à des principes généraux, non chiffrés (des standards), ce que l’on ne peut qu’approuver. De l’autre, ils proposent que le CBE ou les CBN utilisent des méthodes stochastiques pour évaluer le risque d’insolvabilité, qui devrait être maintenu en dessous de 5%, ce qui mettrait une limite au ratio dette/PIB, spécifique à chaque pays. Ils proposent de contraindre les pays membres à y converger : soit la Commission, le Conseil ou le CBN pourraient bloquer un budget non conforme, soit la Commission pourrait porter plainte devant la CJUE.
Le calcul envisagé n’a guère de sens. Comment calculer une probabilité d’insolvabilité dans une situation d’incertitude radicale ? L’expérience montre qu’un choc commun ne pose aucun problème d’insolvabilité, compte-tenu du soutien de la BCE. Comment tenir compte des risques d’un choc spécifique, comme un tournant radical de politique, que les instances européennes et les autres pays membres refuseraient d’avaliser ? En toute logique, le niveau de dette requis serait bas pour un pays à faible croissance comme l’Italie (qui serait donc soumis à de fortes contraintes) et élevé pour les pays du Nord (qui n’utiliseront pas leurs marges de manœuvre). Par ailleurs, aucun pays souverain n’acceptera que soit donné un droit de véto sur son budget à un comité d’experts comme le CBN ou à une instance judiciaire comme la CJUE. Comment des juges évalueraient-ils la conformité à une norme aussi vague que la soutenabilité de la dette publique ?
Une norme en charge d’intérêt : si les ratios de dette publique sont aujourd’hui beaucoup plus élevés que naguère en pourcentage du PIB, la charge de la dette est beaucoup plus faible. De plus, celle-ci doit être corrigées de l’inflation et de la croissance. Ainsi, dans les années 97-99, les intérêts versés par les administrations représentaient 3,4 % du PIB pour une croissance du PIB en valeur de 4,5% et une dette de 60 % du PIB, soit un coût économique de la dette de 0,7 % du PIB. Dans les années 2017-19, les intérêts versés représentaient 1,7% du PIB, pour une croissance du PIB en valeur de 2,8% et une dette de 98% du PIB, soit un gain économique de 1,1% du PIB. Aussi, certains économistes proposent-ils une règle budgétaire limitant la charge d’intérêt à 2% du PIB (Ragot, 2021), à 3% (Priewe, 2021) ou limitant la charge d’intérêt corrigée de l’inflation à 2% du PIB (Furman et Summers, 2020). Certes, ces règles ouvriraient un large espace pour les politiques budgétaires (si les taux d’intérêt convergent vers 1% la dette publique pourrait être de 200 % (Ragot), 300 % du PIB (Priewe), l’infini si l’inflation est de 2%, Furman et Summers), mais elles sont arbitraires (pourquoi 2 ou 3 % ? pourquoi ne pas corriger de la croissance ?) ; la charge d’intérêt n’évolue que très lentement de sorte qu’elle ne peut guère servir de guide à la politique budgétaire annuelle.
Vers l’Europe budgétaire ?
Les instances européennes (EFB, 2020, ESM, 2021) plaident pour augmenter les capacités budgétaires de l’UE : lui donner un rôle de stabilisation global (en s’endettant quand la politique monétaire est paralysée) ; prendre en charge la fourniture et le financement des biens publics communs (comme la lutte contre la changement climatique) ; financer par l’endettement des transferts conditionnels vers certains pays à l’exemple de la Facilité pour la Reprise et la Résilience de 2021. En échange, les règles budgétaires nationales seraient fortement durcies. L’objectif est d’aller vers l’Europe budgétaire.
Selon nous, ce n’est pas économiquement souhaitable. L’expérience de la crise sanitaire a montré que les États pouvaient réagir rapidement, alors que l’UE n’a fait que refinancer chichement des mesures déjà financées. Peut-on imaginer que les politiques budgétaires soient décidées au niveau de l'UE, avec une paralysie des politiques nationales, que ce soit la même politique pour des pays dans des situations différentes ou des politiques différentes décidées centralement ? Il est certes souhaitable que l’UE impulse des politiques communes, mais ce ne doit pas être un prétexte pour imposer des contraintes supplémentaires aux politique nationales. Par ailleurs, les disparités politiques, sociales, économiques sont grandes entre les pays membres ; le débat politique se déroule pour l’essentiel au sens de chaque nation ; l’Europe budgétaire serait une étape vers une Europe fédérale, qui, selon nous, ne correspond pas au souhait des populations. En tout état de cause, cette étape devrait être soumise à un vote démocratique.
Des politiques budgétaires coordonnées mais autonomes
Selon nous, la politique budgétaire dans la zone euro doit s’inspirer des principes de la finance fonctionnelle : les finances publiques doivent viser la stabilisation macroéconomique ; elles doivent financer les dépenses et investissements publics, en particulier ceux nécessaires à la transition écologique. Elles ne doivent pas être contraintes par des règles numériques arbitraires.
Comme tous les pays développés, les pays de la zone euro doivent pouvoir émettre une dette publique sans risque, garantie par la Banque centrale. Ils doivent pouvoir avoir un déficit public conforme aux besoins de leurs objectifs macroéconomiques. Un pays ne peut être incité à changer de politique budgétaire que s’il est effectivement prouvé qu’elle nuit aux autres pays membres.
La garantie mutuelle des dettes publiques doit être totale pour les pays qui acceptent de participer à un processus ouvert de coordination (c’est-à-dire sans règle préalable). Les pays doivent présenter une stratégie de politique économique visant le plein-emploi et la transition écologique, en respectant un objectif d’inflation (du moins de rester dans une certaine borne autour de l’objectif commun, qui doit être relevé dans les périodes de forte reprise), un objectif de taux d’intérêt (la BCE ne doit pas être amené à augmenter le taux d’intérêt au-dessus du taux de croissance).Les pays doivent se donner un objectif d’évolution salariale (à moyen terme, les salaires réels doivent augmenter comme la productivité du travail ; à court terme, des processus d’ajustement doivent être prévus pour les pays où les salaires ont trop ou pas assez augmenté; la hausse ou la baisse des cotisations sociales (et de la TVA en contrepartie) peuvent être utilisées pour faciliter le processus d’ajustement, mais doivent être coordonnées) ; Les pays doivent présenter et négocier leurs objectifs de balance courante ; les pays ayant au départ des objectifs de forts excédents extérieurs doivent accepter de les réduire ou de financer des projets, de préférence industriels, dans les pays déficitaires. Le processus doit aboutir à politiques budgétaires autonomes, mais compatibles.
Le Traité doit maintenir un dispositif prévoyant le cas où la négociation n’aboutit pas, où un pays pratique une politique budgétaire insoutenable ; dans ce cas, la nouvelle dette du pays hors accord ne serait plus garantie ; mais ce cas ne doit jamais survenir. Par ailleurs, la BCE doit maintenir durablement les taux d’intérêt en dessous du taux de croissance pour réduire le poids de l’endettement public, sachant que les pays membres devraient s’engager à pratiquer à des politiques budgétaires restrictives en cas de demande excessive. En même temps, pour éviter la naissance de bulles financières, la BCE et les États membres doivent inciter les banques à se détourner des activités spéculatives pour financer les activités productives.
Le débat institutionnel.
La Commission a sollicité l’avis du CBE (EFB, 2020,2021). Celui reprend la proposition d’un plafond d’évolution des dépenses publiques primaires nettes des hausses d’impôts et des hausses de prestations chômage dues à la conjoncture, calée sur la croissance du PIB potentiel, avec un terme correcteur pour faire converger le ratio de dette vers l’objectif de 60 % à une vitesse négociée entre l’État, le CBN, la CBE, la Commission. En même temps, la limite de 3% du déficit public serait maintenue pour marquer symboliquement la continuité des règles. « Certains investissements, censés impulser la croissance, en particulier ceux des projets européens, pourront être retirés des dépenses publiques nettes », mais, en fait, ils interviendraient à terme par leur impact sur la dette et l’accent n’est pas mis sur les dépenses s’inscrivant dans la transition écologique. Les pays qui ne respecteraient pas la règle n’auraient pas accès aux aides du budget de l’UE. Les pays ayant un excédent extérieur seraient encouragés à développer des investissements favorables à la croissance (en espérant des effets de stimulation sur l’ensemble de l’UE). Le CBE propose d’augmenter la capacité budgétaire de l’UE et surtout de développer le rôle des CBN pour contrôler l’évolution des finances publiques de chaque pays, ce qui pose des problèmes démocratiques[5] : sur quelle base, les membres seront-ils choisis, une fois reconnu qu’il existe différentes écoles de pensée parmi les économistes ? les CBN devront-ils, comme dans le passé, se contenter de vérifier la conformité de la politique budgétaire de chaque pays aux règles européennes ? auront-ils un pouvoir d’appréciation de l’opportunité de s’en écarter quand celles-ci ne sont pas conformes aux besoins du pays membre, tant pour la stabilisation conjoncturelle que pour la politique structurelle ?
Le 8 juillet 2021, le Parlement européen a repris les propositions du CBE. L’objectif de dette serait fixé en utilisant « des outils et techniques innovants tels que des tests de résistance et l’analyse stochastique », ce qui est illusoire, selon nous. « Une capacité budgétaire centrale au niveau européen inciterait à un meilleur respect des règles budgétaires de l’Union ». Certes, il est souhaitable que l’UE finance des projets communs, mais, selon nous, cela ne doit pas se faire au détriment de l’autonomie des États membres.
Un premier débat sur la réforme des règles budgétaires a eu lieu au Conseil Ecofin du 11 septembre 2021. Pour une coalition de pays frugaux, menée par l’Autriche et comprenant aussi les Pays-Bas, la Finlande, la Slovaquie, la Lettonie, et bizarrement le Danemark, la Suède, la République tchèque, non membres de la zone euro, les règles actuelles sont « nécessaires et raisonnables… des finances publiques saines sont un pilier central de l’appartenance à l'UE et un fondement de l’UEM …réduire les dettes excessives doit rester un objectif commun » ; « il faut assurer la soutenabilité des dettes publiques en prévision de chocs futurs ».
Pour les pays du Sud et la France, il faut assouplir la contrainte de dette publique, par exemple en faisant passer la limite à 100 % (la moyenne actuelle dans la zone euro), et en en donnant plus de temps aux pays à fort niveau de dette pour revenir à ce niveau. Cela éviterait d’imposer à ces pays de pratiquer des politiques fortement restrictives en 2023. Surtout, certaines dépenses devraient ôtées des règles budgétaires : soit, les investissements censés augmenter la croissance potentielle, soit, les dépenses s’inscrivant dans la transition écologique.
Le 19 octobre, la Commission Européenne (2021) a lancé un processus de consultation sur la réforme de la gouvernance européenne. Elle insiste sur la nécessité d’une « réduction progressive, continue et favorable à la croissance des dettes jusqu’à des niveaux prudents », sur la nécessité de maintenir des niveaux soutenus d’investissement public, sur la nécessité de créer des marges budgétaires pour pouvoir utiliser la politique budgétaire de stabilisation quand nécessaire, sur l’importance de la coordination des politiques budgétaires, sur les risques de divergences dans l’UE, sur la difficulté d’utiliser des indicateurs fragiles en période de crise, sur la nécessité de mettre en place des règles utilisables en toutes circonstances. Des objectifs souvent contradictoires.
En fait, face à l’impossibilité d’aboutir à un accord politique pour revoir les Traités budgétaires, la Commission pourrait se limiter à appliquer avec souplesse les règles actuelles, ce qui maintiendrait une situation ambiguë peu satisfaisante. « Beaucoup de bruit pour rien ». Pourtant, l’expérience passée montre que les règles sont sources de tensions inutiles et d’erreurs de politiques économiques, qu’elles doivent être suspendues en cas de chocs importants. L’organisation de la politique économique dans la zone euro doit permettre des ajustements discrétionnaires et être basée sur une coordination ouverte et sur la confiance entre États membres.
Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak
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[1] La note de la Commission (2020) évoque des investissements de l’ordre de 4,3 points de PIB par an pour la transition écologique, sans faire le partage entre public et privé.
[2] Ainsi, fin 2019, la Commission estimait que la France, avec un taux de chômage de 8,5%, avait un écart de production positif de 0,7% ; fin 2020, l’écart de production, toujours pour 2019, était estimé à 1,9%.
[3] On peut cependant lui reprocher de ne pas annoncer clairement qu’elle garantissait les dettes publiques (l’Italie souffre toujours d’un écart de taux de l’ordre de 1%) et de ne pas avoir pris des mesures fortes contre la spéculation financière.
[4] Soit de l’ordre de 2% du PIB en 2019, pour la France comme pour la zone euro.
[5] D’autant qu’en France, le HCFP, qui joue le rôle de CBN, est, en fait, sous la coupe de la Cour des Comptes.