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Billet de blog 17 février 2023

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Dans les Alpes, avec Bernard Friot

Une analyse critique de l'ouvrage : "Prenons la main sur nos retraites". Des propositions qui n’ont aucun réalisme quant au fonctionnement des entreprises et quant à la retraite, ni en régime capitaliste, ni même dans un communisme envisagé.

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Le week-end dernier, j’ai participé, avec Bernard Friot, à deux réunions militantes, à Gap puis à Briançon, à l’invitation des organisations qui luttent contre la contre-réforme des retraites.  Friot vient de publier un ouvrage : « Prenons la main sur nos retraites ». J’en discute ici les principales thèses[1].

Chorus : Comme vous le savez, sans doute tous, Friot développe un modèle d’économie, d’alternative au capitalisme, modèle qu’il appelle communiste. Chacun, de 18 ans à sa mort, serait titulaire d’un salaire à vie, de 1800 à 5000 euros dans la dernière version, salaire qui dépendrait de sa qualification personnelle, reconnue par des conseils de la compétence, salaire versé par une caisse centrale financée par création monétaire. Chacun pourrait se consacrer aux activités de son choix, qui seraient automatiquement du travail (car Friot refuse le travail à l’emploi dans une entreprise capitaliste). Chacun pourrait signer, ou non, un contrat de travail avec une entreprise. Il participerait alors aux décisions de l’entreprise.  Grâce à son éducation, chacun aurait nécessairement un comportement responsable.

Certes, nous ne pouvons que souscrire à la reprise par Friot des objectifs finaux du mouvement communiste : la propriété collective des moyens de production, la direction des entreprises par les travailleurs eux-mêmes. Réaliser ces objectifs devient urgent avec la crise écologique : il faut changer les objectifs des entreprises, non plus la hausse de la valeur pour les actionnaires, mais satisfaire les besoins essentiels de la population à moindre coût écologique. Ce changement n’est pas simple : les salariés d’une entreprise dont la production est inutile ou polluante peuvent être réticents à accepter sa mise en extinction. Il faut donc prévoir une réelle garantie de salaires et d’acquis sociaux, d’où les propositions de Sécurité sociale professionnelle.

Par contre, même dans une société communiste, même dans la fonction publique aujourd’hui dont Friot dit s’inspirer, chacun ne peut décider librement de son activité. Si on peut échapper à la première aliénation du travail, être soumis dans son entreprise à la nécessité de rentabiliser le capital, on ne peut échapper à la seconde, devoir produire pour autrui, devoir satisfaire les besoins du client ou de l’usager. De sorte que le salaire à vie doit s’accompagner de l’obligation de se plier aux exigences d’une entreprise, entreprise qui aurait elle-même des objectifs socialement décidés : fournir de l’électricité, assurer un service de transport collectif, etc. Par ailleurs, chacun ne peut prétendre à un salaire selon sa qualification, indépendamment de sa contribution à la production. J’ai un diplôme d’ingénieur, je ne peux prétendre à un salaire d’ingénieur si je choisis de faire le tour du monde ou d’élever des chèvres dans le Larzac. Un salaire d’ingénieur suppose que l’on effectue un travail d’ingénieur.

Dans le monde de Friot, la question de la retraite ne se pose pas. Chacun, quels que soient son âge et ses activités, continue à recevoir son salaire de qualification. 

Recitative : Friot ne se pose jamais deux questions. Comment seraient déterminés les prix et, donc la valeur ajoutée des entreprises (qui serait, selon Friot, l’assiette qui déterminerait leurs contributions aux caisses de salaires ou d’investissement) dans une économie où les travailleurs et le capital seraient mis à la disposition des entreprises sans que celles-ci n’aient à les payer directement ? Friot ne tient pas compte de tous les travaux sur l’organisation des prix et de la production dans un système de production communiste.

Comment garantir que, face au montant des salaires à vie, versés a priori sans garantie de contribution à la production, il y a bien une production monétaire correspondante ? Je suis retraité ; je passe mon temps à lire ; je peux certes considérer que c’est une production au sens de Friot, mais j’en suis à la fois le producteur et le bénéficiaire. Il faut bien que la retraite que je touche soit compensée par des cotisations prélevées sur les actifs. Il y a une contradiction forte entre la proposition de Friot, augmenter le temps libre, ce qui implique de diminuer la production marchande et l'augmentation des salaires et des pensions de retraite qu'il prévoit par ailleurs.

Aria : Pour Friot, la retraite doit être un salaire continué, du montant du dernier salaire, (il écrit parfois des six meilleurs mois de salaire de la carrière) ne dépendant pas des cotisations, ni des annuités (ce qui est logique, puisque, selon lui, tout le monde travaille, passé 18 ans, quoi qu’il fasse). Son grand ennemi, ce n’est pas la capitalisation, c’est l’AGIRC-ARRCO, la retraite dépendant des cotisations, l’idée que « j’ai droit à une retraite, car j’ai cotisé ».

Friot a raison de montrer que le retraite d’assurance sociale fait partie du statut salarial. Contre les thèses de pseudo-égalité actuarielle entre cotisations et prestations espérées (à la Bozio-Macron2017), il faut marteler que la retraite publique a une composante rétributive : elle doit tenir compte du niveau de salaire acquis, corriger des accidents de carrière, compenser (un peu) les bas salaires, récompenser l’élevage des enfants, ne pas prolonger les salaires excessifs. Dans ce cadre, il est cependant légitime de tenir compte du nombre d’années de service. Friot fait l’éloge de la retraite d’entreprise, mais celle-ci n’est possible que pour les fonctionnaires et les entreprises publiques.  Dans le secteur privé, les salaires ne sont pas contrôlés ; la pérennité des entreprises n’est pas assurée ; la retraite doit être socialement organisée. Il faut donc des règles contrôlables, donc une retraite qui dépend des salaires versés, vérifiables par les cotisations versées. Ne faire dépendre le niveau de la retraite que des six meilleurs salaires mensuels entrainerait (comme c’était le cas en Grèce) des fraudes faciles. Il est légitime de tenir compte d’une période plus longue (25 années peut-être, mais avec une indexation sur les salaires), tout en maintenant le caractère rétributif et redistributif du système.

Dans la mesure où l’AGIRC-ARRCO s’est constituée en dehors de l’État, sur la base d’accords entre entreprises et syndicats, elle doit équilibrer ses comptes, donc tenir compte des cotisations pour distribuer des retraites. L’AGIRC-ARRCO est, quand même, une conquête des travailleurs qui leur permet d’avoir des taux de remplacement satisfaisant, décroissant avec le niveau de salaire. Elle a surtout évité que les cadres s’organisent indépendamment des autres salariés dans des régimes autonomes fonctionnant en capitalisation. De sorte que je ne souscris guère aux attaques de Friot.

Entracte : Le niveau des retraites dépend-t-il des cotisations ou des salaires ? Imaginons un monde simple où il y a 100 travailleurs qui produisent 100, 30 retraités et un accord pour que la retraite soit 70% du salaire net. Le taux de cotisation doit être de 17,3%, de sorte que le salaire net soit de 82,7 et la retraite de 60,9. Plusieurs années après, le nombre de retraités est passé à 50 , quand le nombre de travailleurs est resté à 100 ; le taux de cotisation doit monter à 26%, de sorte que le salaire net soit à 74 et la retraite à 51,8.  Les années où le taux de cotisation est de 26% ne doivent pas donner plus de droit en termes de pension  que celles où le taux était de 17,3%. Le niveau des retraites doit donc dépendre des salaires et non des cotisations. Ceci est assuré automatiquement dans le régime général et dans celui de la fonction publique ; dans les régimes complémentaires, cela justifie que les hausses des taux de cotisation se fassent par la hausse du taux d’appel. Et, contrairement à ce que proclame Friot, la retraite est aussi globalement un contrat social, entre les générations : chacune a droit à une retraite satisfaisante dans la mesure où elle a assuré une retraite satisfaisante à la génération précédente.

Aria:  Friot nous propose donc son projet de retraite, propre selon lui à mobiliser les travailleurs, plus que les propositions des syndicats, battus depuis 1987[2], battus d’avance en 2023, car ils ne sortent pas du système. L’âge de la retraite serait fixé à 50 ans (car, au-delà de cet âge, les salariés seraient marginalisés dans les entreprises). Le montant de la retraite serait celui du dernier salaire, remonté à 2500 euros par mois, le niveau du salaire moyen, s’il lui est inférieur, abaissé à 5000 euros s’il lui est supérieur. Les retraités ne quitteraient pas les entreprises ; non licenciables, ils y resteraient pour « auto-organiser le travail contre les directions ». Libérés de toute contrainte, mais productifs quand même, ils pourraient cependant choisir de changer d’entreprise ou de faire le tour du monde.

Peut-on s’opposer à un tel projet ? la retraite à 50 ans avec une retraite minimale de 2500 euros. J’ai honte de l’écrire, mais je suis un économiste. Quel est la cohérence macroéconomique de ce projet ? Quel serait le niveau de cotisation requise ? et la baisse de la production si les plus de 50 ans ne participaient plus à la production ?

Mais, l’objection principale est que l’autogestion des entreprises doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, de tous les travailleurs, et ne peut être confié aux plus de 50 ans, qui viendraient auto-organiser l’entreprise où ils ont travaillé ou une autre, à leur guise, cela sans obligation, ni limite[3]. Il ne peut y avoir deux statuts pour les travailleurs, selon qu’ils ont ou non dépassé 50 ans. Les salariés doivent pouvoir choisir le moment de leur retraite, mais, une fois retraités, et sauf cas très particulier, ils ne sont pas censés revenir dans les entreprises, quand bon leur semble, pour y jouer un rôle actif. Cette possibilité, que peu utiliserait, ne peut justifier une retraite si précoce. Les propositions de Bernard Friot n’ont aucun réalisme quant au fonctionnement des entreprises, quant à l’organisation du travail et de la retraite, ni en régime capitaliste, ni même dans un communisme envisagé.

Chorale : Je remercie les militantes et militants de Gap et de Briançon qui nous ont invités et reçus avec cordialité, qui ont organisés ces deux conférences avec efficacité. Il m’a cependant été difficile d’entendre Bernard Friot prétendre que chacun pourrait choisir librement ses activités, avec un salaire dépendant de sa seule qualification, que la retraite pourrait être à 50 ans, avec une retraite minimale égale au salaire moyen, que les retraités reviendraient dans les entreprises pour y auto-organiser la production. Ce projet imaginaire favorise-t-il la mobilisation actuelle contre la contre-réforme des retraites ? Il m’a été pénible d’être devant ce dilemme, le laisser développer ses thèmes, sans réagir, ou le contredire frontalement, au risque de désorienter l’auditoire et les militants.

[1] Pour accompagner la lecture de ce texte : https://www.youtube.com/watch?v=38TS7EOGo9A

[2] Ceux-ci et la résistance populaire ont quand même permis de maintenir le système de retraite e plus satisfaisant du monde, avec un niveau de vie des retraités équivalent à celui des actifs, avec un âge de départ relativement bas. 

[3] Friot exhibe un exemple : son propre cas où, retraité, il continue à collaborer à l’Institut Européen du Salariat. Est-il généralisable ?

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