Naturellement, je souhaiterais pouvoir converger avec Bernard Friot. Mais non, ce n’est pas possible. Sa réponse, comme une nouvelle consultation attentive d’Emanciper le travail m’en convint une nouvelle fois. Sa vision d’un salaire à vie est une impasse sans cohérence.
Partons une nouvelle fois de la notion de travail. Le travail est une activité socialement organisée qui permet la production de biens et de services. Cette production peut être marchande (le produit est vendu) ou non marchande (financé par des impôts, le service est fourni gratuitement à ceux qui en ont besoin). Le travail est plus ou moins pénible ; il faut produire des biens qui devront trouver un acheteur ou fournir un service pour satisfaire un client. Le boulanger doit se lever à 5 heures du matin pour que le client puisse avoir son pain frais à 7 heures. Peut-on prétendre que le retraité travaille ? Non. Il a travaillé. Il a acquis des droits socialement reconnus et garantis à disposer d’une pension jusqu’à la fin de sa vie. Bernard Friot nous oppose le cas où certains retraités se livrent à des activités socialement utiles, mais ces activités n’ont rien à voir avec leur droit à pension, qui reste le même qu’ils donnent des conférences ou lisent des livres.
Naturellement, le fonctionnaire travaille ; son activité est productive ; elle bénéficie à des élèves ou à des malades. Quel que soit le respect que nous devons à Jean-Marie Harribey, la Comptabilité Nationale ne l’a pas attendu pour mesurer un PIB non marchand à côté du PIB marchand. Mais Bernard Friot écrit dans sa réponse : « Tout l’enjeu de la nature, salariale ou non, des pensions est de savoir si c’est en tant que producteurs de valeur économique ou utiles assistés que les retraités sont dotés de pouvoir d’achat, et le raisonnement est le même pour les fonctionnaires ». Peut-on assimiler retraités et fonctionnaires ? Peut-on avoir une réflexion pertinente sur l’organisation de la production en prétendant que fonctionnaires et retraités produisent de la même façon ?
Le projet de Bernard Friot consiste en fait en une tentative bizarre de généraliser à l’activité marchande le mode de production publique (celui des fonctionnaires) et les activités des retraités (des activités privés librement choisis).
Notons, en passant, que les enfants (jusqu’à 18 ans) sont les oubliés de la pensée de Bernard Friot. Pourquoi Friot ne considère-t-il pas qu’ils travaillent comme les retraités ? Parce que les allocations familiales sont trop faibles actuellement ? Pire, Bernard Friot prévoit un salaire de 1500 euros au-delà de 18 ans, mais oublie que cette somme ne représente pas le même niveau de vie pour un célibataire et pour une femme avec deux enfants à charge.
Nous sommes bien sûr d’accord sur l’objectif : réduire l’importance du capitalisme dans l’économie et la société, passer progressivement à la propriété sociale des moyens de production. C’est un combat multiforme ; on le voit aujourd’hui où se développe des formes originales de production non capitaliste comme les coopératives ou l’économie collaborative. Par ailleurs, il n’est pas facile de faire fonctionner une société marchande non capitaliste.
Le problème est que Bernard Friot, quoi qu’il dise dans sa réponse, décrit en détails une société où il a tout prévu. Ce qui est vite exaspérant à la lecture de Emanciper le travail.
A partir de 18 ans, chacun aura droit à un salaire de 1500 euros par mois, puis, sur examen, pourra accéder à d’autres niveaux de qualification. Il y aura, a décidé Bernard Friot, quatre niveaux de qualification, donnant droit à un salaire à vie de 1500 à 6000 euros. C’est certes plus tentant que les propositions du revenu de base (qui se limite souvent à 500 ou 750 euros par mois, le montant du RSA). Cela suppose quand même que la société continue d’être essentiellement marchande, que les salariés puissent acheter des biens et des services avec leurs salaires. C’est peu compatible avec une définition large de la production, où un retraité ou un chômeur est considéré comme productif, sans mettre de produit ou de services sur le marché, où l’âge de la retraite est censé passé de 55 ans, à 50, puis à 45 ans. Ce serait quand même plus honnête de la part de Bernard Friot de dire clairement : « La société, que je propose, sera essentiellement non marchande, à base de biens publics, de productions domestiques, d’activités libres. Le salaire sera donc obligatoirement faible ».
Mais, le problème se pose surtout pour les 18-55 ans. Devront-ils travailler au sens de « avoir une activité socialement organisée produisant des biens ou des services » pour avoir droit à un salaire ? ou seront-ils considérés comme productif a priori, comme les retraités. Bernard Friot, quoi qu’il en dise dans sa réponse, ne l’explique pas. Bien sûr, travailler rend utile et heureux. Mais, c’est souvent pénible, surtout quand ce doit être tous les jours (et tous les matins). Donnera-t-on les mêmes 1500 euros aux jeunes apprentis boulangers et à ceux celui qui auront a choisi de ne rien faire ? Par la suite, la qualification au niveau 4, obtenu sur examen, donnera droit à un salaire à vie de 6000 euros, indépendamment de l’activité effective. Bernard Friot refuse tout lien entre salaire et production effective, lien qui est quand même à la base de l’économie marchande. Le lecteur a du mal à choisir entre deux visions : le salaire à vie s’accompagne de l’obligation du travail ou le salaire à vie est versée également à ceux qui refusent tout emploi et se livrent aux activités privés de leur choix. Ainsi, dans l’univers de Bernard Friot, chacun peut ne choisir de ne pas travailler (au sens courant du mot travail) tout en bénéficiant pour au moins 1500 euros par mois du travail des autres. Est-ce crédible ? Est-ce souhaitable ?
Bernard Friot écrit : « Nous devons être payés à vie, débarrassés de l’obligation de quémander un emploi à un actionnaire ». Certes, mais je vois mal comment dans une société marchande chacun peut échapper à la contrainte de devoir produire des biens ou des services dans un cadre socialement déterminé, tout en recevant un salaire censé lui donner droit à des biens ou à des services.
Cela l’amène, il me faut le redire, à une vision peu réfléchie de la formation des prix, vision qu’il refuse d’approfondir dans sa réponse, c’est dommage. Dans une économie marchande, les prix des biens doivent refléter les quantités de travail et de capital utilisés pour la production, donc tenir compte des salaires et d’un coût du capital (incorporant sa dépréciation et un certain taux d’intérêt). Dans une très confuse page 87, Bernard Friot évoque d’abord la possibilité que les entreprises reçoivent gratuitement leur capital, mais doivent verser une cotisation salaire (représentant les salaires des emplois utilisés) et une cotisation investissement de 50% des salaires versés, possibilité qu’il écarte immédiatement. Notons cependant que, selon la solution écartée, les entreprises seraient fortement incitées à utiliser peu de travail et beaucoup de capital. Pour autant que l’on puisse comprendre le texte de Friot (mais je vais être accusé de ne pas l’avoir lu), les entreprises ne verseraient pas directement les salaires à leurs salariés, ceux-ci seraient rémunérés par une caisse à laquelle les entreprises verseraient une cotisation salaire qui ne seraient pas liée au travail utilisé ; de même les cotisations investissement ne seraient pas liées au capital mis en œuvre, de sorte que les flux monétaires transitant par les entreprises n’auraient aucun sens économique.. Enfin, Friot écrit, page 88, que les prix seraient formés sur la base des seuls prix des consommations intermédiaires, ce qui revient à une détermination circulaire, donc une absence de détermination. En tout état de cause, des prix arbitraires ne permettraient pas d’orienter la production, de définir les entreprises efficaces qu’il faut développer et celles en faillite, c’est-à-dire de discriminer entre les productions socialement utiles et les autres. Le texte ne permet pas de comprendre le fonctionnement concret des entreprises. Cela pour dire que celui-ci ne tient guère la route d’un strict point de vue économique (désolé d’être si positiviste). Bernard Friot ne résout aucun des problèmes auxquels ont été confrontées les économies socialistes ; pire, il les aggrave en refusant que les prix reflètent les coûts de production.
Oui, il faut dépasser le capitalisme. Mais cela ne se fera pas selon le modèle rigide, arbitraire et incohérent du salaire à vie.